1. Le code de transcription romanesque.

C’est au sein du « discours attributif » que se trouvent la plupart des indications relevant du non verbal ou du paraverbal car, comme le signale Prince (1978 : 307) :

‘Les formules qui présentent le discours direct peuvent désigner, outre celui qui parle et son acte de parole, celui à qui il parle, le ton employé, la mimique des interlocuteurs et leurs gestes, le contexte - physique ou autre - des paroles exprimées, leur signification.’

« Ton, mimique, geste, contexte physique des paroles... », tous ces éléments réfèrent à la communication non verbale, au sens large du terme.

Bessonnat (1990 : 22), quant à lui, a dressé une liste très hétéroclite des moyens, tant linguistiques que stylistiques, dont disposaient les romanciers pour rendre compte de ces phénomènes :

‘- Les verbes modaux
- Le gérondif avec deux cas de figure :
- soit le mimogestuel l’emporte sur l’acte de parole
- soit l’acte de parole l’emporte sur le mimogestuel
- Le commentaire apposé
- La ponctuation : signes mélodiques ou points de suspension manifestant une interruption de l’émission de parole, due à l’émotion, l’hésitation. Bref, une aposiopèse [...].
- Les métaplasmes
- Le graphisme’

Si le gérondif, le commentaire apposé et la ponctuation sont abondamment utilisés par Duras, force nous est de constater que les verbes modaux spécifiques, les métaplasmes et le graphisme particulier sont très peu employés. Les verbes « dire » et « demander » sont largement majoritaires et ont pour caractéristique de n’indiquer que l’acte de parole. Si, dans le Barrage, le trait d’union est utilisé pour désunir ou pour réunir des groupes accentuels et tenter ainsi de rendre une certaine prononciation, le procédé n’est plus guère utilisé dans les romans ultérieurs :

‘Quand il eut fini, la mère regarda M. Jo avec l’air de se dire qu’est-ce-qu’il-fout-là-celui-là-à-cette-heure-ci (Barrage : 70).
[...] moyennant quoi il lui promit le dernier modèle de LA VOIX DE SON MAÎTRE et des disques en plus, les dernières-nouveautés-de-Paris (Barrage : 62).’

Quant à l’apocope ou l’aphérèse, si l’on excepte La pluie, rares sont les romans durassiens qui l’utilisent. Par contre, l’aposiopèse que Dupriez (1984 : 64) définit comme une « interruption brusque, traduisant une émotion, une hésitation, une menace » est très abondamment pratiquée par la romancière pour marquer l’émotionnel :

La mère : Ernesto jure-moi que... ce que tu veux c’est pas... jure-moi Ernesto... (Pluie : 124).’

L’extrait se situe au moment où la mère d’Ernesto comprend tout à la fois l’amour incestueux de ses enfants et leur envie de mort. Les ruptures sont très marquées dans la réplique.

Chez Duras, le discours attributif peut emprunter la forme du code théâtral (nom du personnage suivi de deux points), être accompagné de véritables didascalies, sous forme de « commentaire apposé » dans la terminologie de Bessonat, et faire ainsi l’économie de la mise en forme syntaxique, comme c’est le cas dans La pluie :

L’instituteur, grandiloquent : Mais Monsieur, aucun des quatre cent quatre-vingt-trois enfants qui sont ici ne veut aller à l’école (Pluie : 60 ; nous soulignons).
Ernesto, aimable : Pas partout Monsieur (Pluie : 79 ; nous soulignons).’

Mais à l’inverse, ce type d’indications peut se dégager du cadre strict du discours attributif. Deux grands types de procédés sont alors utilisés. Tout d’abord, les propos du personnage peuvent subir une espèce de dissociation linéaire : la notation du paraverbal ou du non verbal apparaît alors comme complètement dégagée des propos, ce qui a pour conséquence de lui redonner un sens plein :

‘- On demande madame Élisabeth Alione au téléphone.
Une voix nette, haute, d’aérogare, a appelé. Stein, lui, n’a pas bougé (Détruire : 23).’

En fait, Duras profite de la linéarité de l’écriture pour donner une existence autonome à cette voix qu’elle présente comme dissociée des propos. C’est un procédé qu’elle utilise fréquemment pour la voix, pour le ton. Le dire, dégagé de l’énoncé, se transforme en dit narratif. Elle se sert du code écrit pour charger sémantiquement l’énonciation qui, ainsi, acquiert un statut égal au dit. Il est intéressant d’observer qu’en utilisant un procédé typiquement littéraire, puisque dans le cadre du discours oral le dit et le dire sont indissociables, Duras, sur le plan sémantico-pragmatique, rejoint les interactions verbales réelles où la façon dont on dit les choses a autant d’importance que ce qu’on dit.

Le deuxième procédé de développement consiste à charger le narrateur de faire un véritable commentaire de l’interaction verbale, et le texte ainsi produit est alors de l’ordre du métadiscursif :

‘L’ambassadeur va vers George Crawn. Il parle vite, sur un tout autre ton qu’au vice-consul. Son regard brille d’intérêt, tout à coup. Charles Rossett croit voir le vice-consul s’approcher et il s’approche à son tour. Ils entendent. L’ambassadeur parle de la chasse au Népal. L’ambassadeur va souvent chasser au Népal, c’est sa passion. Anne-Marie ne veut jamais venir.
- Je n’insiste plus... tu la connais, la dernière fois elle a fini par venir, mais elle n’aime que le delta (Consul : 119-120).’

De l’échange entre l’ambassadeur et George Crawn, une seule réplique est retranscrite en style direct, un contenu de propos (L’ambassadeur... venir) est vaguement rendu sous la forme de l’indirect libre : propos de personnage ou synthèse narrative ? Mais, le lecteur reçoit des informations sur le changement de ton du locuteur et sur son débit, sur son regard et, en plus, des détails proxémiques concernant les différents témoins Ce qui transforme l’écriture durassienne en écriture cinématographique. À noter, par ailleurs, une sorte de mise en abyme de ces témoins : la conversation entre l’ambassadeur et George Crown est surprise par Charles Rossett. Ce dernier remarque un autre témoin possible en la personne du vice-consul. L’ensemble, interactants et témoins, est couvert par le narrateur dont le mode d’énonciation présuppose aussi la présence. Nous dépassons ici largement le cadre d’un simple discours attributif.

Ces commentaires mentionnent aussi bien des signes relevant du paraverbal que du non verbal, pourtant le codage narratif se fait différemment pour l’un et pour l’autre. Kerbrat-Orecchioni145 signale que pour « les unités paraverbales (vocales et prosodiques), le romancier dispose principalement pour le transcrire de deux sortes de moyens : [les] astuces graphiques et orthographiques », alors que « pour ce qui est des unités non verbales (mimo-gestuelles et posturales), [les] commentaires constituent la seule ressource dont dispose le romancier pour les restituer ». Ce qui implique une différence fondamentale de transcription entre le paraverbal, qui peut se faire au moyen du commentaire, du code graphique ou du code orthographique, et le non verbal, pour lequel le romancier ne dispose que du commentaire.

En nous penchant tout d’abord sur la notation du paraverbal, force nous est de constater qu’une multiplicité de codes cache en fait une indigence des signes, puisque le nombre de signes écrits dont le romancier dispose pour tenter de témoigner d’une certaine oralité est fortement réduit. Cette indigence se constate déjà lors des transcriptions de conversations authentiques. Les linguistes se trouvent obligés de mettre au point un ensemble de signes pour tenter de reproduire des phénomènes d’oralité qui, habituellement, ne font pas l’objet d’un codage écrit. Il n’est qu’à voir le codage des dialogues transcrits par l’Équipe de Lyon146 pour s’en rendre compte : les « : » ou « :: » pour tenter de rendre les allongements et faire une différence entre l’allongement simple et l’allongement plus marqué, le tiret sous la première lettre d’une liaison facultative, un « h » pour transcrire une inspiration audible ou certaines modifications orthographiques comme « ché pas » pour rendre les prononciations. Mais, même si le code de Lyon garde un souci de lisibilité, un simple parcours des conversations transcrites témoigne de la difficulté de les lire pour qui n’est pas familiarisé avec le code. Le romancier ne possède lui que les signes usuels dont la plupart sont mentionnés par Bessonnat et certains phénomènes, comme les chevauchements de paroles ou les inspirations, ne pourront être rendus de manière univoque que sous la forme d’un métadiscours. L’autre problème, résultant du premier, est qu’un même signe pourra avoir plusieurs significations, comme le signalent Pinchon et Morel, à propos des points de suspension :

  • Les points de suspension sont parmi les signes les plus employés par les écrivains. De ce fait, ils sont éminemment ambigus et servent à traduire des phénomènes très différents. Nous verrons que, si leur valeur fondamentale est bien de noter une suspension un arrêt dans la suite continue de l’émission vocale du locuteur, ce qu’ils traduisent est de nature variable et ne correspond pas nécessairement à du silence. Nous avons identifié trois grandes catégories d’emploi des points de suspension :

  1. hésitation du locuteur,

  2. rythme ou un débit particulier.

  3. interruption liée au dialogue, due à la présence de l’interlocuteur
    - ou bien le locuteur s’interrompt de lui-même.
    - ou bien c’est l’interlocuteur qui lui coupe la parole.

  • Ainsi les points de suspension peuvent traduire aussi bien

  1. le silence véritable : au lieu de répondre, l’interlocuteur reste muet et ne profère aucune parole ;

  2. l’interruption de l’énoncé en cours par le locuteur lui-même, suivie d’un silence ;

  3. une pause vide, à l’intérieur de l’énoncé, avec l’interruption de l’émission vocale. Les points de suspension traduisent alors un rythme saccadé, sous le coup de l'émotion ;

  4. une pause hésitation, correspondant à la tenue d’un son (allongement de la dernière voyelle), ou au son transcrit graphiquement par euh, dans les cas d’auto-correction ou d’hésitation sur la formulation d’un mot ou d’un énoncé ;

  5. une superposition, un chevauchement des paroles des deux locuteurs, ou en tout cas une permutation des tours de parole (Pinchon, Morel 1991 : 10-11).

Dès lors, le lecteur ne peut acquérir aucune certitude dans son décodage. Et certains signes, comme les traits d’union, peuvent à la fois signaler la chose et son contraire. Ainsi, dans un même roman de Duras, ils seront utilisés pour couper les mots comme dans l’exemple produit ou pour les réunir sous une même prononciation. Comme Pinchon et Morel (1991 : 17) le résument très bien, les problèmes liés au codage obligent l’écrivain à choisir la voie du commentaire :

‘Alors qu’il y a des effets très variés à rendre, le nombre de signes est limité. Il en résulte qu’un signifiant a plusieurs signifiés. En effet pour rendre les hésitations de natures diverses, les ruptures intonatives, les changements de rythme, les interruptions, les silences, les accents d’intensité, le détachement d’un terme, l’auteur ne dispose que d’un nombre restreint de signes. Force lui est donc de commenter, de spécifier par l’écrit l’interprétation qui doit être faite. D’autre part, l’emploi de ces signes n’obéit pas à un code bien fixé, et pour un même signifié les écrivains usent de signifiants différents, voire d’absence de signe.’

Duras, comme nous l’avons vu, méprisant la plupart des signes graphiques usuels pour marquer le paraverbal - elle n’utilise ni majuscule pour marquer l’intensité de la voix, ni graphisme particulier ; même les guillemets ou italiques indicateurs de polyphonie sont abandonnés et les métaplasmes s’avèrent extrêmement rares - recourra de manière quasiment systématique au commentaire, sorte de métadiscours sur l’échange. Chez elle, ce discours ne sera donc jamais en contradiction fondamentale avec la graphie des propos dans la mesure où celle-ci reste toujours neutre, à l’inverse de Dominique Rolin, par exemple, où le commentaire indique un bégaiement et la graphie un découpage syllabique avec un déplacement accentuel :

‘Gé-nial, n’est-ce pas, Floche, mon petit amour, bégaie-t-il en serrant l’animal contre lui (L’infini chez soi : 155).’

Tout au plus aurons-nous, comme dans La pluie, l’indication d’une sorte de prosodie provenant du russe chez la mère, sans que jamais le texte ne tente de la reproduire par une graphie particulière :

‘Elle parle sans accent comme les populations de Vitry. Elle se trompe seulement sur les conjugaisons. Il lui reste de son passé des consonances irrémédiables, des mots qu’elle paraît dérouler, très doux, des sortes de chants qui humectent l’intérieur de la voix, et qui font que les mots sortent de son corps sans qu’elle s’en aperçoive quelquefois, comme si elle était visitée par le souvenir d’une langue abandonnée (Pluie : 27).’

Duras tente de rendre le paraverbal par des procédés très littéraires, allant jusqu’à utiliser un code propre résultant d’un mélange entre le code poétique, théâtral et romanesque pour rendre certains phénomènes paraverbaux. Elle semble très préoccupée par le rythme des discours. À côté du recours aux structures énumératives qui multiplient le nombre d’accents, Duras utilise de manière assez systématique la « phrase segmentée » qui, elle aussi, est démultiplicatrice d’accents :

‘Elle, la femme du Captain. Regarde le sol, déjà dissimulée dans la mort (Émily : 43).’

Phrase segmentée et utilisation très particulière du point (dans l’exemple, il sépare le groupe sujet du groupe verbal) créent un effet rythmique indéniable.

C’est la répétition, souvent de type ternaire, qui reste le procédé dominant. Il arrive fréquemment qu’elle soit appuyée par une disposition paginale particulière reliée plus particulièrement au mode de codification poétique :

‘- J’ai bâti des maisons, avait lu Ernesto.
- J’ai planté des vignes.
- J’ai planté des forêts [...] (Pluie : 53).’

Cet exemple témoigne de la volonté de créer non seulement un rythme oral, ou rythme de lecture, mais de créer en plus un rythme visuel.

Dessons et Meschonnic (1998 : 106), voulant démontrer l’existence d’un rythme dans la prose, ont évoqué le rapport entre la disposition paginale et le rythme, tout comme ils ont examiné de près la relation entretenue par la répétition et le rythme (1998 : 129-145) :

‘Quand le rythme n’est pas confondu avec la métrique, l’accentuation de groupe est pratiquement le seul phénomène rythmique connu, et reconnu. On ignore généralement un deuxième facteur rythmique, pourtant capital : l’accentuation prosodique. [...]
On distinguera deux phénomènes prosodiques : l’accentuation par répétition d’un phonème et l’accentuation d’attaque de groupe. [...]
Ce n’est pas une nouveauté : on sait, depuis les travaux de la phonétique expérimentale, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, que la répétition d’un même phonème est accentuante (Dessons, Meschonnic 1998 : 137).’

Pour montrer à quel point « la proximité des phonèmes répétés reste une donnée empirique », ils mentionnent le cas « des intervalles assez grands » qui séparent la répétition du phonème [K] dans la répétition du subordonnant « que » introduisant des subordonnées. Ce type de répétitions est abondamment utilisé par Duras, qui ajoute toutefois une note personnelle en allant jusqu’à mettre un point entre la principale et les subordonnées :

‘La mère avait été d’accord avec l’instituteur, elle avait dit que ça tombait bien, que tous ces brothers and sisters devaient s’habituer à l’absence d’Ernesto, qu’un jour ou l’autre il aurait bien fallu qu’ils se passent d’Ernesto, que d’ailleurs un jour ou l’autre tous seraient séparés de tous et pour toujours. Que d’abord, entre eux, tôt ou tard il se produirait des séparations isolées. Et qu’ensuite, ce qui en resterait, à son tour se volatiliserait. Voilà, c’était la vie ça. Et qu’Ernesto de son côté, ils avaient oublié de le mettre à l’école, c’était si facile, des oublis de ce genre avec Ernesto, mais qu’il faudrait bien qu’un jour ou l’autre il s’arrache lui aussi à ses brothers and sisters. Que c’était la vie, ça, voilà, seulement la vie, rien d’autre que ça. Que quitter ses parents ou aller à l’école c’était pareil (Pluie : 17-18).’

Ce type de procédé, poussé à l’extrême dans La pluie, Émily et Les yeux, est également très fréquent dans les autres romans.

Le fait le plus remarquable de l’utilisation personnelle faite par Duras du mélange des codes graphiques pour essayer de rendre des phénomènes acoustiques est la transcription qu’elle tente de faire des silences et qui joue tout à la fois sur la ponctuation, sur les choix lexicaux et sur la mise en page. Les silences dans l’interaction réelle sont de deux types, les « pauses » ou « silences intra-répliques » et les gaps ou silences « inter-répliques » (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 162), mais leur durée peut varier selon les interactants et selon les cultures. Duras va tenter de rendre les différents silences et leur différente durée par des signes graphiques différents. Des points de suspension et trois mots essentiels vont se succéder en crescendo : un temps, le verbe « se taire » et le mot « silence », auxquels s’ajoutent des dispositions graphiques :

‘- Je vais lire. Ou bien ne rien faire.’ ‘Un temps passa.
Et le chapeau ? (Chevaux : 16).
- Et si c’était vrai ? demanda-t-il après un temps.
- Alors il fallait te demander pourquoi c’était vrai (Chevaux : 50).
L’instituteur : C’est vous Ernesto ?
Ernesto : C’est ça Monsieur, oui.
Silence.
L’instituteur regarde Ernesto très attentivement [...].
Ernesto : J’étais au dernier banc [...].
L’instituteur : En effet, en effet... Je ne vous reconnais pas mais... en même temps...
L’instituteur : Alors, on refuse de s’instruire, Monsieur ? [...]
L’instituteur : Pourquoi ?
Ernesto : Disons parce que c’est pas la peine.
L’instituteur : Pas la peine de quoi ?
Ernesto : D’aller à l’école. (temps). Ça ne sert à rien. (temps). Les enfants à l’école, ils sont abandonnés. [...]
Silence.
L’instituteur : Vous, Monsieur Ernesto, [...] (Pluie : 76-77).
Ernesto, temps : ... Bon, je crois qu’il faut que j’aille chercher mes brothers et mes sisters (Pluie : 93).
- Mon mari vient me chercher demain, dit-elle.
Silence.
- Nous avons perdu la partie, dit Élisabeth Alione.
Silence.
- Mais est-ce que nous avons joué ? [...].
- Vous aurez été gentils avec moi... Il vient dans la matinée.
Ils se taisent.
- Si vous voulez, dit-elle, nous pouvons faire une promenade maintenant ? (Détruire : 89-90).’

Les extraits des Chevaux et de La pluie permettent de constater les portées différentes du mot « temps » selon sa place. Les extraits de La pluie, qui fonctionne en véritable pièce de théâtre, permettent d’observer l’espèce de crescendo entre les points de suspension, l’emploi du mot « temps » et celui du mot « silence ». Détruire établit une différence de durée entre les points de suspension, d’une part, et le silence ou l’expression « ils se taisent », d’autre part. Ce roman montre aussi que, si Duras ne joue pas sur la différence usuelle entre « le silence » défini comme une absence de bruit et « ils se taisent » défini comme une absence de paroles, elle joue sur une autre différence bien plus subtile entre les expressions et qui relève du cotextuel : le silence émane de tous les interactants, alors que son « ils se taisent » émane des seuls allocutaires. Élisabeth Alione sera donc obligée d’enchaîner sur ses propres propos en l’absence de réaction des autres protagonistes. Mais Duras joue aussi sur le visuel : les mots « silence » et « ils se taisent » ponctuent toute l’interaction de silences par un système de répétition ternaire, créant ainsi un rythme visuel et oral, au point que l’on peut considérer ces dialogues comme véritablement rythmés par le silence. Bien sûr, à côté de ces expressions majoritaires, existent d’autres procédés, comme la négation d’un verbe de parole signifiant alors une norme ou l’emploi de verbe comme « attendre » ou « hésiter », ainsi que la possibilité de qualifier les différents silences. Mais nous aborderons cela dans la partie consacrée à la nature des silences et à leurs fonctions.

C’est au traitement littéraire du silence que l’on peut le mieux constater à quel point l’oeuvre littéraire est un code conventionnel avec ses propres lois et qui ne peut mimer le monde réel, mais seulement établir des espèces d’équivalences d’ordre conventionnel. Ainsi, le silence dans la conversation réelle est un vide verbal (même si souvent il est plein de sous-entendus et n’est donc ni un vide sémantique, ni un vide pragmatique) que, du moins dans nos cultures bavardes (Kerbrat-Orecchioni 1994 : 65), on essaie de combler, alors qu’au niveau du texte, il est un plein graphique. Dès lors, plus l’auteur veut rendre les trous des conversations réelles, plus il doit peupler son texte de mots ou d’expressions signifiant le silence. C’est ce que l’on pourrait appeler le paradoxe du silence dans l’écriture.

On constate donc à quel point, pour tenter de rendre la diversité des signes paraverbaux, Duras utilise la pluralité des codes littéraires. Elle utilise aussi la mise en page comme outil de signification. Ces procédés ont l’avantage d’être lisibles pour le lecteur habitué à ces divers codes, et d’établir une sorte de bijection entre le monde réel et le monde littéraire, sans sombrer dans la tentative de mimétisme qui, correspondant si peu au code littéraire, aurait plutôt tendance à provoquer l’effet inverse, comme le doukipudonctant de Queneau.

Parmi les procédés dont dispose le texte romanesque pour rendre le paraverbal, il en est un autre dont use abondamment Duras : l’utilisation du cliché qui, nous l’avons vu dans le chapitre consacré à la stéréotypie, ne relève pas uniquement du signifié, mais permet aussi d’évoquer, en recourrant aux connaissances du lecteur inscrit sur le monde, la prononciation globale de l’expression.

Quant à la communication non verbale, elle fonctionne selon un autre code de transcription. Cette dernière est constituée de plusieurs systèmes sémiotiques où chaque signe possède nécessairement un signifiant et un signifié. Dans les interactions réelles, les interactants reçoivent un signifiant à partir duquel, d’une manière où d’une autre, doit se faire le travail interprétatif d’un signe dont la nature polysémique a été maintes fois évoquée (Baar, Liemans 1995 : 36-37 ; Calbris, Porcher 1989 : 161-162). Bien sûr, le travail interprétatif se trouve facilité par des éléments d’ordre situationnel, par la redondance de certains signes (posture et regard pour le changement de locuteur par exemple), par le savoir que chaque interactant possède sur l’autre. Dans le code romanesque, l’écrivain dispose de trois possibles théoriques : soit il rend le signifiant seul et place ainsi le lecteur dans la situation des interactants réels ; soit il donne le signifié, et au lecteur d’imaginer le ou les signifiant(s) correspondant(s) ; soit il donne les deux, réduisant ainsi le travail interprétatif du lecteur :

‘Tatiana l’avait bien vu agir avec sa nouvelle façon, avancer, comme au supplice, s’incliner, attendre. Elle avait eu un léger froncement de sourcils. L’avait-elle reconnu elle aussi pour l’avoir vu ce matin sur la plage et seulement pour cela ? (Ravissement : 18).’

Seul le caractère anatomique de la mimique est décrit. S’agit-il d’une réprobation ou d’une inquiétude ? Rien ne permettrait au lecteur de trancher. Il se retrouve dans la position de l’interactant réel face à un signifiant cinétique. Le contexte ne permet pas de privilégier une des deux significations. Le cas est un peu différent dans l’exemple extrait de L’amant où la redondance des signes permet de dégager le sémantisme du geste :

‘Elle a attendu longtemps avant de me parler encore, puis elle l’a fait, avec beaucoup d’amour : tu sais que c’est fini ? que tu ne pourras jamais plus te marier ici à la colonie ? Je hausse les épaules, je ris (Amant : 114).’

Le haussement d’épaules qui aurait pu signifier entre autres « ça m’est égal » signifie ici la moquerie ou l’ironie, et « je ris » aide à le décoder.

À l’opposé, il peut arriver que seul le sémantisme du geste soit évoqué par le texte, et au lecteur donc de reconstituer, en fonction de son savoir encyclopédique, le geste ou les gestes que ce type de signifié représente :

‘- Je voudrais un autre verre de vin, réclama Anne Desbaresdes.
On le lui servit dans la désapprobation (Moderato : 54).’

Servir quelqu’un en manifestant sa désapprobation peut prendre des formes diverses : un geste brusque pour déposer le verre, mimiques ou bougonnements. Quelle est la nature exacte de la manifestation ? Un des trois, ou les trois ensemble ? Le lecteur ne le saura jamais. Cette situation est inimaginable pour l’interactant réel.

Parfois, l’élément linguistique mentionné présuppose un comportement non verbal dont seul le sens est connu :

‘Je dis que je pense à ma mère, qu’elle me tuera si elle apprend la vérité. Je vois qu’il fait un effort et puis il le dit ; il dit qu’il comprend ce que veut dire ma mère, [...] (Amant : 56).’

Le verbe « voir » présuppose l’existence de signes qui témoigneraient du fait de « faire un effort », mais le texte ne dit pas lesquels.

Ceci dénote une communication narrateur-lecteur inscrits où le narrateur privilégie, dans la gestion de l’information, la signification du non verbal transformant ainsi le polysème en monosème. Ce faisant, il présuppose chez le lecteur un savoir référentiel qui lui permettrait de visualiser la scène.

Le texte littéraire ou, de manière plus générale, le récit peuvent juxtaposer le signifiant et le signifié du non verbal en utilisant des clichés ou des formes voisines :

‘- Je veux, dit le petit, il faut le prendre tout de suite. Il trépignait d’impatience (Chevaux : 81 ; nous soulignons).
Le même trouble que la veille ferma les yeux d’Anne Desbaresdes, lui fit, de même, courber les épaules d’accablement (Moderato : 56 ; nous soulignons).’

Parfois la caractéristique anatomique reste vague, le signifiant mentionné se contente de nommer le domaine :

‘La bonne prit un air compatissant (Chevaux : 83).’

Une fois encore, ce sera au lecteur d’imaginer la réalité à laquelle cette expression réfère.

Un autre cas très intéressant, dans la mesure où il respecte essentiellement le caractère d’implicite et de non dit relié au non verbal, est cet exemple extrait de Moderato où le narrateur commence par livrer le signifiant et continue en éliminant un des sens possibles. Au lecteur de faire l’inférence permettant de donner le signifié correspondant au geste :

‘Ses mains recommencèrent à trembler, mais pour d’autres raisons que la peur et que l’émoi dans lequel la jetait toute allusion à son existence (Moderato : 63).’

En fait, le narrateur rejette le tremblement émotif ; il ne reste donc plus comme inférence possible que l’alcoolisme, inférence facilitée par l’isotopie développée en filigrane au cours des pages précédentes : « il lui tendit un verre de vin » (p. 58), « on la trouvait le soir dans les bars de l’autre côté de l’arsenal, ivre morte » (p. 58), « son visage chavirait sous l’effet du vin » (p. 60). Mais l’alcoolisme, au gros rouge, tabou majeur pour une femme, comme le signale Barbéris (1992 : 21), n’est pas exprimé explicitement. Et l’écriture laisse, en son trou, l’indicible.

Un dernier particularisme de l’utilisation du code narratif reste à examiner. Il s’agit de son ambiguïté fondamentale reliée au problème de la présupposition. Ainsi, certains verbes présupposent des actes pour lesquels il n’est pas toujours possible de trancher sur la nature du signe non verbal, comme c’était déjà le cas avec le verbe « voir » mentionné ci-dessus et comme ce l’est avec des verbes comme « écouter », qui réfèrent à des postures, des regards, des expressions mimiques, ou comme « désigner », qui peut se faire du doigt, du regard ou du menton. D’autres verbes vont plus loin dans l’ambiguïté, puisqu’il n’est pas possible de trancher entre le verbal et le non verbal. Quelle réalité se cache sous la phrase « elle commanda du vin » (Moderato : 54) ? Ou derrière « Tatiana acquiesça » (Ravissement : 123) ? Des paroles, ou un geste ?

Bien que Duras préfère plutôt la description du geste à l’expression de l’intentionnalité qui le conditionne - ou du type d’émotion dont il est le révélateur -, c’est fondamentalement dans le rapport au savoir et à l’information que le non verbal romanesque diffère du non verbal dans la vie. Le savoir du lecteur reste totalement différent de celui de l’interactant ou du témoin. Et nous avons ici un cas typique de la superposition des structures dialogales dont nous parlions dans la première partie.

Avant d’en arriver à l’étude du non verbal proprement dit, deux précisions importantes restent à apporter. Les signes acoustiques et visuels, c’est-à-dire les « unités » qui, selon Kerbrat-Orecchioni (1990 : 138) « relèvent à la fois des deux catégories », du non verbal et du paraverbal, se comportent globalement sur le plan de la transcription romanesque comme les signes visuels, c’est-à-dire qu’ils suivent la notation du non verbal, si ce n’est qu’il ne semble pas possible d’avoir dans le texte exclusivement le signifié. Ainsi, le texte mentionnera : « il soupira » ou « il soupira de satisfaction », mais aucun signifié spécifique ne pourra unilatéralement renvoyer à ce type de signes.

Ensuite, chaque fois que pour le non verbal il a été fait mention de code romanesque ou de texte littéraire, il aurait peut-être été plus judicieux de parler du code narratif, parce que toutes les remarques faites semblent pouvoir concerner toute narration d’interaction, qu’elles se fassent à l’oral ou à l’écrit147. La situation n’est pas du tout la même pour le paraverbal, dans la mesure où la narration orale d’une interaction peut recourir à l’acte mimétique. Le narrateur à l’oral peut jouer à l’acteur et imiter la manière de parler de quelqu’un. Ainsi, s’il veut reproduire les paroles de quelqu’un qui bégaye, il peut dire « il dit cela en bégayant » ou reproduire le bégaiement en même temps que les paroles, liberté que n’a pas le narrateur à l’écrit.

Notes
145.

Kerbrat-Orecchioni 1997 : 207-227.

146.

In Cosnier & Kerbrat-Orecchioni (éds), Décrire la conversation (1987 : 371-390).

147.

Selon Pratt (1977 : 67-76), Labov avait déjà montré des similitudes entre « natural narrative and literary narrative ».