Conclusion

Cette première partie nous a permis d’envisager le dialogue romanesque non pas uniquement comme un dialogue de personnages, mais de le replacer dans la problématique générale du dialogisme en tentant d’articuler des notions comme la transtextualité, la polyphonie, la stéréotypie, les normes, la gestion de l’information, le paratexte - qui avaient vu le jour dans des champs théoriques à la fois très différents et très proches - à la problématique d’un dialogue entre instances narratives qui semble régi, dans son ensemble, par les mêmes maximes et lois que les interactions conversationnelles authentiques.

Le dialogue de personnages est alors apparu comme un gigantesque trope communicationnel parce que, outre le fait de répondre à une logique diégétique (caractérisation des personnages, progression de la diégèse,...), tout dialogue s’adresse à un lecteur inscrit contraint, chez Duras, à faire de nombreuses inférences, à interpréter rétrospectivement les informations données. C’est ainsi que l’on pourrait affirmer que le texte romanesque durassien programme un lecteur « intelligent », familier de l’oeuvre de la romancière et partageant avec elle un même univers référentiel sur lequel elle joue pour faire ses pointes d’humour. Duras entretient donc en permanence avec son lecteur une « histoire de lecture », disséminant au fil des romans des discours métatextuels (explicatifs de son oeuvre et facilitant les inférences), créant ses propres stéréotypes et fonctionnant en intertextualité interne à l’ensemble de l’oeuvre qu’elle positionne comme un tout, donnant souvent plusieurs versions de la même histoire.

Mais au-delà de ces points fondamentaux, cette réinscription des dialogues de personnages au sein du dialogisme a également permis de démonter certains mécanismes plus spécifiques au fonctionnement de Duras et de son oeuvre.

Au premier rang vient le souci constant chez la romancière d’entremêler réel et fictionnel, tant sur le plan de son personnage (auteur réel et auteur inscrit fusionnent) que sur le plan des personnages fictionnels qu’elle associe souvent aux êtres réels, et sur le plan de l’écriture à laquelle elle confère un pouvoir performatif, comme si l’écriture pouvait refaire le monde. Mais en même temps, elle dénonce en permanence l’échec d’une telle vision aussi bien dans l’écrit que par l’écrit.

En deuxième lieu vient le travail de subversion constant qu’elle effectue –  comme auteur réel et comme auteur inscrit - à la fois sur les codes de communication et donc sur le code littéraire lui-même (elle préfère « l’intention de vie » à l’effet de réel, déjoue les scripts traditionnels, bafoue le principe de coopération et toutes les lois qui régissent habituellement l’information littéraire...) et sur l’idéologie et la morale bourgeoises, quand ce n’est pas sur toute forme d’idéologie (certains personnages, certaines voix comme celle du « on » servent de repoussoirs ; d’autres sont les porte-parole d’une destruction).

Enfin, apparaît chez Marguerite Duras une volonté de se placer en position haute dans le « champ littéraire » qui se traduit, au sein de ses textes, essentiellement par tous les phénomènes de transtextualité et par un phénomène d’autostéréotypie ; et que l’on retrouve également dans ses manifestations médiatiques.

Nous n’aurons pas la prétention d’affirmer être la seule à faire ces constats sur Duras. De nombreux critiques ont énoncé, au fil de leur analyse, des remarques allant dans le sens de nos conclusions. Mais il nous semble que, outre le fait d’avoir replacé le dialogue romanesque au sein du dialogisme et d’avoir articulé des notions souvent disséminées dans des champs différents, l’intérêt de cette première partie réside dans la déconstruction, sous l’angle de la pragmatique, des procédés et des techniques qui régissent le dialogue romanesque entendu dans son acception la plus large. Reste donc à analyser le dialogue de personnages, sans perdre de vue son insertion dans un macrocircuit de communication.