Chapitre 1 : La communication non verbale.

Le fait que la communication humaine soit « multicanale, pluricodique » (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 47) et « plurifonctionnelle » (Cosnier, Brossard 1984 : 1-2) n’est plus à démontrer. De nombreux chercheurs, qu’ils soient éthologues, psychologues ou linguistes, se sont penchés sur les signes paraverbaux ou non verbaux intervenant dans le processus de communication animale ou humaine. À ce jour, même si des instruments de mesure de plus en plus précis ont été mis au point et même si les codes de transcription des signaux paraverbaux et non verbaux ont été affinés, tous les chercheurs semblent se heurter à la même difficulté de transcodage. Autrement dit, il leur est pratiquement impossible de décrire par le biais du code verbal des phénomènes relevant d’un autre code. Frey signale cette difficulté :

‘Cependant l’évolution de la recherche dans ce domaine a toujours buté sur un problème méthodologique fondamental : il n’existe pas de solution pour décrire la gestualité en elle-même. [...]
Une des raisons de cette situation déplorable, c’est que « par sa nature même, un geste reste fugace et est difficilement traduisible en mots » [Davis 1979 : 10]. [...]
Le manque d’un langage codé efficace est un obstacle majeur au progrès de l’analyse de la communication non verbale (Frey 1984 : 145-146).’

Que dire alors du texte littéraire ? Par sa nature essentiellement linéaire, par son recours exclusif au code verbal, il ne peut que très difficilement rendre compte de cette interpénétration des codes dans la communication et de leur caractère essentiellement simultané. Aussi le texte littéraire sera-t-il obligé de décomposer les différents signes, de les travailler linéairement, mais aussi d’opérer un choix. Le romancier ou le dramaturge ne peut en effet donner pour chaque dialogue la quantité d’informations que les interlocuteurs reçoivent simultanément dans la vie courante où se mêlent tout à la fois, comme le signale Kerbrat-Orecchioni (1990 : 137-138), des signes voco-acoustiques, des signes corporo-visuels et des signes olfactifs, tactiles et thermiques. Chaque catégorie se subdivisant encore, puisqu’à côté du matériel verbal se trouve le paraverbal avec les intonations, les pauses, l’intensité articulatoire, le débit, les particularités de la prononciation, les caractéristiques de la voix pour les signes voco-acoustiques ; qu’à côté des statiques (naturels, acquis ou surajoutés) se trouvent les cinétiques lents (attitudes, postures) et les cinétiques rapides (jeu des regards, des mimiques et des gestes) pour le non verbal. Dans toute conversation authentique, tous ces signes s’interpénètrent pour donner des informations de nature très diverse aux interlocuteurs. À titre d’exemple, ils peuvent les informer sur leur statut social mutuel, sur leurs sentiments, leurs émotions, leur nervosité, leur sincérité, leur intention et interviennent aussi dans l’organisation des tours de parole. L’homme de lettres sélectionnera un ou deux de ces traits qu’il mettra sous la plume du narrateur soit pour donner des informations au lecteur, soit pour créer l’effet de réel. C’est aussi la partie du dialogue entre personnages qui est encore explicitement à destination du lecteur.

C’est donc à ce niveau qu’une des différences majeures apparaîtra entre la conversation authentique et le dialogue littéraire, mais aussi entre le dialogue romanesque et le dialogue théâtral ou cinématographique. Ces deux derniers ont la particularité de ne pas avoir une finalité littéraire, mais d’être destinés à être joués. Le non verbal et le paraverbal constituent l’espace de création du metteur en scène qui choisit les acteurs, la gestuelle, et aussi du comédien qui prête son corps et sa voix pour animer les différents personnages. Comme le montre très bien Ubersfeld (1996 : 143), Racine n’indique pas si Phèdre a seize ans ou quarante, si Pyrrhus est séduisant, et Molière ne nous dit pas si Alceste est jeune ou vieux.

C’est là aussi que réside une des différences majeures entre le théâtre et le cinéma, puisque l’acteur de théâtre, vu la distance qui peut le séparer du spectateur, se verra contraint de donner une amplitude à son geste et à sa voix, alors que l’acteur de cinéma pourra jouer plus « naturel » dans la mesure où, comme le signale Larthomas (1972 : 95), les gros plans livrent au public « grossi et comme à nu, le visage des acteurs ».

Aussi nous a-t-il paru intéressant de rendre compte tout d’abord du code de transcription utilisé par les romanciers, d’examiner ensuite la nature des choix opérés dans le roman en général et chez Duras en particulier en commençant par le non verbal proprement dit pour poursuivre par le paraverbal. Nous avons repris la classification mentionnée par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 137-138) ; cependant nous traiterons à part les sanglots, rires et soupirs qui constituent une catégorie à la fois visuelle et acoustique, donc relevant du paraverbal et du non verbal, pour tenir compte d’une des objections faites à ce classement et indiquée par Kerbrat-Orecchioni elle-même. Et nous finirons par l’examen des fonctions que la communication non verbale dans son ensemble peut revêtir. Nous mettrons le terme en caractères italiques chaque fois que, dans ce chapitre, il s’agira de l’acception première du terme, qui englobe aussi bien le non verbal strict que le paraverbal, pour le différencier de celle qui l’oppose au paraverbal.