3. Conclusion.

Duras, à partir du Square, a une façon bien à elle de gérer l’information romanesque, laissant en général le soin aux personnages d’en fournir la plus grande partie. Le procédé désagrège en quelque sorte la vision unitaire sur le monde et implique de la part du lecteur un mécanisme de grande reconstruction pour obtenir un savoir que d’autres inférences viendront déconstruire. La manière d’envisager l’étude de la gestion de ce contenu informationnel peut, comme pour les conversations authentiques, se faire à la lumière des « maximes conversationnelles » et des règles de politesse à condition de reformuler celles-ci en tenant compte de la spécificité du discours romanesque. Le principe de pertinence doit par exemple être revu en fonction de critères comme le sujet du roman, la place de l’information au sein du roman. Certains théoriciens nous avaient précédée dans cette voie, mais Pratt avait plutôt tenté, selon Lane-Mercier, de donner ainsi un statut pragmatique à la fiction romanesque et Maingueneau avait ouvert la piste, mais sans l’approfondir. Utiliser ces lois pour traiter de l’information romanesque permet d’envisager l’information sous le double aspect de quantité et de qualité préconisé par Todorov et de réarticuler par rapport à elles les deux manières dont la narratologie avait traité le problème, à savoir l’examen du statut du narrateur et surtout du focalisateur. Quant au troisième axe défini par Todorov, celui des sources, c’est la répartition des informations entre narrateur et personnages qui a permis de l’aborder.

Nous avons vu que le texte durassien était très transgressif par rapport à ces lois au point qu’on pourrait presque affirmer que Duras donne les informations qui habituellement sont tues dans un roman et tait ce qui habituellement est dit. Elle fait preuve d’une exhaustivité excessive par rapport à certains scripts, décompose le mouvement en une infinité de micro-actions, place entre l’inaccompli et l’accompli d’une action une série d’observations, mais tait la plupart des renseignements concernant le cadre spatio-temporel englobant, concernant l’identité du personnage, sa psychologie, son avenir et même son passé, qui ne fait le plus souvent l’objet que d’une reconstitution fragmentaire laissée à la mémoire.

Ainsi, l’abondance des transgressions place le texte durassien beaucoup plus dans l’implicite que dans le dit. Toute transgression communicationnelle, comme l’a remarquablement développé Kerbrat-Orecchioni dans L’implicite, amène des sous-entendus. Ceux-ci, dans le cadre romanesque, relèvent à la fois du diégétique et du statut global de la fiction. En fait, par cette façon de gérer l’information littéraire, Duras exige un travail interprétatif intense de la part de son lecteur qui doit reconstruire tout l'univers fictionnel dans la mesure où à l'exception de quelques indicateurs extérieurs, rien ne lui est fournit directement, à la manière de ce que Balzac, par exemple, pouvait faire. Mais Duras pousse le jeu plus loin : non seulement elle ne guide pas le mécanisme inférentiel, mais elle incorpore au sein de sa gestion un système de réévaluation rétrospective des inférences qui complexifie encore le travail du lecteur et casse ainsi toute idée de savoir constitué. L’acte fictionnel durassien, bien qu'il joue en permanence sur l’aspect valorisant du fait de « pouvoir comprendre Duras », est potentiellement menaçant pour la face positive du lecteur. En fait, il crée une classe de lecteurs qualifiés de durassiens, et à propos desquels Mertens (1989 : 111) a cette phrase assassine : « l’heure est soudain venue de lire Duras en dépit des durassiens », mais donne à entendre que l’auteur se moque en quelque sorte de son lecteur en ne répondant à aucune de ses attentes. La gestion de la politesse a aussi un rôle de provocation généralisée d’une part, par le non-ménagement des faces de l’auteur tel qu’il s’inscrit dans le roman et d’autre part, par la politesse représentée où la transgression opérée par les personnages rejaillit au niveau de la macrocommunication par une forme de transgression à la loi de décence. Nous retrouverons le problème de la gestion de l’information dans les deux chapitres suivants, d’abord dans celui qui traite de la stéréotypie, que nous avons choisi de dégager du chapitre strict de la gestion de l'information parce qu’il participe de manière plus globale encore à la communication entre l’auteur et le lecteur inscrits qu’à la gestion, relativement restreinte, du contenu informationnel, et ensuite dans le chapitre consacré aux normes, lesquelles traitent beaucoup plus de l’information idéologique.