3. Conclusion.

L'univers romanesque durassien, transgressif et subversif, témoigne cependant de l'existence de nombreuses normes. Cette apparente contradiction correspond en fait à une logique implacable : pour pouvoir exercer une subversion, pour pouvoir décrire des personnages comme transgressifs, il faut se référer aux normes telles qu'elles apparaissent dans la société. Mais la difficulté consiste alors à exprimer ces normes de référence, pour que le lecteur soit en mesure de déterminer la nature de la transgression, sans que le discours narratif ou le personnage n’apparaissent comme trop moralisateurs ou trop didactiques, ce qui est le cas chez des romanciers tels que Gide ou Balzac qui explicitent les normes régissant leur univers fictionnel ou la société qu'il représente.

Aussi Duras privilégie-t-elle les moyens implicites d'expression en systématisant l'usage de certaines techniques comme la référence au script, la négation que nous avons appelée pragmatique et qui relève presque du procédé d'écriture, les interrogations ou encore l'usage d'un « mais », à première vue surprenant. Ce sera alors au lecteur, par un jeu d'inférences et en s'appuyant sur ses connaissances empiriques, de restituer ces normes et de reconnaître celles qui sont strictement fictionnelles et celles qui correspondent directement aux interactions authentiques.

Pour les normes fictionnelles, le lecteur aura un véritable travail de transfert à opérer, pour en dégager la correspondance dans le monde réel. Leur existence permet de casser le rapport mimétique à l'univers de référence. Globalement, l'univers romanesque sera alors dans un rapport de nature bijective avec le monde réel, et le lecteur inscrit sera un lecteur très actif auquel rien, ou presque, n'est donné, mais qui doit rétablir par le jeu des inférences, par sa connaissance du monde, ce qui lui est à peine suggéré.

Duras apparaît, dans sa gestion des normes, comme une fine analyste des rapports humains et des conversations. Même si la plupart des romans se déroulent dans un milieu bourgeois, les rapports humains fondamentaux sont le plus souvent désocialisés et le contexte n'exerce que peu d'influence sur la relation centrale qui s'y noue. Elle se déroule essentiellement dans un lieu comme le café, l'hôtel ou le restaurant où seuls le patron ou la patronne remplissent un rôle social et fonctionnent en garant d'une certaine morale sociale et des normes comportementales. Par contre, dans le cadre interactionnel de la visite et de la réception, Duras met en évidence deux types de normes : l'une concernant la temporalité, l'autre les obligations de la maîtresse de maison.

C'est sur le plan relationnel que les romans durassiens s'avèrent les plus subversifs. Si l'amitié inclut une norme définitoire de confidence, si le couple dénote d'une norme de fonctionnement en « équipe », si la famille, en tant qu'institution, reproduit assez bien les rôles sociaux attribués à chacun, la plupart des relations amoureuses et familiales transgressent toutes les normes. Dans la famille durassienne, les rapports d'amour et de haine sont exacerbés et la tentation incestueuse, quand ce n'est pas l'inceste lui-même, fonctionne en norme de son univers. La relation amoureuse échappe à toute norme, qu'il s'agisse de normes de représentation littéraire, ou qu'il s'agisse de représentation tout court, telle qu'elle s'inscrit dans les scripts. C'est par ce type de relation que Duras subvertit en profondeur l'idéologie bourgeoise et judéo-chrétienne, puisqu'elle en prend le contre-pied.

La plupart des normes conversationnelles relevées ont leur correspondance dans le monde réel et rejoignent les observations des conversationnalistes concernant les règles régissant les interactions et intégrant les compétences rhétorico-pragmatiques, pour lesquelles Duras témoigne d'un intérêt tout particulier. À la différence de certains écrivains - souvent situés par leur pays d'appartenance à la périphérie du « champ littéraire » -, elle n'accorde que très accessoirement d'importance aux compétences linguistiques pures, et remplace souvent l'amour de certains romanciers pour les idiolectes, permettant une caractérisation individuelle des personnages, par ce que l'on pourrait appeler du nom d’« idiolecte communicationnel ». Ce n'est pas une déformation phonétique ou syntaxique qui caractérise le parler de certains de ses personnages, mais une attitude transgressive dans l'une des composantes rhétorico-pragmatiques. Ce que nous avons vu pour Lol, qui se caractérise souvent par la non-pertinence de ses propos, se retrouve chez les autres personnages qui, tous, se caractérisent par une transgression communicationnelle spécifique. C'est la non-écoute, l'incohérence, la confusion, les cris, le délire, les pleurs, le silence, etc. qui les caractérisent. Chaque personnage est représenté comme déviant par rapport à une compétence rhétorico-pragmatique et non par rapport à une compétence linguistique, et les romans se situent presque à la limite de l'exercice de style.

Les normes distribuées entre narrateur et personnages ou faisant référence au savoir expérienciel du lecteur se trouvent à la frontière de la macrocommunication et des dialogues entre personnages, objet plus spécifique de la deuxième partie du travail.