1.2. Les procédés linguistiques.

1.2.1. Les « évaluatifs »99.

Duras recourt très peu aux lexèmes évaluatifs pour indiquer l'existence d'une norme d'interaction puisque les différents narrateurs de ses romans préfèrent très souvent rendre compte des événements ou des propos sous une apparente neutralité dont témoigne à merveille l'omniprésence du verbe « dire » pour retranscrire les propos des personnages. Quant aux divers personnages, ils se gardent de juger les autres. Ce rôle est assigné à la voix anonyme et collective qui fonctionne en censeur absolu. Sur sept romans100 examinés plus précisément sous cet angle, neuf cas seulement d'utilisation d'adverbes évaluatifs non dérivés d'adjectifs apparaissent pour exprimer une norme interactionnelle (nous soulignons) :

  1. On est un peu plus aimable avec elle [Lol] qu’il ne faudrait, que le propos ou ses réponses ne le réclament (Ravissement : 143).

  2. Elle [Lol] rit un peu trop, donne trop d'explications (Ravissement : 146).

  3. Ils [Tatiana et J. Hold] parlent peu (Ravissement : 64).

  4. Il découvre qu’il ne sait rien d’elle, ni son nom, ni son adresse, ni ce qu’elle fait dans cette ville où elle l’a trouvé. Elle dit : c’est trop tard maintenant pour le savoir (Yeux : 54).

  5. Du temps passe encore.
    L'instituteur se met à fortement se taire. [...] Puis du temps passe encore. Et personne ne bouge encore (Pluie : 67).

  6. Tatiana Karl n'a pas coupé ses cheveux, elle a tenu la gageure d'en avoir trop (Ravissement : 59).

  7. Dans le désastre qu’il vit en ce moment même, reste l’appareil des habits d’été, trop chers, trop beaux, [...] (Yeux : 25).

  8. Il [Charles Rossett] a beaucoup dansé avec elle [Anne-Marie Stretter] déjà [...] (Consul : 122).

  9. Gina cria à Sara de venir se baigner avec elle. Mais elle était beaucoup trop loin et Sara rejoignit Diana (Chevaux : 67).

Ces neuf exemples utilisent des adverbes d'intensité (fortement, un peu, peu, trop, beaucoup, encore) appartenant à la catégorie des évaluatifs. Ils présupposent, comme le montre Kerbrat-Orecchioni (1980 : 86-87) lorsqu'elle associe ce type d'adverbes à son analyse des adjectifs évaluatifs, une norme d'évaluation et sa représentation par le locuteur :

‘[...] l'usage d'un adjectif évaluatif est relatif à l'idée que le locuteur se fait de la norme d'évaluation pour une catégorie d'objets donnée. [...] De même, l'utilisation de « un peu » dans « j'ai bu un peu de vin » (par opposition à la quantification objective de « j'ai bu un pot de vin ») est relative :
(1) à l'objet que « un peu » quantifie ;
(2) à l'idée que le sujet se fait de la norme quantitative [...].
- Il convient d'insister sur le fait que la norme d'évaluation présupposée par l'utilisation de ces termes est doublement relative.’

À ces affirmations, il nous semblerait toutefois devoir ajouter, dans une perspective dialogique101, que ces types de mots présupposent un consensus culturel implicite, au niveau de la norme, entre le locuteur et l'allocutaire. Ce consensus s'avérera fondamental pour l’interprétation d'un tel type d'énoncé. Une phrase comme « j'ai bu un peu de vin » peut référer à des réalités bien différentes allant de l'absorption de quelques gorgées à celle d'un verre ou deux. Dès lors, pour interpréter le contenu de la norme évoquée, ce procédé joue sur la connivence auteur-lecteur inscrits. La norme reste donc implicite.

Les cinq premiers exemples évoquent des normes conversationnelles. Le premier mentionne une norme concernant l'attitude des interlocuteurs. Il semblerait qu'il y ait une norme quantitative d'amabilité et qui serait à relier à la teneur des propos. À première vue, l'excès d'amabilité pourrait paraître paradoxal. Aimable, à la différence d'obséquieux, est connoté positivement102. En fait, l'excès d'amabilité serait à rapprocher de la componction et dès lors dérogerait à la norme éthique d'égalité présupposée par les philosophes :

‘Dans toute conversation, dans tout dialogue, chacun considère, en principe l'autre homme comme également capable de vérité et libre, donc le considère comme un égal. Un dialogue, une discussion ne peuvent avoir lieu qu'entre égaux. Il faut que chaque participant à la discussion se sente et se trouve avec l'autre ou les autres sur un pied d'égalité. Chacun, en effet, doit être présupposé pouvoir dire quelque chose de juste et de vrai (Conche 1990 : 38).’

La norme d'amabilité est signalée, mais la réalité désignée est laissée à l'interprétation du lecteur, à sa compétence culturelle. La réalité évoquée par le texte varie alors d'une culture à l'autre, d'un milieu social à l'autre, d'une époque à l'autre.

Le deuxième exemple fait référence à deux normes, l'une concerne le rire dont l'excès est signe de malaise et l'autre concerne la quantité d'explications à fournir et est donc en liaison avec la loi d'informativité. Mais là encore, seule est présupposée l'existence d'une norme quantitative en ces domaines, et c'est au lecteur d'imaginer le contenu quantitatif réel.

Les troisième et quatrième exemples réfèrent au rapport amoureux : l'un pour signaler une norme de quantité concernant les paroles prononcées ; l'autre, l'existence d'une norme temporelle dans le déroulement de l'histoire conversationnelle qui se tisse entre deux êtres. Le lecteur peut facilement restituer, par sa compétence culturelle, le comportement normé : les informations sur l'autre doivent être demandées au début de la rencontre.

Quant au cinquième exemple, l'utilisation répétée de l'adverbe « encore » marque une dérogation à une norme de clôture. Les parents avaient rendu visite à l'instituteur d'Ernesto. Un silence s'était instauré, auquel le père avait réagi par une question « Vous n'avez plus besoin de nous, Monsieur ? » (Pluie : 66). L'instituteur avait répondu par un « non ». L'enchaînement « normal » aurait été de partir après avoir salué. Mais les parents restent, ce que souligne l'adverbe « encore ». Le cadre global de l'interaction est « une visite », c'est donc, comme le signale Traverso (1996 : 81), aux visiteurs à entamer le processus de clôture de l'interaction.

Les exemples (6, 7, 8) signalent une norme qui s'écarte du conversationnel, mais qui rentre dans l'interactif. Tatiana a « trop » de cheveux. Comment peut-on, sur le plan de la réalité, avoir trop de cheveux ? Duras précise immédiatement après que « ses cheveux sont trop longs ». Faut-il associer les deux ? L'interprétation de la norme reste floue. Par contre, le jugement que présuppose l'adverbe « trop » est à interpréter par rapport au symbolisme général de la chevelure relié à la sensualité et à sexualité - que l'on songe à Baudelaire ou à l’oeuvre de Maeterlinck Pelléas et Mélisande. Dès lors, cette chevelure, appartenant à ce que Kerbrat-Orecchioni (1990 : 137) désigne comme signes « statiques » à l'intérieur de la catégorie des « signes corporo-visuels, de nature non verbale », se révèle être particulièrement informative sur la nature même du personnage de Tatiana. L'exemple (7) signale l'existence d'une norme dans le même domaine que le précédent mais cumule les adverbes et les adjectifs évaluatifs, ce qui obscurcit considérablement la connaissance de cette norme. Déjà « cher » et « beaux » présupposent au minimum deux normes (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 89) mais, quand ils se cumulent à « trop », faut-il interpréter cette norme comme un absolu ou comme un relatif ? Quel sens aurait alors cet absolu ? De quel ordre serait le relatif : serait-ce « trop chers » ou « trop beaux » pour la situation ? Peu probable à notre sens. L'avant-dernier exemple parle d'une norme concernant la danse. Il semblerait donc que dans le cadre mondain, le nombre de danses que l'on puisse effectuer avec un inconnu soit codifié. Danser une fois avec chaque personne semblerait être la norme. Dépasser ce stade, un sens implicite est à inférer et la danse devient signe de « drague » ou de « rapport intime » ; inférence que ne manquent pas de faire les personnages présents à la « réception de l'ambassadrice ».

Quant au dernier exemple, s'il est clair qu'il nous signale l'existence d'une norme spatiale, il est difficile de déterminer si elle est d'ordre conversationnel (Gina est trop loin pour que Sara puisse l'entendre) ou interactionnel (Gina est trop loin pour que Sara ait l'envie ou la possibilité de la rejoindre).

Sur le plan interactionnel, les adverbes « évaluatifs » signalent donc une norme concernant le moment de la conversation (4), la quantité de paroles lors d'une interaction (2 et 3), l'attitude des interactants (1, 2, 5, 6, 7, 8) et enfin l'espace (9). Ces normes, si elles sont signalées explicitement par des outils linguistiques, restent implicites quant à leur contenu et font appel pour leur interprétation aux compétences culturelles du lecteur inscrit. Les occurrences relevées sont certes peu nombreuses, mais très significatives.

À côté des adverbes purs, Duras recourt à quelques adverbes d'origine adjectivale. Nous les classerons avec les adjectifs évaluatifs présupposant une norme interactionnelle dans la mesure où ce n'est pas leur nature adverbiale à proprement parler qui les prédispose à l'expression d'une norme, et que l'adjectif correspondant jouerait le même rôle (nous soulignons) :

  1. Je préfère qu’on en reste aux conjectures habituelles, qu’on cherche dans l’enfance, dit l'ambassadeur (Consul : 42).

  2. Sa mère fit part à Lol de la singulière démarche du passant (Ravissement : 31).

  3. Tatiana me rappelle l'invitation de Lol pour après-demain lundi. Inepte invitation. On dirait qu'elle veut faire comme les autres, dit Tatiana, se ranger (Ravissement : 128).

  4. Elle [Lol] m'a souri, du fond du salon de thé, d'un sourire charmé, conventionnel, différent de celui que je lui connais (Ravissement : 129).

  5. Elle [Lol] m'a accueilli presque poliment, avec gentillesse (Ravissement : 129).

  6. Ensuite Ernesto aurait bien voulu encore vérifier auprès de son père mais curieusement le père s'était défilé, il s'était débarrassé du problème, il avait dit qu'il fallait croire ce qu'avait dit l'instituteur (Pluie : 17).

La plupart des exemples réfèrent à une « norme-habitude ». Le premier exemple indique que l'explication d'un comportement déviant se cherche habituellement dans l'enfance, le deuxième signale qu'il n'est pas habituel de demander en mariage une jeune fille perturbée après l'avoir rencontrée une seule fois dans la rue. L'emploi de l'adjectif « conventionnel » dans l'exemple (4) indique qu'il s'agit du sourire non expressif utilisé généralement pour accueillir les gens. L'adverbe « curieusement » montre l'anormalité du comportement du père, qui d'habitude est le garant de la vérité pour l'enfant. L'exemple (3) où l'invitation de Lol est qualifiée d'« inepte » mentionne de manière explicite l'existence d'un comportement habituel chez les gens, mais qui ne devait pas être celui de Lol. Dans la suite du récit, l'adjectif « inepte » prendra tout son sens puisque le lecteur sera informé de l'incongruité d'une invitation où aucun invité ne comprend la raison de sa présence ni de celle des autres (Ravissement : 145). L'adjectif fonctionne alors comme une anticipation narrative. Quant à l'adverbe « poliment » nuancé de presque, il fait référence à une norme dans l'accueil. Si ces normes restent implicites, elles font l'objet d'un travail interprétatif beaucoup moins grand de la part du lecteur que les précédentes. Pour tous ces exemples, le cotexte contribue largement à les établir.

Certains verbes subjectifs réfèrent à une norme, et dans ce cas l’affectif peut s’ajouter à l’évaluatif. Ce sont soit des verbes que nous appellerons avec Kerbrat-Orecchioni (1980 : 103) des verbes locutoires, soit des verbes qui caractérisent le perlocutoire :

‘[...] elle se doit de rester là pour dire bonsoir, il est devant elle - cela jette un froid, les gens s'arrêtent -, il ne voit rien, il s'incline, elle ne comprend pas [...]. Elle fait la grimace, elle sourit, elle dit :
- Si j'accepte je n'en finirai plus, et je n'ai plus envie de danser...
Il dit :
- J'insiste (Consul : 142 ; nous soulignons).
Plusieurs fois il y avait eu des plaintes dans la commune : des nouveaux arrivants à Vitry, qui s'indignaient qu'on puisse traiter des enfants comme elle traitait les siens (Pluie : 48 ; nous soulignons).’

Un texte comme Moderato accumule ce type d'expressions. Ainsi, aux pages 27 et 49, les clients « s'étonnent » de la présence d'Anne dans ce café populaire, alors qu'à la page 50, c'est Anne elle-même qui « avoue » regarder les hommes se rendant à l'usine. L'acte est doublement transgressif puisque non seulement sur le plan strict des relations interpersonnelles, une femme ne regarde pas les hommes, et qu'en plus des paramètres sociaux viennent aggraver la transgression. En fait, il ne s'agit plus uniquement d'une femme regardant des hommes, mais d'une bourgeoise regardant les ouvriers de son mari. Et comme l'indique Barbéris :

‘Anne multiplie des transgressions qui sont autant de signes avant-coureurs de la faute : premier indice, le retour sur le lieu du meurtre. [...] Anne est déplacée dans ce café populaire : sa présence étonne les ouvriers, surpris d'avoir parmi eux la femme de leur directeur. Surtout la commande de vin tranche sur les usages du milieu bourgeois. Chez une femme d'abord, qui plus est chez une femme du monde, la consommation d'alcool est objet de scandale. [...] Troisième faute par rapport aux règles de la bienséance, la conversation engagée avec un inconnu sur le sujet délicat du crime passionnel [...] (1992 : 21).’

Anne, la mère d'Ernesto et le vice-consul sont des êtres de transgressions. Le scandale qu'ils suscitent est notamment marqué par des verbes insistant sur l'effet que provoquent leurs actes. Les autres verbes sont des verbes locutoires comme « s'indigner » ou « insister » ou comme le verbe « oser » qui, dans cet exemple de L'amant, en reçoit quasiment le statut :

‘Lui, il continue encore, il me dit, il ose : votre mère est fatiguée, regardez-la (Amant : 60 ; nous soulignons).’

Un chinois, dans le contexte colonial, ne peut pas refuser une demande de blancs et encore moins leur formuler le reproche de négliger leur mère.

Les termes évaluatifs servent donc à suggérer des normes interactionnelles et conversationnelles. Mais ce procédé, même s'il réfère à des formulations implicites privilégiées par Duras, reste assez rare parce qu'il contrevient au regard objectif que le narrateur semble porter sur les actes ou les propos des personnages qu'il met en scène, laissant au lecteur le soin de juger leur comportement.

Notes
99.

Kerbrat-Orecchioni 1980.

100.

L'amant, Les chevaux, Le consul, Moderato, La pluie, Le ravissement, Les yeux.

101.

Telle que la définit Kerbrat-Orecchioni (1990 : 15).

102.

Et même l'expression « vous êtes trop aimable » ne réfère pas à un excès, mais doit être comprise comme survivance de l'emploi de « trop » en Ancien Français qui pouvait prendre le sens de « très ».