2.3. Les normes concernant l'interaction.

Dans les romans durassiens, certaines interactions, par lesquelles la romancière tente de caractériser l'histoire conversationnelle de ses personnages, prennent la forme d'un véritable rituel avec ses caractéristiques répétitives : une temporalité et un comportement fixes. Telles sont, par exemple, les interactions entre Anne et Chauvin, les rencontres entre le jeune homme et la jeune femme dans Les yeux, mais aussi les rencontres entre le vice-consul et le directeur du Cercle. Pour certaines, c'est une forme de temporalité relativement fixe qui est mise en évidence :

‘Le directeur attend le vice-consul ce soir aussi, comme chaque soir (Consul : 82).
Elle arrive ce soir-là plus tard que d’habitude (Yeux : 99).’

Pour d'autres, ce seront plutôt des normes comportementales :

  1. Elle a repris sa place d'endormie sous la lumière. Elle a remis la soie noire sur son visage. Elle ne s'est pas excusée (Yeux : 100-101).

  2. Ludi parlait à Jacques de ses regrets d'avoir une femme pareille, sourde à tout argument. Jacques l'écoutait comme toujours (Chevaux : 48).

  3. C'est un homme qui ne se demande pas pourquoi, ce soir, il peut souffrir ce corps si près du sien. Qui ne se demande jamais le pourquoi de son état [...] (Yeux : 131).

Le premier extrait témoigne du fait que, lorsque les interactions se répètent, il peut y avoir une place habituelle réservée aux interactants. Et en effet, dans les interactions quotidiennes, apparaissent souvent des formes d'habitude concernant le placement de chacun : les places à table, le fauteuil du père... Ces places deviennent des places de droit, objets de codification dans le groupe, et quiconque y dérogerait, enfreindrait une norme de fonctionnement ou remettrait en cause certaines formes d'autorité. Il est fréquent d'ailleurs qu'un nouvel arrivant demande aux autres s'il ne prend pas leur place. Des symboles l’aident souvent dans sa tâche, notamment concernant les places à table : les serviettes munies d'anneaux portant le nom des membres de la famille désignent a contrario les places restant libres pour les invités.

Le deuxième extrait réfère plutôt à la place occupée au sein de l'interaction verbale où l'un est celui qui parle et l'autre plutôt celui qui écoute. Toute transgression à ces places physiques ou conversationnelles constitue une offense à l'autre, une cause de conflit, pas toujours explicable d'ailleurs à quelqu’un d’extérieur.

Le troisième extrait montre comment une attitude conversationnelle peut devenir définitoire de l'être.

Certaines normes dépassent le cadre d'interactions particulières liées à une société donnée pour atteindre une portée plus universelle :

‘- Je l'ai accompagné à son avion. Ce sont des moeurs internationales (Yeux : 94).’

Tous les types d'interaction ne sont pas représentés dans l’oeuvre durasienne. L'interaction commerciale à but utilitaire n'y est que très peu présente, par exemple. En fait, les deux grands cadres interactifs conventionnés qui se retrouvent à haute fréquence sont la visite et la réception mondaine. Ce seront les interactions pour lesquelles Duras indiquera les normes de façon assez systématique. Toutes les deux se subdivisent, théoriquement du moins, en trois moments : l'ouverture, le corps et la clôture. Les autres interactions sont beaucoup moins conventionnées, donc beaucoup plus libres dans leur structuration, et sont soit reliées à l'institution sociale (famille, école, le café), soit au cadre relationnel (l'amour, l'amitié, relation patron-domestique). Des normes concernant la tenue vestimentaire peuvent néanmoins y être données comme dans cet exemple de L'amante :

‘J'ai trouvé qu'il avait l'air fatigué et qu'il était un peu fatigué dans sa tenue - lui toujours si correct. Il portait une chemise bleue un peu sale au col. Je me souviens, je m'en suis fait la réflexion. Je me suis dit : tiens, qu'est-ce qu'il y a ? (Amante : 13).’

L'exemple offre l'intérêt de montrer à quel point toute transgression à une norme-habitude dans la tenue vestimentaire force l'autre à faire des inférences et que cet aspect assez statique de la personne joue dans l'appréhension de l'autre. Toutefois, les remarques de ce type ne sont pas très fréquentes dans le texte durassien qui insistera plutôt sur les normes reliées à l'institution sociale ou au cadre relationnel dont ce type d'interaction dépendra.

Bien sûr, une certaine interpénétration peut se produire due au système d'inclusion existant entre les niveaux sociaux, relationnels et interactionnels. Ainsi, la visite peut se faire chez des amis et la rencontre amoureuse ou sentimentale peut avoir lieu lors d'une visite.