1.2. Les stéréotypes de dispositio.

Ces stéréotypes relèvent, comme l'a montré Dufays, du niveau thématico-narratif. Ils répondent pour leur activation aux lois du genre d'une part, et d'autre part aux scripts (scénarios ou frames) inscrits soit dans la vie réelle, soit dans le texte littéraire, conformément à la division d'Eco (1985 : 102-104) qui distingue « les scénarios intertextuels » appris par la lecture d'autres textes et « les scénarios dits communs » provenant de la compétence encyclopédique du lecteur et servant à la représentation de situations de la vie quotidienne. Ces scripts qu'Adam et Revaz (1996 : 9) définissent comme des « séquences d'actions présentant un caractère stéréotypé » posent donc un problème relativement complexe. Des distinctions devraient se faire non seulement selon leur préexistence au sein de l'univers réel ou de l'univers fictionnel, mais aussi selon leur caractère général ou non. L'attitude durassienne à leur égard variera selon leur appartenance à l'une ou l'autre de ces sous-classifications. Nous avions déjà vu dans la partie consacrée à l'architextualité à quel point Duras déconstruisait tout espèce de rapport aux genres littéraires et donc de scénarios intertextuels.

Chez Adam et Revaz, l'exemplification des scripts correspond plutôt à ce que nous désignerions sous l'appellation des microscripts communs :

Des actions socioculturelles telles que « aller au cinéma ou au restaurant », « prendre le train » ou « faire des achats » comportent chacune une série d'actions conventionnelles, socialement stabilisées, dont l'ordre (chrono)logique est fixé. Ainsi lorsque nous voyons quelqu'un entrer dans un restaurant, nous pouvons en déduire une chaîne d'actions : s'asseoir à une table, lire le menu, choisir un plat, passer la commande, etc. La disponibilité, chez les participants d'une même culture, de tels « scripts » permet d'interpréter les actions d'un texte, même si celui-ci reste elliptique. Lorsque les actions se déroulent selon l'ordre canonique du script, il est inutile de les citer toutes, sous peine que le texte soit trop (et inutilement) redondant. Dans l'Institution oratoire, Quintilien tirait déjà clairement l'attention sur l'inutilité de certains développements :
 Je suis venu sur le port ; j'ai aperçu le navire ; j'ai demandé le tarif du passage ; on s'est mis d'accord sur le prix, j'ai embarqué ; on a levé l'ancre ; on a détaché l'amarre ; nous sommes partis ». Rien de tout cela ne peut être dit plus rapidement, mais il suffit de dire : « J'ai quitté le port en bateau ». Toutes les fois que l'issue de l'événement suffit à indiquer les faits antérieurs, nous devons nous contenter de ce qui fait comprendre le reste (Adam, Revaz 1996 : 19 ; nous soulignons).’

Les deux narratologues mettent donc l'accent à la fois sur le caractère conventionnel des actions incluses à l'intérieur de ces scripts, sur leur existence dans la vie réelle et sur la nécessité d'une connivence culturelle pour les restituer, mais ils insistent aussi sur le fait que ces actions doivent normalement rester dans l'implicite du texte. Nous avions déjà vu dans la partie consacrée à la gestion de l'information à quel point Duras dérogeait à cette règle rhétorique en développant toutes les actions de tels scripts.

Toutefois, le texte littéraire peut aussi (faire) apparaître des macroscripts ou scénarios, reliés à la notion de scène romanesque et qui font l'objet d'une double codification dans la mesure où ils s'inscrivent à la fois dans la vie réelle et dans le code littéraire. Ce double codage ne figurait pas pour les microscripts puisqu'ils étaient fréquemment l'objet d'une ellipse littéraire. Duras fracturera en profondeur la mise en texte de ces macroscripts. Pour illustrer le mécanisme, nous prendrons deux types de script abondamment activés par l'écriture durassienne : le script amoureux et la scène de rencontre, non nécessairement amoureuse.

Dufays (1994 : 89) a tendance à classer la séquence « histoire d'amour » dans ce qu'Eco (1985 : 103) appelle les scénarios flexibles dans la mesure où elle comporte « un grand nombre de fonctions et d'indices facultatifs (la jalousie, l'attente, la déclaration, l'étreinte, etc.) ». Toutefois, Durrer (1998 : 21-24), en s'appuyant sur les travaux des sociologues, des psycholinguistes et des littéraires a tendance à penser qu'il existe un script-amoureux type qui correspondrait donc à une « fabula préfabriquée », dans la terminologie d'Eco, mais qui, étant de même nature dans la réalité et dans les oeuvres de fiction, ne correspondent pas spécifiquement aux scénarios intertextuels. Pour elle, « le script amoureux prototypique s'articule en sept phases principales » :

‘1. Scène inaugurale
2. Confidence
3. Hésitations, doutes
4. Compliments
5. Déclaration d'amour
6. Partage, célébration mutuelle
7. Déclaration publique (Durrer 1998 : 23).’

Si nous tentons d'appliquer cette grille à un roman comme L'amant, nous constatons tout de suite les cassures opérées par Duras : la scène inaugurale de rencontre se retrouve dans le roman, mais elle inclut le compliment ; ensuite le texte passe directement au point 6 prenant la forme d'une relation sexuelle avec déclaration d'amour. Le texte durassien fait donc passer son lecteur très rapidement de la scène inaugurale à la scène érotique et au scandale. Ce passage rapide de la phase 1 à 6, tellement contraire au script amoureux, peut déjà constituer, pour le lecteur empreint de conformisme, un objet de scandale avant même qu'il n'apparaisse au sein de la diégèse. Quant aux autres romans durassiens, ils fonctionnent plutôt sur le mode du scénario absent, dans la virtualité d'un amour qui aurait pu être ou qui a été. Le script à peine convoqué est tout aussitôt refusé souvent par une forme de médiation absolue où les personnages principaux vivent leur histoire d'amour au travers de l'histoire des autres. Pierrot (1986 : 116), sans en démonter le mécanisme, mentionne cette impression d'histoire manquée, d'échec :

‘Il est vrai aussi que Moderato comporte l'esquisse d'un rapprochement physique qui est totalement absent dans Le square. Mais finalement nous resterons dans les deux cas sur la même impression d'incertitude, d'occasion manquée, d'échec.’

Les scènes de rencontre correspondent généralement à un phénomène de stéréotypie littéraire très forte comme le montre Schnedecker (1989 : 49-50) dans sa reprise de Coltier :

‘[...] si ces scènes s'organisent selon des cas de figure différents [...], elles confinent souvent au cliché, tant les dialogues y développent des contenus stéréotypés : les personnages y déclinent leurs nom, profession, âge, situation sociale ou familiale....’

Nous avons déjà vu à quel point, dans Détruire, la scène de rencontre entre Stein et Max Thor est très significative de la manière dont Duras use, en les déjouant, des stéréotypes de dispositio. Étudiée dans le chapitre sur la gestion de l’information, elle prouve à quel point Duras est consciente des stéréotypes d'écriture, mais elle les démolit, l'un après l'autre. Elle refuse généralement de donner l'âge du personnage, la profession n’est évoquée que sous forme négative et seul le nom de l’un des deux hommes est connu, mais il ne vient qu'après quatre pages de dialogue, l'autre reste, à ce stade, inconnu. La situation familiale d'un des deux personnages nous est livrée, et non celle de l'autre. Dès lors, l'horizon d'attente du lecteur est tout à la fois activé et déçu, puisque toutes les catégories mentionnées par Coltier sont appelées par le texte mais aucune information complète n'est donnée lors de la scène. C'est comme si Duras se jouait de son lecteur. Dans Le square, un processus analogue se met en place : le nom des protagonistes n’est jamais donné et ce n'est que très tardivement que l’on apprend la situation sociale et familiale de la bonne. Dans Moderato, la première rencontre Anne-Chauvin évite soigneusement ces données et ce n'est qu'à la fin de la scène de première rencontre que Chauvin nomme Anne Desbaresdes dans son image sociale :

‘- Vous êtes Madame Desbaresdes. La femme du directeur d'Import Export et des Fonderies de la Côte. Vous habitez boulevard de la Mer (Moderato : 31-32).’

Quant à Chauvin, il reste le grand inconnu de la scène. Comme Anne, le lecteur ne sait rien de lui, si ce n'est qu'il fréquente un café populaire. La seule question le concernant reste dans le flou le plus total :

‘- Vous travaillez dans cette ville, Monsieur ?
- Dans cette ville, oui (Moderato : 34).’

Un autre procédé tout aussi destructeur du stéréotype de la scène de rencontre est illustré par L'amante. Lors de la rencontre entre le romancier-intervieweur et Pierre Lannes, ce dernier décline son identité comme s'il s'agissait d'un interrogatoire de police :

‘- Je m'appelle Pierre Lannes. Je suis originaire de Cahors. J'ai cinquante-sept ans. Je suis fonctionnaire au ministère des Finances (Amante : 69).’

Procédant ainsi, Duras étale le stéréotype dans son paroxysme, celui de la fiche de police, et subvertit le code littéraire qui consisterait à distiller les informations tout au long de la scène. Le même procédé est utilisé, dix pages après la scène de rencontre, dans Détruire où, pour rappel, Stein découvre l'identité d'Élisabeth Alione ainsi que celle de Max Thor par le biais d'une fiche d'hôtel.

Non seulement Duras déjoue un stéréotype littéraire mais, en plus, cette façon de procéder montre à quel point l'identité sociale est un extérieur pour ses principaux protagonistes, à quel point tous ces renseignements ne servent à rien dans la connaissance de l'être.

Scène de rencontre encore, celle que présente L'amant entre la jeune fille et l'amant chinois dont le lecteur ne connaîtra même pas le nom. Cette scène, comme le dit Barbéris (1992 : 65), sollicite « en apparence les stéréotypes amoureux » de la « rencontre coup de foudre avec un homme riche » mais « la romancière interroge en profondeur le cliché » puisque « le désir n'est pas là où le placent les mythologies féminines », « il n'est pas appelé par la beauté ».

Mais Duras ne se contente pas de solliciter les stéréotypes de la rencontre. Dans certains romans comme La pluie (p. 45-46), elle en livre, par le biais du narrateur, le script au lecteur. Les paramètres sont les suivants : il s'agit d'une courte tranche de vie, les sujets de conversation abordés sont généraux, le travail, le climat, l'accent est mis sur la recherche consensuelle. Par ce recours au métadiscours, elle place une distance entre le stéréotype et elle, et travaille ainsi au « deuxième degré » du stéréotype. Notion dont Amossy (1991 : 78) nous démontre l'importance au XXe siècle puisque « se placer au second degré » c'est éviter une « consommation simple et saine », c'est surtout « faire face aux stéréotypes qu'on ne peut éviter en montrant qu'on n'est pas dupe » puisque « le second degré implique la distance, la prise de conscience et l'analyse ».

Il peut arriver que ce soit toute l'intrigue du roman qui relève de la stéréotypie de dispositio. Borgomano le signale pour l'intrigue de Moderato :

Le schéma de l'histoire se ramènerait [...] à une aventure entre un ouvrier et la femme du patron [...] (Borgomano 1993 : 20).

Quant aux Parleuses, il nous montre à quel point l'intrigue du Marin se rattache à la quête mythique de l'homme idéal. Duras parle même de la réaction de Queneau à ce propos :

‘M. D. - Elle se l'est posé, là, dans la vie, comme une sorte d'homme inatteignable, d'homme-Dieu.
[...]
M. D. - [...] quand j'avais donné le livre à Gallimard, le Marin, Queneau m'avait engueulée, très, très fort - j'en ai même pleuré -, parce qu'il disait que c'était du romantisme.
X. G. - Si on raconte l'histoire comme ça, si on dit, par exemple, c'est une femme qui voit, disons, un homme idéal comme si elle l'avait connu et qui le recherche partout, on peut dire que c'est romantique. [...]
M. D. - Je trouve que, dans le traitement, c'est très ancré dans le réel, Le Marin de Gibraltar (Parleuses : 66-67).’

Que ce soient les propos de Borgomano ou ceux de Duras, ils nous montrent à quel point le stéréotype sollicité est subverti par la manière dont il est traité : traitement réaliste d'une quête romantique, réalisation relevant de l'ordre symbolique du langage, d'une relation amoureuse associée à la mort.

C'est donc au niveau des stéréotypes de dispositio que Duras casse le plus les schèmes communs, véhiculés par la tradition littéraire. Mais, bien sûr, le phénomène de déconstruction présuppose que le lecteur puisse identifier la norme. Nous constatons donc que, selon la catégorie rhétorique dont relève le stéréotype, le traitement durassien est totalement différent. Pour les stéréotypes d'inventio, elle les resémantise, les utilise dans la problématique de son propre univers ; pour ceux de la dispositio, elle les appelle pour les détruire complètement, faisant ainsi de l'écriture un acte subversif de l'écriture et de la littérature.