2. Classification des normes.

‘Cette compétence [communicative] est en grande partie implicite : Chomsky le dit déjà de la compétence linguistique, mais c'est encore plus vrai des règles proprement interactionnelles [...] dont l'existence échappe généralement à la conscience des utilisateurs, et que l'analyste a précisément pour tâche d'expliciter [...] (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 35).’

Il s'agira d'un essai de classification des normes conversationnelles ou interactionnelles, telles qu'elles apparaissent dans les romans de Duras. Vouloir classifier les normes est peut-être se laisser entraîner par ce que Mitterand (1980 : 218) appelle une « manie taxinomique de grammairien », mais c'est aussi partir du postulat suivant : le romancier est un fin observateur des mécanismes conversationnels, il peut donc à ce titre faire « voir » - au sens guillaumien du terme où le « voir » devient un « comprendre » - les « lois » auxquelles, de manière presque inconsciente, nous obéissons lorsque nous rentrons en interaction avec d'autres. L'observation du dialogue littéraire et plus particulièrement du dialogue romanesque a, sur celle des conversations réelles, l'immense avantage de bénéficier du travail narratif qui souligne ou commente normes et transgressions. Mais le romancier opère une sélection dans le réel et ne sélectionne que les normes qui lui paraissent importantes pour sa fiction ; aussi, par rapport au réel, cette classification ne pourra-t-elle être que parcellaire et orientée. Il s'agira donc d'une classification de ce que Duras conçoit comme normes et qui devrait être complétée - et vérifiée - par l’analyse d'autres romanciers et par les observations des interactionnistes pour pouvoir contribuer à une meilleure connaissance des normes régissant les interactions authentiques.

Notre typologie reposera sur quatre grandes catégories : les normes régissant le contexte social, le contexte relationnel, le contexte interactionnel et la conversation. Ainsi, une conversation familière (pour reprendre le cas envisagé par Traverso) se produit dans un cadre interactionnel de visite. Celle-ci s'inscrira dans l'histoire conversationnelle des participants, que Traverso (1996 : 29) définit comme une unité de rang supérieur à l'interaction. Cette histoire définit le contexte relationnel, qui n'est pas indépendant du social. Le contexte interactionnel est le cadre général (visite, réception...) dans lequel s'inscrivent une ou plusieurs conversations ; le contexte relationnel est le cadre où s'inscrivent les habitudes interactionnelles des partenaires : il les définit, mais elles le définissent aussi. Cette relation interpersonnelle, pour reprendre le terme utilisé par Kerbrat-Orecchioni (1992), s'inscrit elle-même dans un contexte plus vaste qui est celui des rapports sociaux. Le terme interaction est le terme qui, des quatre, peut revêtir le plus d'ambiguïté puisque, comme Vion (1992 : 145) le signale, il peut « désigner aussi bien le phénomène général de l'interaction verbale que telle interaction particulière mettant en présence des acteurs particuliers ». Pour notre part, nous réserverons le terme d'interaction au cadre général et pour l'interaction verbale particulière, nous emploierons tantôt le terme de conversation, de dialogue ou d’échange. Plus loin (p. 149), Vion signale que « nous ne pouvons pas concevoir l'interaction comme une unité de premier rang, c'est-à-dire une entité autonome qui ne s'intégrerait pas dans un ensemble plus vaste ». À notre avis, il faudrait plutôt dire dans des ensembles plus vastes : le contexte relationnel et le contexte social. Nous fonctionnons donc dans un modèle d'inclusion. Le contexte social inclut le contexte relationnel qui inclut le contexte interactionnel, lequel enfin inclut la conversation.

Si la différence norme-obligation et norme-habitude est présente à l'intérieur de toutes les catégories, elle ne fera cependant pas l'objet d'une distinction systématique. Comme le signalent Adam et Revaz (1996 : 22), « [...] l’opinion commune voulant que ce qui se fait habituellement - "le normal" - soit ce qu’il faut faire - "la norme" ». Une autre distinction, entre ce que nous pourrions appeler les « normes fictionnelles » et les « normes réelles », apparaîtra parfois au fil de notre typologie. Par normes fictionnelles, nous entendrons une série de normes-habitude qui ne relèvent que de l'univers créé. Ainsi, si dans un roman, le romancier indique que « Paul sort tous les jours à cinq heures », cette sortie devient une norme-habitude pour Paul et pour les autres personnages. Si d'aventure, un jour, il ne sort pas à 5 heures, il transgressera ses habitudes et cette transgression étonnera ou amènera un événement insolite. Si les causes ne sont pas exprimées, elle poussera le lecteur à faire une série d'inférences par rapport à l'événement inhabituel. Ainsi, dans l'univers fictionnel, les personnages ont-ils l'habitude de fonctionner de telle ou telle manière, et se crée une espèce de norme romanesque qui définit la conversation et les habitudes relationnelles et interactionnelles. Ces normes n'existent que par rapport au roman et ne peuvent être transférées directement, comme saisies du réel par rapport auquel elles peuvent même fonctionner en totale discordance.

La classification que nous tentons de faire n'aura aucune prétention à l'exhaustivité mais devra plutôt se lire comme une tentative d'expliciter et de concrétiser ce qui jusqu'à présent faisait partie des savoirs d'imprégnation et était donc très peu transmissible :

‘Ces normes sont en fait nombreuses et variées : des normes orthographiques, aux manières de se tenir nous avons tout un ensemble de « règles » qui se différencient quant à leur caractère implicite ou explicite, quant à leur degré de généralité ou de spécialisation. Certaines font l'objet d'un apprentissage explicite au niveau de l'institution scolaire. C'est le cas des normes orthographiques ou de la manipulation de quelques formes textuelles telles que la rédaction, la dissertation, le commentaire composé, ou le résumé. D'autres, comme « l'art de converser », de discuter, ou la manière de se comporter dans une réunion, ne font généralement pas l'objet d'une explicitation de sorte que leur apprentissage s'opérait par « imprégnation » (Vion 1992 : 71).’

Tous les paramètres qui rendent très complexe l'approche de ces normes se trouvent signalés par Vion : la limite difficile à établir entre règles et normes - présentées ici comme synonymes -, le degré de généralité ou de spécialisation auquel il faut se situer, leur absence de l'institution scolaire actuelle pour les normes relevant des compétences en communication. Vion signale l'intérêt qu'il y aurait à tenter de les expliciter, parce qu'elles pourraient alors faire l'objet d'un savoir transmissible, comme à l’époque des Arts de conversation ou de manuels d’éducation pour jeunes filles. Actuellement, une certaine mode fait resurgir les manuels de politesse. Le cas de Je vais t'apprendre la politesse...  de Jean-Louis Fournier est un parfait exemple de ce retour, parfois teinté d'ironie.