Chapitre 2 : Stéréotype et stéréotypie.

Si nous avons choisi d’étudier le phénomène de la stéréotypie de manière autonome, alors qu’il aurait pu être étudié en liaison avec la gestion de l’information et/ou avec le phénomène de polyphonie, ou encore avec les dialogues de personnages, c’est parce qu’il occupe une place toute particulière dans le texte durassien et qu’il se révèle être un problème d’une grande complexité interférant sur tous les aspects du texte. Il recoupe, en effet, des phénomènes à la fois mentaux (stéréotypes d’inventio et de dispositio) et langagiers (stéréotypes d'elocutio) dont le simple repérage est déjà problématique. En outre, la stéréotypie a été prise comme objet d’étude par différentes disciplines : la stylistique l'étudie sous la forme « de clichés de style », la rhétorique sous la forme de « lieux communs », la linguistique sous la forme d’« expressions figées » et la pragmatique conversationnelle sous la forme de « routines conversationnelles », sans compter qu’elle est aussi un objet d’étude pour les sociologues et les anthropologues sous la forme de « rituels » et de « représentations ». Les critiques littéraires, les poéticiens de la lecture comme les esthéticiens de la réception ont également contribué à son étude en posant le problème de la valeur littéraire des clichés ou en montrant l’importance du lecteur pour le décodage.

Cette simple énumération fait déjà apparaître un flou terminologique que confirment Amossy et Dufays :

‘Dans le langage courant, on parle [...] de clichés ou de stéréotypes, de lieux communs ou d'idées reçues, plus rarement aujourd'hui de poncifs. Le partage des mots et des notions n'est pas clair (Amossy 1997 : 5-7).
On ne manque pas d'être frappé d'abord par l'abondance des mots disponibles pour désigner le concept. Stéréotype, cliché, lieu commun, poncif, topos, banalité, idée reçue, tous ces termes - et quelques autres - se renvoient l'un à l'autre dans une indifférenciation à peu près totale. On assiste donc ici à une singulière inflation synonymique qui semble trahir la difficulté de la langue à cerner une notion complexe (Dufays 1994 : 52).’

Ce flou terminologique est rejoint par un flou catégoriel. Ainsi, Amossy et Rosen (1982 : 13) insèrent, par exemple, « le lieu commun » dans l’inventio seule :

‘Le lieu commun, on le voit, se définit sur le plan des idées et des arguments - au niveau de l’inventio,’

alors qu’il pourrait être également classé, comme le fait Dufays, dans l’elocutio, dans la mesure où il caractérise un type de conversation.

Notre propos n’étant pas ici de faire une étude du stéréotype en lui-même mais bien de son utilisation dans le texte durassien, nous nous reposerons pour l’essentiel sur les différentes études d’Amossy et sur celle de Dufays qui a utilisé la notion dans sa liaison avec le phénomène de lecture. À l'instar de Dufays, nous utiliserons le terme de stéréotype comme appellation générique de toute une série de phénomènes tels que les clichés, les poncifs, les lieux communs, les expressions figées ou les banalités, termes entre lesquels il semble difficile d'établir une limite nette et définitive. À Amossy (1991 : 10), nous empruntons le terme de « stéréotypie » et sa signification : « perception que nous avons de cette activité généralisante et réductrice [qu'est le stéréotype] ».

Sur le plan de la catégorisation, nous distinguerons les « stéréotypes de pensée » correspondant aux catégories rhétoriques de l’inventio et de la dispositio et les « stéréotypes de langage » correspondant à celle de l’elocutio. Pour Dufays (1994 : 11), la dispositio relève du niveau thématico-narratif et l’inventio du niveau actantiel et idéologique, alors que l’elocutio relève du niveau linguistique et stylistique.

Nous consacrerons ce chapitre au phénomène de stéréotypie tel qu’il intervient plus spécifiquement dans la communication auteur/lecteur inscrits. Nous le retrouverons dans le chapitre consacré à la politesse pour les aspects qui concernent plus particulièrement le dialogue entre les personnages où des phénomènes de stéréotypie langagière interviennent en liaison étroite avec le ménagement des faces.

Le phénomène général de la stéréotypie joue un rôle non négligeable dans la communication entre auteur et lecteur inscrits. Selon Dufays (1994 : 8), « certains théoriciens, comme Charles Grivel, Michael Riffaterre et les théoriciens cognitivistes, sont même allés jusqu’à affirmer que les schémas stéréotypés constituaient les outils premiers de la lecture », autrement dit leur thèse consiste à dire que « comprendre un texte, [c’est] d’abord y reconnaître des stéréotypes » (Dufays 1994 : 12). Et il paraît évident qu’une partie d’un processus de lecture se trouve facilitée par les stéréotypes relatifs aux connaissances des lois du genre, des schémas traditionnels des grandes scènes, des types de personnages... Mais le mécanisme favorise aussi le processus d’émission ou de production du texte littéraire et l’on n’est pas loin de se retrouver dans l’une des fonctions que les conversationnalistes imputaient aux énoncés préfabriqués au sein des interactions authentiques pour lesquelles il avait été démontré qu’ayant fait l'objet d’une mémorisation antérieure, ils jouaient un rôle non négligeable dans la facilitation élocutive. Leur utilisation au sein du discours littéraire permet soit de simplifier l’information en laissant dans l’implicite du texte les éléments censés connus, au vu de leur caractère stéréotypé, soit au contraire de déjouer les attentes du lecteur. En outre, les stéréotypes appartiennent au patrimoine commun, à un fonds mental et langagier que des individus appartenant à une même culture se partagent et ils deviennent donc les indicateurs d'un savoir présupposé commun entre auteur et lecteur. Enfin, déjà au niveau de leur simple repérage, les stéréotypes réclament un lecteur qui soit à même de les identifier.

Mais le recours à la stéréotypie dans le domaine littéraire est souvent sujet à des évaluations dépréciatives. Or le texte durassien, résultat de cette communication entre auteur et lecteur inscrits, utilise abondamment toutes les formes de stéréotypie. Duras lors d’un entretien radiophonique (France Culture, 1968) déclare même avoir bâti une pièce entière, Le Shaga, sur les idées reçues. De nombreux critiques ont signalé l’apparition du phénomène de stéréotypie dans son oeuvre sans toutefois en faire l’étude systématique (ne sont étudiés ni les différents niveaux d’apparition, ni leur portée) ni surtout sans examiner leur intégration dans la signifiance de l’oeuvre. Ces critiques frôlent même parfois la contradiction tant ils nous montrent une Duras grande consommatrice de clichés et de stéréotypes, mais soucieuse dans un même temps de créer un langage personnel :

‘Elle s’installe [...] dans le bavardage, comme dans ces dialogues, en apparence minables et conventionnels, qu'échangent le voyageur de commerce et la jeune bonne du Square, qui, sous la politesse froide des lieux communs, mettent à nu deux solitudes inconciliables (Bajomée 1989 : 65-66).
[...] le matériau, banal en apparence, de ces écrits jonchés de stéréotypes s'inscrit encore et toujours dans la perspective globale d'un projet, d'une recherche d'être (Bajomée 1989 : 71).
Partout, les écrits désignent le désir d'échapper à la banalité du langage courant, d'inventer un autre langage [...] (Bajomée 1989 : 173).’

Nous verrons d’ailleurs en quoi le dégagement systématique des différents niveaux d’apparition du phénomène et l’utilisation des pistes ouvertes par Amossy et Rosen (1982) permettent de résoudre cette apparente contradiction.