2.4. Les normes de conversation.

Chez Duras, la plupart des interactions prennent la forme d'interactions verbales133 et donc de conversations. Le fait même de converser semble déjà présenter un caractère obligatoire. Il est la conséquence d’obligations familiales ou de voisinage, auxquelles la mère de La pluie tente par ailleurs d'échapper :

‘À Vitry la mère ne voulait pas avoir des obligations de conversation ni avec les gens de Vitry, ni avec ceux de la famille (Pluie : 46).’

Si l’on peut comprendre comment elles se contractent entre voisins et comment on peut y échapper en refusant toute interaction avec eux, on voit moins comment échapper au caractère obligatoire des conversations familiales.

Bien sûr, ces conversations ne sont pas caractérisées par leur profondeur dans la mesure où elles assurent essentiellement la confirmation du lien social. Un exemple de L'amante témoigne de leur nature et de leur rôle, et montre que même un personnage aussi marginal que Claire Lannes ne peut s'y soustraire :

‘- Vous étiez de leur côté avant le crime ? ’ ‘- Non, jamais, je n'ai jamais été de leur côté. S'il m'arrivait d'y aller, par exemple en faisant les courses [...] alors j'étais bien obligée de leur dire bonjour et de leur parler, mais le minimum. Après j'en avais pour une heure à entendre résonner leurs voix aiguës de théâtre (Amante : 175).’

Ces conversations relèvent de la communication phatique pure et correspondent aux rôles sociaux que chacun doit jouer, comme le laisse sous entendre l'expression « leurs voix aiguës de théâtre ».

C'est également une obligation de converser que signale Les yeux, mais cette fois dans un contexte privé :

‘Elle reste. Il est un peu gêné semble-t-il par le silence. Il lui demande, il se croit obligé de parler, si elle aime l'opéra (Yeux : 15).’

Converser semble donc être une obligation généralisée, liée au fait de rentrer en interaction avec quelqu'un, et, si elle n'est pas respectée, un climat de gêne peut en résulter. Des expressions stéréotypées comme « se regarder en chiens de faïence » sanctionnent d'ailleurs une interaction qui ne déboucherait pas sur une conversation.

Duras s'amuse souvent, dans une espèce de jeu littéraire, à fournir le script que suivent les conversations sociales. Dans La pluie (p. 45-46), elle livre le script des conversations de rencontre entre inconnus dans un lieu public. La portée générale du script est renforcée par le fait que ces hommes ne reçoivent aucune individualisation ni par leur nom, ni par leur aspect qualifié d'« ordinaire ». Sont mentionnés les thèmes abordés en ce genre de circonstance : leur lieu d'origine, leur travail, leur famille et bien sûr les considérations sur le climat. D'autres indications concernant le tempo (ralentissement, et signe d'alternance) ou concernant leur aspect nécessairement consensuel sont également fournies par le script. Un troisième scénario, relié cette fois à la conversation mondaine autour d'une table, est donné par Moderato (p. 103). Y sont donc indiqués, comme parties intégrales du script, l'augmentation du volume sonore, l'aspect consensuel (« des repères sont trouvés », « une conversation généralement partisane » ou « particulièrement neutre »), les essais de familiarités. Un dernier script, celui des conversations de vacances apparaît dans Les chevaux. Ces conversations ont la particularité de se dérouler lors des repas entre des « inconnus familiers ». Inconnus parce que les clients de l'hôtel ne se connaissent pas, familiers parce que pendant la durée des vacances, ces clients sont censés se voir et se côtoyer chaque jour. Elles sont « gaies », se produisent entre toutes les tables (p. 89), elles ont comme sujet les vacances, la chaleur, les souvenirs de vacances antérieures ou encore leur rôle relationnel (p. 89-91) :

‘Une autre femme prétendit qu'il y avait des remèdes à cet état de choses, qu'il n'y avait qu'à décider qu'on n'attendait plus personne, comme elle qui, depuis déjà trois jours, allait se baigner toute seule, en compagnie de son mari et de ses deux petits garçons. Mais les autres clients mariés de l'hôtel n'étaient pas d'accord avec elle. Les vacances n'étaient pas faites pour ça, pour se baigner seule avec son mari et ses enfants. C'était le contraire. Les vacances étaient faites pour se baigner enfin avec d'autres que son mari, sa femme, ses enfants. C'étaient presque là leur raison d'être, de faciliter les connaissances nouvelles, de les simplifier, de les débarrasser enfin des détours habituels de la mondanité (Chevaux : 90-91).’

Dans le débat, surgissent deux opinions contrastées sur le rôle relationnel profond des vacances : consolider le lien familial ou au contraire élargir le cercle relationnel. Mais, les polémiques abordées ne sont pas d'ordre à rompre les liens de cette « communauté artificielle » où toute conversation se doit de revêtir un aspect consensuel que souligne d'ailleurs le texte durassien par un « Tout le monde était d'accord », répété à plusieurs reprises.

En dehors de ces normes très générales posant l'existence de la conversation et concernant son déroulement global, trois grandes catégories de normes plus spécifiquement reliées à sa gestion apparaissent. Certaines normes relèvent de la gestion conversationnelle stricte, d'autres s'expriment sous la forme de maximes conversationnelles et d'autres encore sous la forme de règles de politesse. Toutefois, ces dernières ne seront pas examinées de manière détaillée dans cette partie, puisqu’un chapitre entier leur sera consacré dans la suite du travail.

Notes
133.

Mais, comme le signale Vion (1992 : 18), parler d'interactions verbales c'est aussi incorporer de manière quelque peu paradoxale du paraverbal et du non verbal.