Chapitre 3 : Les normes des interactions.

Les oeuvres littéraires sont généralement susceptibles de refléter ou d'exprimer les normes sociales en cours au sein d'une société donnée. Qu'elles soient à prétention référentielle ou qu’elles soient plus purement fictionnelles, ces normes, éléments de l'idéologie, sont attribuables à l'auteur inscrit et se manifestent à travers les différents personnages du roman ou à travers le narrateur. Le roman peut alors aisément revêtir un aspect normatif important dans la mesure où, à la différence du texte théâtral, il dispose d'une instance narrative qui commente les interactions des personnages. La narratologie a répertorié cette fonction du narrateur sous le nom de fonction idéologique (Genette 1972 : 263) ou de fonction généralisante (Reuter 1991 : 63). Mais ce dernier n'a mentionné qu'un seul procédé pour les exprimer : « Cela prend souvent la forme de maximes ou de morales au présent de l'indicatif ». Or les techniques sont multiples et il nous a semblé intéressant de répertorier l'ensemble des procédés narratologiques ou linguistiques utilisés en général par le romancier, de voir en quoi Duras faisait preuve d'originalité notamment par un emploi très particulier de la négation et du « mais » et enfin d'esquisser une typologie des normes mentionnées par les romans durassiens.

Néanmoins, l’on pourrait se demander où réside l'intérêt spécifique d'une telle étude dans le cadre du texte durassien. La réponse se situe à un double niveau : tout d'abord pour Duras elle-même, cette étude permettra de montrer que même une oeuvre aussi subversive que la sienne incorpore des normes - même si elles sont implicites -, ensuite il nous a semblé que l'étude du romanesque pouvait aider à la connaissance des normes ayant cours dans les interactions de la vie quotidienne. Hymes, en établissant un pont avec les travaux de Habermas, Grice et Searle, les reliait d'ailleurs au concept de « compétence » :

‘[...] les membres d'une communauté linguistique ont en partage une compétence des deux types, un savoir linguistique et un savoir sociolinguistique, ou, en d'autres termes, une connaissance conjuguée de normes de grammaire et de normes d'emploi (1991 : 47).
L'une des vertus des théories de Habermas, Grice et Searle, une vertu qui n'est pas reconnue, est qu'elles ajoutent au « savoir que » et au « savoir comment » la question du « savoir qu'on doit » ou « qu'on ne doit pas ». C'est-à-dire qu'elles ouvrent la définition de la compétence de communication à des problèmes d'ordre éthique, du fait qu'elles postulent des normes (universelles) pour les actes de parole et pour le discours (1991 : 189).’

Les maximes conversationnelles de Grice tout d'abord, les lois du discours de Ducrot et de Kerbrat-Orecchioni, avec chez cette dernière l'élargissement aux règles de politesse, ont déjà tenté de définir des principes généraux (normes) de fonctionnement conversationnel, mais il paraissait intéressant de voir comment le romanesque en faisait état, de préciser les contenus et d'appréhender ainsi de manière plus concrète en quoi pouvait consister cette compétence en communication acquise depuis la plus tendre enfance, au point qu'on la croit innée et que l'on est tout étonné de constater que d'autres cultures réagissent différemment.

Mais, avant toute chose, il est indispensable de tenter de définir le concept de « norme ». Une première réponse vient de la sociologie et de la sociolinguistique :

‘[...] l'interaction sociale [...] est soumise à des principes généraux de structuration et de fonctionnement qui rendent possibles et facilitent la communication et les rapports sociaux. Ces principes sont de nature conventionnelle et appartiennent à plusieurs catégories : normes, règles et contraintes (Marc, Picard 1989 : 53),’

une autre, de la psychosociologie :

‘[...] il s'agit de ce qui paraît désirable, convenable dans telle société ou tel groupe particulier et dont la non-observance entraîne réprobation ou sanction. Ici norme est quasi synonyme de règle et chez les Anglo-Saxons de standart (par exemple exercer un métier, assumer ses devoirs familiaux). On rencontre donc une double idée de valeur et de pression sociales (Maisonneuve 1973 : 60).’

À ces définitions catégorielle, fonctionnelle et négative de la norme - sous catégorie des principes, moyen de faciliter la communication et cause d'exclusion en cas de non-respect -, il convient d'ajouter la distinction entre une norme au sens d'habitude et une norme au sens d'obligation, bien qu'Adam et Revaz (1996 : 22) dans une certaine mesure les lient :

‘[...] l'opinion commune voulant que ce qui se fait habituellement - le « normal » - soit ce qu'il faut faire - la « norme ».’

Aussi appellerons-nous norme interactionnelle, toute obligation ou toute habitude qui régit le comportement verbal, non verbal ou paraverbal des individus lors d'une interaction, et plus précisément lors des interactions verbales, et dont la transgression entraîne au minimum l'émotion et au maximum une mise à l'écart de l'individu, mais aussi toute obligation ou habitude qui régit l'interaction dans son ensemble. Et nous renoncerons, du moins provisoirement, à la division normes, règles et contraintes dont Marc et Picard (1989 : 55-56) montrent l'extrême proximité en disant que « la notion de règle est souvent synonyme de celle de norme » et qu'« un même principe peut relever de plusieurs catégories ». Ils en donnent l'illustration suivante :

‘[...] ainsi, le fait de ne pas couper la parole à son interlocuteur et de ne pas parler en même temps que lui est à la fois une norme de politesse, une règle conversationnelle rendant possible l'échange (qui sinon devient chaotique) et une contrainte qui relève du savoir-faire conversationnel dans le sens où elle facilite l'expression alternée des locuteurs.’