2.1. Les « statiques ».

D’une manière générale, ils sont très peu nombreux dans les romans durassiens où ils sont parsemés çà et là. Parmi les caractères naturels, le titre d’un roman s’avère prototypique de la sélection opérée par Duras : Les yeux bleus, cheveux noirs. Parmi les seules indications que Duras consente généralement à donner à son lecteur figurent, en effet, la chevelure et les yeux. Ainsi, dans Le ravissement, la blondeur de Lol s’oppose aux cheveux noirs de Tatiana, et cette opposition revient telle un leitmotiv tout le long du roman :

‘Lol dit [à Tatiana] :
- Ah ! tes cheveux défaits, le soir, tout le dortoir venait voir, on t’aidait.
Il ne sera jamais question de la blondeur de Lol, ni de ses yeux, jamais (Ravissement : 79).
- Vous avez les yeux parfois si clairs. Vous êtes si blonde (Ravissement : 114).
- [...] j’ai vu Tatiana qui passait sous la lumière. Elle était nue sous ses cheveux noirs. [...]
Elle vient de dire que Tatiana est nue sous ses cheveux noirs. Cette phrase est encore la dernière qui a été prononcée. J’entends : nue sous ses cheveux noirs, nue, nue, cheveux noirs. [...] Il est vrai que Tatiana était ainsi que Lol vient de la décrire, nue sous ses cheveux noirs. [...]
La voici, Tatiana Karl nue sous ses cheveux, [...]. Nous sommes deux, en ce moment, à voir Tatiana nue sous ses cheveux noirs. Je dis en aveugle :
- Admirable putain, Tatiana (Ravissement : 115-117).’

Chevelure profondément ancrée dans l’érotisme, selon la plus pure tradition symboliste, allant de Baudelaire à Maeterlinck. Mais chevelure aussi qui oppose par la couleur et réunit, par le choix descriptif, tous les types de femmes de l’écriture durassienne. Blondeur de Lol, l’absente ; noirceur de Tatiana la « putain »148 et rousseur d’Anne-Marie Stretter, la ravisseuse :

‘Elle était teinte en roux, brûlée de rousseur, Ève marine que la lumière devait enlaidir (Ravissement : 16).’

C’est également par l’intermédiaire de la chevelure que peut s’exprimer entre femmes le désir homosexuel, jamais assouvi parce qu’il est tout à la fois le désir du même et de l’autre :

‘Lol caresse toujours les cheveux de Tatiana (Ravissement : 91).’

Dans Détruire, la célèbre scène du miroir où Alissa et Élisabeth Alione, à travers leur désir trouble, se découvrent à la fois si différentes et si semblables, s’articule autour des cheveux :

‘- Regardez... la forme de la bouche... les cheveux.
- Pourquoi les avoir coupés ? J’ai regretté...
- Pour vous ressembler encore davantage.
- Des cheveux aussi beaux... Je ne vous en ai pas parlé mais...
- Pourquoi ?
Elle ne l’aurait jamais dit, sait-elle qu’elle le dit ?
- Je savais que c’était pour moi que vous les aviez coupés.
Alissa prend les cheveux d’Élisabeth Alione dans ses mains, met son visage dans la direction qu’elle veut. Contre le sien (Détruire : 101).’

À côté de la chevelure, comme symbole érotique, les yeux : s’ils ne sont pas toujours bleus comme ceux de l’être destructeur des romans, ils peuvent le devenir sous l’effet d’une lumière :

‘- Pourquoi ? demande Bernard Alione. Pourquoi dans la forêt ? Silence.
- Avec moi, supplie Alissa.
- Pourquoi dans la forêt ?
Il lève la tête, rencontre les yeux bleus, se tait (Détruire : 126).
Sa table est dans la lumière bleue des stores. Ses cheveux en sont noirs. Ses yeux en sont bleus (Détruire : 13).’

Mais, le plus souvent, ils sont clairs, presque achromatiques, et deviennent ainsi métonymiques de l’être de l’héroïne puisqu’ils symbolisent la fadeur de sa vie :

‘[...] le regard, chez elle - de près on comprenait que ce défaut venait d’une décoloration presque pénible de la pupille - logeait dans toute la surface des yeux, il était difficile à capter (Ravissement : 16).’

À ces deux traits, s’ajoute parfois la pâleur innée du personnage marquant son trouble ou son émoi permanent et sa non vie, ou sa blancheur pouvant aussi marquer son enfermement dans le milieu blanc des Indes. Et ainsi se trouvent réunis les trois grands traits de l’héroïne durassienne : chevelure blonde ou noire, yeux clairs et pâleur. Ils la symbolisent tout entière allant de l’érotisme à l’absence. Le premier portrait d’Élisabeth Alione les rassemble tous les trois :

‘Les cheveux sont noirs, gris noirs, lisses, ils ne sont pas beaux, secs. On ne sait pas la couleur des yeux qui, lorsqu’elle se retourne, restent encore crevés par la lumière, trop directe, près des baies. Autour des yeux, lorsqu’elle sourit, la chair est déjà délicatement laminée. Elle est très pâle (Détruire : 10).’

La maigreur de la femme est elle aussi généralement mentionnée :

‘Elle est mince, maigre (Détruire : 11).
Elle [Anne-Marie Stretter] était maigre. Elle devait l’avoir toujours été. Elle avait vêtu cette maigreur, se rappelait clairement Tatiana, d’une robe noire [...] (Ravissement : 15).’

Borgomano (1984 : 66-67) interprète la maigreur des corps de femme comme un refus du corps féminin et de l’écriture opéré par le texte durassien et donc par Duras. À notre avis, une telle interprétation pêche par une confusion des niveaux énonciatifs. Car s’il est un fait que les héroïnes durassiennes sont maigres, et si, comme le signale Borgomano, Claire Lannes tue sa cousine parce qu’« elle la trouvait trop grosse et qu’elle mettait trop de gras dans la soupe », c’est parce qu’aucune des héroïnes durassiennes n’assume ni son érotisme, ni une féminité qu’elle ne peut vivre dans son corps, faute d’un langage, que sur le mode de l’absence. Que la nourriture puisse jouer le rôle de substitut de l’Éros n’est plus à démontrer depuis la psychanalyse. C’est donc au personnage lui-même, à cette héroïne absente à elle-même, à cette héroïne d’avant la révélation du désir unissant Éros et Thanatos et vécu par la voie des autres qu’il faut imputer ce refus du corps et non à Duras même qui recourt, au contraire, à une écriture très érotique, où le corps est très présent, comme nous le verrons dans l’étude des phénomènes paraverbaux.

Le corps, tant des hommes que des femmes, sera même dévoilé lors d’une scène érotique. Y sont mentionnés les organes sexuels, la peau et son odeur ou sa douceur. Mais il est toujours vu comme un objet sexuel, sous le regard désirant d’un homme ou d’une femme. Ainsi Hélène Lagonelle est-elle décrite très érotiquement sous le regard désirant de l’héroïne de L’amant. Aux pages 89 et 91, les termes suivants sont employés : « la façon dont le corps porte les seins », « cette rotondité extérieure des seins portés, cette extériorité tendue vers les mains », « la douceur de sa peau... », « je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle ».

Tout cela nous éloigne des descriptions de type réaliste, telles qu'Hamon (1993) les étudie dans les romans du XIXe siècle. Seules quelques touches signifiantes, sans organisation structurante, évoquent les personnages durassiens. À noter toutefois que les mêmes traits choisis pour toutes les femmes les rendent à la fois toutes semblables et toutes différentes, les transforment en véritables symboles de la féminité. Quant aux hommes, à l’exception du vice-consul qui partage avec les héroïnes durassiennes les traits de maigreur et de pâleur (Consul : 92-105) et de quelques personnages décoratifs comme ce vieil anglais « grand et maigre » aux « yeux d’oiseau » à « la peau taraudée par le soleil » (Consul : 92-105), figure prototypique du vieux colon, aucune caractéristique physique n’est évoquée, excepté leur corps comme objet érotique.

Duras procède donc un peu comme les dramaturges qui, sans doute pour laisser de plus grandes chances d’existence à la représentation de leur pièce, ne décrivent que très peu le caractère naturel des personnages. C’est là un des traits principaux par lesquels l’écriture romanesque de Duras se rapproche de l’écriture théâtrale. Bien sûr, l’effet produit n’est pas le même, dans la mesure où la figure romanesque, n’étant pas destinée à être représentée, restera floue, et qu’ainsi le personnage atteindra le statut de type, symbolisant en quelque sorte l’éternel féminin, l’éternel mari ou l’enfant. La liberté du lecteur sera préservée et chacun pourra y faire ses projections fantasmatiques. Mais, néanmoins, cette liberté du lecteur n’est pas totale. L’exemple de l’âge des personnages est très révélateur à cet égard. Généralement, il n’est pas mentionné. Cependant, les lecteurs sont obligés de placer la plupart des personnages durassiens dans une tranche d’âge se situant, pour les romans de la deuxième période, autour de la quarantaine. Les héros durassiens ont déjà une vie derrière eux, ils ont des enfants, une maison, ils sont installés dans la vie, mais sont encore objets de désir. Ainsi, par certains attributs, l’âge approximatif du personnage est connu, sans qu’il soit nécessaire de le mentionner explicitement. Concernant les romans de la troisième période, les héroïnes ont apparemment vieilli, que ce soient la mère de La pluie, les deux héroïnes d’Émily, suivant en cela le vieillissement de l’auteur lui-même.

Certaines propriétés, relevant de l’accident, sont associées à la définition de l’être et se trouvent ainsi transformées en sorte de statiques. Ainsi, durant les premières interactions d’Émily, la femme du Captain regarde le sol. L’écriture la transforme en « femme qui regarde le sol » :

‘À côté du Captain, cette femme qui regardait le sol a relevé la tête et elle a regardé la jeune patronne (Émily : 37).’

Une dernière remarque, toutefois : ce que l’on pourrait appeler les « romans de famille », comme L’amant et le Barrage, échappent beaucoup plus à l’indigence des signes à caractère naturel. L’âge de l’héroïne et sa description sont donnés, mais ils participent doublement à la signifiance du roman, renforçant, d’un côté, le caractère transgressif du comportement de l’héroïne et authentifiant, de l’autre, l’aspect autobiographique. Quant à la description de la mère du Barrage, elle contribue à créer la figure emblématique de la mère, cette femme usée par la vie.

Quelques signes acquis parsèment les différents romans. Ainsi, les cicatrices, traces d’une tentative de suicide d’un des protagonistes des Yeux, sont mentionnées par le texte :

‘Comme en réplique à tous ces propos, une nuit, elle découvre sur ses poignets les fines traces des lames de rasoir. Il n’a jamais parlé de ça. Elle pleure. Elle ne le réveille pas (Yeux : 67).’

Bien que L’amant s’ouvre sur une superbe page concernant le vieillissement du visage, il est très rare que les romans durassiens évoquent ces signes acquis.

Quant aux signes surajoutés, souvent indicatifs dans la vie, comme dans les romans, de la psychologie du personnage et de son statut social, leur présence est également rarissime. Quelques indications sur la couleur des tenues : robe blanche et manteau gris pour Lol, robe noire pour Anne-Marie Stretter, tailleur noir pour Tatiana. Toutefois, ces indications fonctionnent sur le plan symbolique, dans la communication avec le lecteur : la figure de la ravisseuse se rattache à l’image de l’oiseau de proie, d’ange de la mort, et la tenue d’Anne-Marie Stretter contribue à la création de l’image.

‘Lol, frappée d’immobilité, avait regardé s’avancer, comme lui, cette grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort. Elle était maigre. Elle devait l’avoir toujours été. Elle avait vêtu cette maigreur, se rappelait clairement Tatiana, d’une robe noire à double fourreau de tulle également noir, très décolletée (Ravissement : 15).’

Cette même tenue caractérise Anne-Marie Stretter dans Le consul :

‘Ce soir à Calcutta, l’ambassadrice Anne-Marie Stretter est près du buffet, elle sourit, elle est en noir, sa robe est à double fourreau de tulle noir, [...] (Consul : 92).’

Tatiana Karl, prototype de la grande bourgeoise, femme de médecin, habitant une grande maison et prenant un amant l’après-midi, est habillée en tailleur noir :

‘Elle était vêtue discrètement d’un tailleur de sport noir (Ravissement : 58).
De ce côté-là Tatiana, en tailleur noir, arrivait (Ravissement : 122).’

Quant à Lol, l’héroïne absente à jamais, dépossédée d’elle-même, la robe blanche qu’elle prend grand soin à acheter devient en quelque sorte symbolique de son être de pureté virginale, être qu’elle recouvre, lorsqu’elle sort, d’un manteau gris à la couleur de sa vie maritale :

‘Lol s’acheta une robe. Elle retarda de deux jours sa visite à Tatiana Karl, le temps de faire cet achat difficile. Elle se décida pour une robe de plein été, blanche. Cette robe de l’avis de tous chez elle, lui allait très bien.
[...] Au moment de partir, on l’admirait, elle se crut tenue de donner des précisions : elle avait choisi cette robe blanche afin que Tatiana Karl la reconnût mieux, plus facilement ; c’était au bord de la mer, [...], qu’elle avait vu Tatiana Karl pour la dernière fois, il y avait dix ans et pendant ces vacances-là, sur le désir d’un ami, elle était toujours en blanc (Ravissement : 70).
Ce manteau gris je l’ai reconnu, ce chapeau noir sans bord, elle ne l’avait pas dans le champ de seigle (Ravissement : 128).
Elle a remis cette même robe blanche que la première fois chez Tatiana Karl. On la voit sous le manteau de pluie dégrafée. Comme je regarde la robe, elle enlève tout à fait le manteau gris (Ravissement : 130).’

L’alliance, symbole de l’aliénation profonde de l’héroïne durassienne, est elle aussi mentionnée :

‘Sa main s’endort avec elle, posée sur le sable. Je joue avec son alliance. Dessous la chair est plus claire, fine, comme celle d’une cicatrice (Ravissement : 182).
Elle [Élisabeth Alione] porte une alliance (Détruire : 27).’

Par ailleurs, si l’on excepte l’héroïne de L’amant, la mère et la fille du Barrage, les indications vestimentaires et autres sont rares. Cela contribue à marquer la femme dans sa féminité plutôt que dans son particularisme social.

Le maquillage n’est que rarement signalé, sauf pour la bonne des Chevaux, situant celle-ci dans les figures de prostituées, et pour Suzanne dans le Barrage :

‘Elle était toute prête, chaussée d’escarpins vernis, à talons hauts, violemment fardée, elle ressemblait à une jolie petite putain (Chevaux : 108-109).
Te voilà bien, dit Joseph à Suzanne, tu sais pas te farder, on dirait une vraie putain (Barrage : 95).’

Ce trait tend à montrer que la bonne ne peut échapper à son aliénation fondamentale. Si elle échappe à la condition domestique, c’est pour tomber dans une autre forme d’exploitation. Pour Suzanne, ce fard devient métonymique de sa condition au sein de sa famille. La mère et le frère ne font rien d’autre que, sous une forme camouflée, la prostituer en la livrant à M. Jo pour en retirer un bien être matériel. Aliénation de la jeune fille pauvre, ce trait surajouté en devient le symbole.

Pour les hommes, c’est souvent leur élégance qui est mentionnée ; là encore, le trait devient hautement symbolique de ce qu’ils représentent pour la femme : un statut social, un espoir, dans certains cas, de sortir de sa condition, mais aussi son emprisonnement. Tous les romans mentionnent le trait :

‘Michael Richard a dans les trente ans. Son élégance dès qu’il entre attire l’attention (Consul : 137).
Dans la terrible lumière du jour, elle le voit pour la première fois.
Il est élégant (Yeux : 24).’

Une occurrence dans L’amante où le patron du Balto parle de Pierre Lannes montre qu’une dérogation, sinon à l’élégance du moins à la correction de la tenue est une indication pour le partenaire de la communication :

‘J’ai trouvé qu’il avait l’air d’être fatigué et qu’il était un peu négligé dans sa tenue - lui toujours si correct. Il portait une chemise bleue un peu sale au col. Je me souviens, je m’en suis fait la réflexion. Je me suis dit : tiens, qu’est-ce qu’il a ? (Amante : 13).’

Une sélection est donc opérée au niveau des statiques, plaçant le lecteur dans une position inférieure à celle des interactants, et situant, pour le lecteur, ceux-ci sur le plan de la psychologie, puisque cette sélection a pour effet de réduire au maximum les signes permettant d’ancrer le personnage dans un milieu socioculturel. Toutefois, et nous l’avons montré dans le cadre du Le ravissement essentiellement, les traits choisis fonctionnent en symboles. Kristeva (1970 : 25) avait très judicieusement caractérisé le passage de l’épique au romanesque, comme le passage du symbole au signe. Mais elle avait aussi signalé la tentative des Nouveaux Romanciers de retourner à une forme d’écriture mythique, où le monde serait de nouveau unitaire et reposerait plus sur une représentation symbolique. Duras s’inscrit de plain-pied dans ce retour au symbole, mais avec toutefois une différence fondamentale, c’est que le symbole ne semble plus appartenir à un savoir partagé extra-romanesque, comme c’était le cas dans l’épique, mais se doit d’être explicité, et c’est ce rôle qui incombe à tout le système métaphorique mis en place dans la prose durassienne. Autrement dit, dans La chanson de Roland, les chiffres symboliques (7 lié au cycle complet, 10 au monde païen, 12 au monde chrétien) font partie d’un symbolisme non explicité par le texte, mais très certainement décodé par l’auditeur du texte, alors que la tenue d’Anne-Marie Stretter, l’apparentant aux oiseaux de proie, fait partie de la métaphore du texte. Quand le recours métaphorique est de l’ordre de l’absence, c’est par la superposition des différents romans que le lecteur parvient à dégager le code symbolique, chaque roman donnant la signification de tel ou tel symbole, dont la signification reste valable pour tous les autres. C’est donc sur le plan de la codification littéraire, donc de la communication avec le lecteur, que ces signes fonctionnent, transformant l’écriture durassienne en écriture de symboles et l’inscrivant dans un mouvement littéraire participant de la même esthétique, et non sur le plan de la communication entre les interactants.

Sur le plan de l’écriture encore, Duras, auteur inscrit, pervertit complètement le rapport informatif avec son lecteur : pour les personnages principaux, seules quelques caractéristiques sont mentionnées, alors qu’il lui arrive de développer la tenue vestimentaire de personnages décoratifs soit comme dans Le ravissement pour les réunir sous les traits d’un conformisme ou d’une attitude grégaire :

‘La rue est large et descend avec nous vers la mer. Des jeunes gens la remontent, en maillots de bain, en robes de couleurs vives. Ils ont le même teint, les cheveux collés par l’eau de mer, ils ont l’air de rejoindre une famille unique aux membres très nombreux (Ravissement : 178),’

soit, au contraire, pour signaler une personnalité hors du commun, comme c’est le cas de Betty Fernandez :

‘Betty Fernandez. [...] elle est myope, elle voit très peu, elle plisse les yeux pour vous reconnaître tout à fait, [...]. Ici aussi les yeux sont clairs. La robe rose est ancienne, et poussiéreuse la capeline noire dans le soleil de la rue. Elle mince, haute, dessinée à l’encre de Chine, une gravure. [...] Elle est belle, belle de cette incidence. Elle est vêtue des vieilles nippes de l’Europe, du reste des brocards, des vieux tailleurs démodés, des vieux rideaux, des vieux fonds, des vieux morceaux, des vieilles loques de haute couture, des vieux renards mités, des vieilles loutres, sa beauté est ainsi, déchirée, frileuse, sanglotante, et d’exil, rien ne lui va, tout est trop grand pour elle, et c’est beau, elle flotte, trop mince, elle ne tient dans rien, et cependant, c’est beau (Amant : 82-83).’

Le fait troublant n’est pas de décrire des personnages décoratifs - c’est une pratique assez commune dans les romans -, mais de procéder à de tels développements, alors que seules quelques touches définissent les personnages principaux. C’est fondamentalement une subversion du code romanesque où le lecteur se retrouve avec une somme d’informations ne participant pas à l’économie générale du roman.

En conséquence, l’écriture durassienne note assez peu les statiques, ce qui la rapproche de l’écriture dramatique et place les personnages en position d’êtres humains, souvent érotisés. Lorsque les statiques sont notés, ils le sont en proportion inverse du code romanesque, puisque les personnages décoratifs sont plus décrits que les principaux protagonistes. De toutes manières, c’est au niveau du symbolique qu’ils fonctionnent, et non du signe.

Notes
148.

L’expression est de Duras.