2.2. Les fonctions narratives des stéréotypes d'elocutio.

Généralement, les critiques, comme le signale d'ailleurs Gelas (1988 : 323) à propos de l'ensemble des études consacrées au dialogue littéraire, réduisent l'utilisation des stéréotypes d'elocutio à la fonction d'une création d'un effet de réel. Mais, tous les stéréotypes d'elocutio de la vie courante ne sont pas reproduits dans le texte romanesque et ne sont pas placés indifféremment dans les bouches des personnages. L'auteur opère des sélections selon les romans et puis, selon le type de personnages, les positionne parfois à des places significatives au sein du roman. Ainsi ces stéréotypes assument-ils pour la plupart une double fonction : non seulement ils créent un effet de réel, mais en plus ils participent en profondeur, par les choix effectués par l'auteur, à la signifiance du texte.

La stéréotypie joue un rôle fondamental dans la création des personnages durassiens. Ainsi, comme nous l'avons vu, pour ses personnages principaux, Duras utilisera fréquemment le cumul d'expressions clichées d'ordre phatique. Ces personnages sont souvent des femmes vivant sur le mode de l'absence leur situation de bourgeoise, « femme de » et qui, lors d'un événement réunissant l'amour et la mort, vivent une véritable fracture de leur être social, situation qui est le sujet même du roman. L'intérêt de mettre cette accumulation de phatiques dans leur bouche est de montrer à quel point leur rôle social ne revêt aucune importance à leurs yeux, à quel point l'essentiel, la définition de leur être, est caché derrière ces formules vidées de sens et fait l'objet d'un indicible. Les phatiques vidés de toute charge informative rendent alors le vide que représente l'apparence sociale pour l'héroïne et leur accumulation au sein d'une même réplique est apte à repousser l'expression de l'essentiel qui est de l'ordre de l'indicible.

Certains personnages, les êtres détruits, ceux qui amènent la destruction sur le monde, se définissent par le recours à un langage dépourvu de stéréotypes d'elocutio. C'est ainsi que le père d'Ernesto pourra définir son fils comme celui qui ne parle pas comme tout le monde :

Le père : Voilà... Puis quand il parle voilà c'que ça donne. C'est pas « passe-moi l'sel ». C'est des choses que personne avait dites avant lui, personne, fallait l'trouver ça et c'est pas tout le monde... (Pluie : 30).’

Duras met dans la bouche d'un personnage l'explicitation d'une de ses techniques d'écriture. Ainsi fait-elle tout à la fois le travail de romancière et de critique littéraire.

En ce qui concerne les personnages sociaux, êtres de stéréotypes par excellence, Duras utilise deux techniques très originales. Tout d'abord elle incarne la doxa sous la forme d'une voix, celle du « on » qui commente à l'aide de lieux communs et surtout juge toutes les actions des personnages. Cette voix crée la rumeur, l'entretient et est présente dans tous les romans durassiens. Elle correspond parfaitement à la doxa telle que la définit Barthes :

‘L'opinion publique, l'Esprit majoritaire, le Consensus petit bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du préjugé (1975 : 51).’

Néanmoins, Amossy distingue la doxa du stéréotype dans la mesure où la connaissance d'un stéréotype ne présuppose pas une adhésion, alors que la conceptualisation doxale présuppose adhésion et croyance. L'expression doxale est donc essentiellement consensuelle et c'est bien ainsi que Duras la présente, en la plaçant sous la voix indistincte de locuteurs pluriels. Ce savoir doxal se transmet par un stéréotype d'elocutio : le « comment vous ne savez pas ? » du Consul (1966 : 137) qui sert d'amorce à sa transmission et qui connote un parfum de scandale94. Ensuite pour décrire les personnages sociaux, Duras utilise encore un autre type de stéréotypes d'elocutio, à savoir les phrases toutes faites correspondant à ce que pourraient prononcer un enfant, un enseignant, un curé ou à ce qu'on prononce habituellement dans un type de relations comme celles qui unissent le mari et la femme, la mère et l'enfant. Elles correspondent donc à une espèce de script verbal et stéréotypé dont le lecteur inscrit dispose par sa connaissance du monde réel. Ces expressions occupent chez Duras une fonction très importante, celle d'évoquer sans devoir les décrire soit un personnage social, soit la relation entre les personnages. Le procédé est simple et se base essentiellement sur la coopération avec le lecteur inscrit. Duras évoque le curé, le professeur ou la relation mère-enfant, mari et femme par une ou deux phrases stéréotypées. Au lecteur de puiser dans ses connaissances, dans sa culture pour compléter le portrait ou pour déterminer la nature de la relation unissant les personnages. Duras peut ainsi dire sans dire, laisser des blancs dans son écriture et le lecteur effectuera sa représentation à partir des stéréotypes d'elocutio. Ainsi la patronne de bistrot dans Moderato (p. 38) est-elle évoquée par deux expressions relevant de son métier : « Ce sera ? » pour prendre la commande et « dans mon métier... ». L'instituteur de La pluie prononce la phrase stéréotypée des enseignants qui refusent de s'entretenir plus longtemps avec un élève ou avec des parents, ou de manière générale qui refusent toute demande concernant un élève en particulier :

L'instituteur : [...] j'ai autre chose à faire moi, il y en a cinquante-six qui m'attendent là... (Pluie : 63).’

Pour le curé des Chevaux, le procédé est étendu à tout le discours. Le texte présente un stéréotype de l'argumentation religieuse :

‘- Ce n'est pas une déclaration devant l'Éternel qu'on vous demande de faire. Ce n'est rien. Une petite obligation que le bon Dieu approuve. Il faut la faire. Marie, mère de Dieu, l'aurait signée à votre place (Chevaux : 189).’

Et quelques lignes plus loin, les propos activent le stéréotype religieux du « bon pasteur » :

‘- Je me dois à tous les gens qui sont en difficulté, dit le curé. À toutes mes brebis également (Chevaux : 189).’

Quant aux expressions suivantes, elles relèvent du langage des bonnes :

‘- Vous me donnez l'argent pour les courses, s'il vous plaît ? (Chevaux : 17).
- Je peux prendre une heure ? demanda la bonne (Chevaux : 50).
- Me voilà, vous avez besoin de moi ? (Chevaux : 60).’

Une phrase stéréotypée sert à évoquer l'univers de l'immigré honnête qui a peur des écarts de son enfant dans une société qu'il ne maîtrise pas :

La mère, très gentille : N'empêche. Moi je veux pas aller à la prison.
[...]
Le père, à Ernesto : Combien de fois il faut te le répéter ? C'est puni le manque à l'école. Ça commence par les parents, ils vont à la prison et puis ça finit par l'enfant, il va à la prison lui aussi. Alors, à la fin des fins, ils sont tous à la prison. Et puis en cas de guerre, ils sont exécutés. Voilà (Pluie : 39).’

Enfin, certaines expressions visent à « typer » le parler populaire comme le « raconte voir » de La pluie (1990 : 28).

C'est par des stéréotypes d'elocutio aussi que Duras évoque certaines relations. Nous examinerons à titre indicatif la relation mère-fils, mais nous aurions pu examiner les relations parents-instituteur, ou les relations femme-femme ou encore la dispute au sein de la relation mari-femme... Elle est présentée comme quelque chose de très fort, de très puissant mais aussi de très accablant. Les stéréotypes reliés à la mère victime, accablée par sa maternité sont le « c'est un enfant difficile » prononcé par Anne Desbaresdes (Moderato : 8-9) ou la plainte de la mère d'Ernesto :

La mère : C'est-à-dire, Monsieur, qu'est-ce qu'on va devenir avec ça ? Sept. On en a sept ! Et moi j'ai envie de mourir chaque jour, voyez... (Pluie : 81).’

D'autres stéréotypes témoignent, chez la mère, d'un profond sentiment de culpabilité d'avoir donné la vie. Dès lors, celle-ci débordera d'un immense sentiment d'indulgence pour cet enfant qui « n'a pas demandé à vivre ». Anne Desbaresdes incarne aussi cette facette de la mère :

‘- Ils n'ont pas demandé à vivre, dit la mère - elle rit encore - et voilà qu'on leur apprend le piano en plus, que voulez-vous (Moderato : 73).’

Le dernier aspect de la mère évoqué par un stéréotype d'elocutio est celui qui consiste pour une femme à considérer son fils comme la seule réussite de sa vie :

La mère : [...] Dans toute ma vie, il n'y a que toi de positif, Ernesto (Pluie : 91).’

Mais Duras par son procédé d'analyse métadiscursif les réunit tous lorsqu'elle analyse dans L'Amant le discours de sa mère à propos de son frère :

‘Ma mère n'a jamais parlé de cet enfant. Elle ne s'est jamais plainte. Elle n'a jamais parlé du fouilleur d'armoires à personne. Il en a été de cette maternité comme d'un délit. Elle la tenait cachée. Devait la croire inintelligible, incommunicable à quiconque ne connaissait pas son fils comme elle le connaissait, par-devant Dieu et seulement devant Lui. Elle en disait de petites banalités, toujours les mêmes. Que s'il avait voulu ç'aurait été lui le plus intelligent des trois. Le plus « artiste ». Le plus fin. Et aussi celui qui avait le plus aimé sa mère. Lui qui, en définitive, l'avait le mieux comprise. Je ne savais pas, disait-elle, qu'on pouvait attendre ça d'un garçon, une telle intuition, une tendresse si profonde (Amant : 97-98).’

Toutes les facettes de la mère se trouvent réunies, de la culpabilité à la justification et à l'amour infini qui la relie à son fils.

Bien que les enfants durassiens parlent relativement peu, Duras dans Les chevaux reproduit plusieurs expressions enfantines, stéréotypées tant sur le plan de la thématique que de la syntaxe :

‘Le petit se débattit, rougit et se dressa contre la bonne.
- J'en veux plus, dit-il, c'est la plus méchante de tout ce qui existe (Chevaux : 50).
- Je t'aime plus grand que la mer, dit-elle.
- Et l'Océan ?
- Plus que l'Océan, plus que tout ce qui existe.
- Et tout ce qui existe pas ?
- Plus aussi que tout ce qui existe pas.
- Moi aussi, dit distraitement l'enfant, ce que je voudrais c'est un lézard rouge papa il dit que ça existe (Chevaux : 116).’

Il s'agit de la célèbre scène du « tu m'aimes comment ? » qui tout à la fois qualifie le langage enfantin, mais aussi la relation mère-enfant. Le saut du coq-à-l'âne fait également partie de ce type d'échange parce que l'enfant se trouve souvent gêné par l'expression de la dimension affective. L'intérêt pour le lézard, un peu fabuleux, relève aussi de la stéréotypie du langage enfantin.

Ernesto aussi exprime l'amour infini du fils pour sa mère, un amour sans jugement :

Ernesto : C'est pas pour toi que je dis ça. Toi tu peux m'embêter autant que tu veux, être abrutie autant que tu veux. (temps). C'est pour rien que je dis ça (Pluie : 90).’

Suit aussi la formulation du rêve de l'enfant pauvre qui voudrait pouvoir offrir à sa mère tout le luxe qu'elle souhaite. Mais Ernesto le présente comme un rêve brisé (Pluie : 91). Quant au rêve de la mère pour son fils, il sera formulé plusieurs pages après et rentre aussi dans la stéréotypie :

La mère : Tu peux pas faire le pompier avec ce que tu sais... (Pluie : 124).’
Notes
94.

Cette expression sert aussi de leitmotiv dans la chanson parodique de Gilbert Lafaille intitulée Le gros chat du marché qui dénonce le développement fallacieux de la rumeur.