3. Conclusion.

Duras réactive au sein de son oeuvre romanesque aussi bien les stéréotypes mentaux que les stéréotypes de langage. Mais le traitement qu'elle en donne relève de la déconstruction et n'est pas le même selon la catégorie à laquelle ils appartiennent. Les stéréotypes de pensée relevant de la dispositio sont tout à la fois activés et cassés systématiquement parce que Duras subvertit en profondeur toute la tradition littéraire, en partant de la catégorisation en genres dont chaque roman est la remise en question pour aboutir aux microscènes de présentation qu'elle casse complètement en utilisant la fiche d'identité. Pour les stéréotypes d'inventio, sans doute parce qu'elle sait qu'on ne peut y échapper, elle les utilise en les resémantisant pour renforcer la signification de son oeuvre. Ainsi n'est-ce pas un hasard si la représentation des femmes est la plus stéréotypée au sein de son oeuvre, puisque Duras veut montrer que la femme ne peut pas, dans le monde actuel, trouver sa propre voie ni son propre langage, qu'elle n'échappe ni aux catégories que l'univers masculin et bourgeois a créées pour elles, ni au désir masculin. Aussi sera-t-elle la mère ou la putain, la ravisseuse ou la « femme de », toujours sans identité. Quant aux stéréotypes d'elocutio, de nombreux romans étant l'histoire d'une rencontre et de conversations, Duras les active parfois même jusqu'à la saturation du texte, parce qu'ils font partie intégrante de la conversation qu'elle démonte. Toutefois, elle ne les place pas indistinctement chez tous les personnages. Ainsi l'héroïne utilisera-t-elle essentiellement des phatiques correspondant à sa difficulté de parler lors de la fracture, ou des lieux communs lorsque c'est sous son rôle social qu'elle est présentée. Par contre, les êtres de destruction comme Alissa, Stein ou Ernesto n'en utilisent quasiment aucun, à la différence des êtres sociaux. Quant au narrateur, il ne se sert des stéréotypes communs que pour les déconstruire. Mais Duras fait en sorte qu'il use d'une série d'expressions figées qui sont autant de véritables stéréotypes de l'écriture durassienne et qui font qu'elle peut être si facilement pastichée. Ces stéréotypes non seulement nous informent sur la conversation réelle, mais font aussi l'objet d'une gestion subtile entre leur fonction de vraisemblabilisation du dialogue de personnages et leur charge informative à l'égard du lecteur inscrit.

Duras casse aussi à ce niveau un certain nombre d'habitudes romanesques, n'hésitant pas à répéter des expressions stéréotypées, non informatives, ou à jouer sur les compétences socioculturelles de son lecteur à pouvoir réactiver un type de personnage, de relation ou de situation à la simple lecture d'une ou deux phrases extraites du script.

Duras, donc, déconstruit ou resémantise les stéréotypes communs, mais reconstruit parallèlement une stéréotypie personnelle référant à son propre langage. Procédant ainsi, elle s'associe à un certain courant contemporain qui souvent par le biais du théâtre active les stéréotypes jusqu'à saturation du texte afin de les subvertir et par eux de déconstruire toute forme de normes, de modes et d'idéologies. Ainsi, comme le démontre Perrin-Naffakh dans sa remarquable thèse sur le cliché :

‘Le cliché ne ressortirait [...] qu'à l'écriture, et à la pire. C'est en effet par lui que l'écriture trahit sa soumission aux normes, aux modes, aux idéologies ; c'est par lui qu'elle manifeste le mieux l'emprise de la société et de l'histoire sur le langage (Perrin-Naffakh 1985 : 219),’

alors que les emplois subversifs du cliché tels que le fait Duras participent en profondeur sinon à une écriture de la dérision telle que la nomme Perrin-Naffakh, du moins à une écriture de la destruction :

‘Une écriture de la dérision qui démonte et bafoue les clichés, constitue une sorte de rupture de contrat. Elle se pose en contestation de l'écriture elle-même, et, à travers l'écriture, en contestation de la société qui l'a sécrétée (Perrin-Naffakh 1985 : 219).’

Ces propos de Perrin-Naffakh traduisent, mieux que nous ne pourrions dire, la fonction idéologique profonde de la stéréotypie durassienne : une contestation absolue de l'écriture et de la société.