2.3. Les « cinétiques lents » et les « cinétiques rapides ».

C’est au niveau des cinétiques que les notations deviennent extrêmement abondantes, précises et significatives. Que ce soient les attitudes, les postures et la proxémique, que nous avons choisi de rattacher aux cinétiques lents, ou les jeux de regards, les mimiques et les gestes appartenant aux cinétiques rapides, ils font tous l’objet d’une description minutieuse de la part de la romancière, avec toutefois une importance particulière attachée au regard.

Il serait de peu d’intérêt d’examiner tous ces cinétiques sur le plan de leur nature, nous en arriverions à une énumération fastidieuse et inutile de tous les types de gestes, mimiques, postures, mentionnés par le texte durassien. Aussi est-ce dans le chapitre des fonctions que nous les retrouverons, car, de la typologie, naîtront des différences significatives par rapport aux interactions réelles, mais aussi certaines propriétés du texte durassien. Toutefois, il nous a paru utile de mentionner ici une des techniques très particulières dont use la romancière pour rendre les cinétiques rapides, tant l’utilisation de cette technique change la nature même du geste : elle décompose le mouvement, le rend dans ses différentes étapes, créant en quelque sorte l’effet de ralenti, technique utilisée par le cinéma. Ainsi, dans Moderato, au lieu d’avoir « il le lâcha pour prendre un crayon et un papier », les actions sont détaillées et juxtaposées :

‘L’inspecteur le lâcha, sortit un carnet de sa poche, un crayon, lui demanda de décliner son identité, attendit (Moderato : 18).’

La description parataxique crée donc un effet de ralenti qui pervertit le rapport de lecture. S’attarder ainsi sur un personnage secondaire, pour lequel la seule mention de l’interrogatoire eût suffi à informer le lecteur d’un acte lié à sa fonction, ne rentre pas149 dans l’économie générale de la gestion d’informations entre l’auteur et le lecteur inscrits.

Duras l’utilise aussi pour le personnage principal. Ainsi, dans Les chevaux, le fait que Sara aille chercher du vin pour l’homme est fortement décomposé :

‘Elle s’en alla. L’homme se retourna vers Sara lui sourit, un peu contraint, semblait-il, puis il s’assit par terre contre le mur. [...] Elle entra doucement dans la chambre de l’enfant. La bonne encore une fois, avait oublié d’ouvrir la fenêtre. Elle l’ouvrit toute grande et elle revint près de l’enfant et le considéra dans la pénombre. Il dormait bien, mais il avait très chaud. Elle replia le drap dans lequel il s’était entortillé et elle lui essuya le front. Puis elle le regarda encore, tout en pensant à l’homme qui l’attendait sur la véranda. [...] L’enfant lorsqu’elle l’embrassa, se retourna brusquement vers le mur en grognant [...]. Elle sortit, revint vers la cuisine, prit une bouteille de chianti et deux verres. Puis elle se retourna sur la véranda. [...]
Sara versa du vin dans les deux verres, posa la bouteille de chianti sur le rebord de la fenêtre et s’assit près de lui. [...]
Il but, posa son verre devant lui et, brusquement, l’enlaça [...] (Chevaux : 109-111).’

L’extrait témoigne d’une double décomposition : celle des gestes que Sara accomplit auprès de son enfant est en quelque sorte enchâssée dans celle, plus générale, du geste rituel d’offrir à boire aux invités. Les deux actes ont une faible importance informative : l’un est un geste rituel, l’autre témoigne de l’amour de la mère pour son enfant. Amour qui est maintes fois mentionné par le texte et acquiert ainsi un aspect redondant dans la gestion de l’information. Mais ici, cette technique littéraire a un effet stylistique dans la mesure où elle sert à retarder l’accomplissement du désir, la réalisation de l’acte sexuel unissant l’homme et Sara. Elle place donc le lecteur dans le même état de tension que le personnage.

De plus, ce procédé de décomposition du mouvement s’accompagne très souvent d’un jeu sur l’aspect verbal. Duras déploie le mouvement de l’inaccompli à l’accompli :

‘Elle se leva, se leva avec lenteur, fut levée (Moderato : 49).
Bernard Alione se lève difficilement. Il est levé (Détruire : 127).
[...] elle [Anne-Marie Stretter] tend une coupe de champagne. Elle l’a tendue (Ravissement : 92).
Anne Desbaresdes attendit cette minute, puis elle essaya de se relever de sa chaise. Chauvin regardait ailleurs. Les hommes évitèrent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultère. Elle fut levée (Moderato : 123).’

Ce dernier exemple pousse à l’extrême « l’effet de ralenti », dans la mesure où il situe toute une série d’actions entre l’inaccompli et l’accompli du mouvement. Cet effet est renforcé par le fait qu’il s’agit de verbes « perfectifs » qui, théoriquement, sont incompatibles avec la vision durative de l’action - lorsqu’on se lève, on est levé, comme lorsqu’on naît, on est né, ou lorsqu’on sort, on est sorti. Le jeu sur l’aspect lié au tiroir verbal par opposition à l’aspect émanant du sémantisme du verbe décompose en fait ce qui dans la vie réelle correspondrait à une fraction de seconde. L’effet de ralenti est donc considérablement amplifié par le procédé. L’écriture, ici, s’apparente à la technique cinématographique avec la même ampleur ou presque que la scène de l’accident dans le film « Les choses de la vie » de Claude Sautet, où une seconde de vie correspond, plus ou moins, à vingt minutes d’images. La différence, toutefois, est que, dans le film de Sautet, la scène est d’une importance capitale, puisqu’elle montre la mort du héros et déclenche le processus du souvenir d’une belle histoire d’amour, alors que, chez Duras, il s’agit en fait de gestes sans importance

Sur le plan de la nature proprement dite, seuls les regards feront l’objet d’une étude détaillée, parce que c’est elle qui conditionne fortement leur fonction. On pourrait presque qualifier les romans durassiens de romans du regard, tant cet élément intervient dans la structure narrative et dans la structuration des relations entre personnages. Nous distinguerons deux types de regard. Celui du narrateur tout d’abord, celui des personnages ensuite.

Tout le texte durassien s’organise autour du regard du narrateur, assistant à une scène qu’il raconte au lecteur. La plupart des romans de la deuxième et troisième périodes sont à focalisation externe, selon l’appellation de Genette (1972). Le fait est habituel pour les Nouveaux Romanciers qui rejetaient le narrateur omniscient. Mais ce qui est spécifique à ce regard, c’est qu’il est actualisé dans le texte par les marqueurs « voilà », certaines interrogations, la présence de « non » et par les nombreuses modalités d’incertitude qui relativisent toute interprétation. La focalisation est donc actualisée dans le texte. C’est comme si le narrateur se transformait en reporter dont le rôle serait de faire vivre à l’auditeur-spectateur la scène en direct, comme s’il y assistait. Ainsi le lecteur se mue-t-il, lui aussi, en voyeur. La description de la réception d’ambassade et des différentes interactions qui s’y déroulent est très significative à cet égard :

‘Anne-Marie Stretter est libre. Le vice consul de Lahore se dirige vers elle. On dirait qu’il hésite. Il fait quelques pas. Il s’arrête. Elle est seule. Ne le voit-elle pas venir ? [...]
Charles Rossett voit que l’ambassadeur de France va vers le vice-consul de Lahore et qu’il lui parle. Ainsi a-t-il évité à sa femme de danser avec lui. A-t-elle vu ? Oui. [...]
L’ambassadeur paraît étonné. [...]
L’ambassadeur doit trouver que dans les yeux il y a soit de l’insolence, soit de la peur. [...]
L’ambassadeur paraît vouloir s’éloigner du vice-consul. Non, il se ravise (Consul : 116-118 ; nous soulignons).’

La technique du reportage en direct structure tout le texte et l’apparente au discours des commentateurs sportifs, par exemple, avec même, comme dans la dernière phrase de l’extrait, les signes de « ratés ». Ce type d’écriture crée, en quelque sorte, une communication avec le lecteur inscrit. Dans l’extrait, il est à noter toutefois que l’assimilation du focalisateur au narrateur n’est pas évidente. L’expression « A-t-elle vu ? Oui » traduit-elle un dialogue entre des invités dont, par ailleurs, la voix se fait entendre sous un « on » ? Le focalisateur se distinguerait-il ainsi du narrateur ? Ou, au contraire, s’agit-il d’une trace de monologue intérieur chez le narrateur et qui s’assimilerait alors au focalisateur ? L’ambiguïté reste totale.

L’extrait de L’amant, déjà cité à deux reprises, est révélateur à la fois de la position du narrateur chez Duras et de toute l’écriture :

‘Betty Fernandez. Étrangère elle aussi. Aussitôt le nom prononcé, la voici, elle marche dans une rue de Paris [...] (Amant : 82 ; nous soulignons).’

L’écriture y a, en effet, un véritable pouvoir sur le réel. Le dire devient un faire, un faire apparaître, un faire exister et en même temps, se dénonce comme écriture et non comme réalité, car elle ne « fait apparaître » que dans le texte150. Mais en outre, à partir de « la voici, elle marche », va s’enclencher un processus descriptif. Les attitudes, les allures, les vêtements de Betty Fernandez vont être décrits. Nous retrouvons ce qu'Hamon (1993) appelle « le regard, déclencheur de description » et qui motive, d’après lui, l’insertion du descriptif dans le narratif. Néanmoins, dans les romans du XIXe siècle, c’était un regard porté par le personnage qui enclenchait la mécanique descriptive. Ici, c’est le nom couché sur le papier qui ressuscite Betty Fernandez, la fait apparaître au regard du narrateur. Par ailleurs, la technique du regard du personnage, comme déclencheur de description, peut également se rencontrer, mais plus rarement :

‘La jeune fille se hisse et voit : la dame pose l’enfant sur la table, s’éloigne, revient avec une cuvette d’eau, reprend l’enfant et, tout en lui parlant avec douceur, elle la plonge dans l’eau (Consul : 63).’

Dès lors, le regard est l’élément fondamental de toute l’écriture durassienne : il la produit, en quelque sorte. Le narrateur se transforme en observateur direct ou en visionnaire et le lecteur, auquel une certaine passivité est conférée, en voyeur. L’écriture va donc plonger le lecteur au sein de la perversion fondamentale du désir des principaux protagonistes durassiens : le voyeurisme. Stein est un voyeur, Lol V. Stein aussi et Anne Desbaresdes également, mais dans une moindre mesure. Quant à Claire, l’héroïne de Dix heures, elle l’est aussi, même si, pour elle, c’est involontaire. La structure profonde qui conditionne toutes les relations entre les divers personnages est le voyeurisme, qu’il soit un voyeurisme dans toute sa dimension érotique ou un voyeurisme plus diffus, se contentant d’observer les relations qui se tissent entre les êtres. Stein regarde le couple Alissa-Max Thor dans leur chambre (Détruire : 104), Lol, comme l’a montré Lacan (1975), assiste à l’accouplement de Jacques Hold et de Tatiana du fond d’un champ de seigle (Ravissement : 122-126) pour tenter de revivre ce dont elle fut dépossédée dix ans auparavant, à savoir l’accomplissement du désir entre Michael Richardson et Anne-Marie Stretter. Anne Desbaresdes est désespérément attirée par ce couple où l’amour et la mort, par le crime commis, sont réunis, quant à Chauvin nous le retrouvons en épieur de l’intimité d’Anne Desbaresdes (Moderato : 59). Le couple formé par la romancière et l’homme dans Émily épie véritablement le Captain et sa femme pour tenter de reconstituer leur vie.

Ce voyeurisme fait l’objet d’une véritable mise en abyme : le texte est déclenché par le regard du narrateur sur les personnages qui eux-mêmes regardent des êtres qui regardent. Et le regard de ces derniers se porte très souvent sur des objets naturels tels que la mer, la forêt, mais peut aussi se porter sur la femme désirée :

‘Pendant qu’il buvait, dans ses yeux levés le couchant passa avec la précision du hasard.
Elle le vit (Moderato : 57).
Il regarda Sara qui regardait le fleuve (Chevaux : 121).
Il regardait Suzanne. La mère vit qu’il la regardait (Barrage : 36).
Elle [...] les voit se regarder (Dix heures : 130).’

Parfois, c’est l’écoute qui se substitue au regard-point de fuite :

‘Il regarde vers Anne-Marie Stretter qui, une coupe de champagne à la main, écoute distraitement quelqu’un (Consul : 120).
Nous la regardions qui écoutait Tatiana [...] (Ravissement : 85).’

Cet emboîtement de regards est métonymique du désir, l’un comme l’autre sont toujours en fuite, et le lien entre le regard et le désir n’est plus à établir depuis Starobinsky (1975 : 13). Ce qui nous conduit au deuxième type de regard, celui des personnages.

Il est à noter tout d’abord que ce regard peut lui-même être au service de l’écriture, puisqu’il constitue un véritable procédé qui permet d’apparenter des personnages. Le narrateur, dans sa communication avec le lecteur inscrit, associe deux personnages dans le même acte de regarder, tissant ainsi entre eux un réseau de ressemblance. C’est ainsi que, dans Détruire par exemple, le regard du même objet réunit Alissa et Stein, mais qu’aussi tous les deux constituent l’objet du même regard :

‘Alissa et Stein les regardent. [...]
Elle regarde Alissa et Stein (Détruire : 88-89).’

Ce procédé d’écriture permet au narrateur de créer ainsi des similitudes entre les personnages et de les maintenir unis par l’écriture, même s’ils sont séparés comme personnages :

‘Alissa et Stein, maintenant séparés, les regardent (Détruire : 129).’

Ensuite, la mention du regard sert à la régulation romanesque des tours de paroles. Bien sûr, dans les dialogues romanesques, il n’y a pas de véritable négociation de tours, puisque ceux-ci sont orchestrés par l’auteur inscrit et préexistent en quelque sorte à l’échange. Néanmoins, les mentions de regards, au sein d’un trilogue ou d’un polylogue, permettront souvent de dire aux lecteurs à qui le discours est adressé. Le procédé est toutefois extrêmement rare. Nous trouvons ce type de regard dans Émily par exemple :

‘De temps en temps elle [la patronne] regarde le Captain - elle évite de regarder cette femme qui est la femme du Captain. Elle hésite, elle voudrait encore parler au Captain, [...] (Émily : 33).’

C’est parfois aussi le regard qui exclut un des partenaires du trilogue :

‘La patronne de la Marine était allée vers lui, le voyageur anglais. Elle lui avait parlé en anglais. Elle lui avait demandé comment s’était passé le voyage. [...]
Elle, la femme du Captain. Elle regarde le sol (Émily : 32).’

Le non regard exclut la femme du Captain du trilogue, il la transforme de participant ratifié en témoin (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 86) et par là même, le trilogue potentiel se trouve métamorphosé en dilogue. Dans la vie courante, un tel refus de regard serait un acte d’impolitesse, il équivaudrait à déclarer au nouveau venu qu’il est importun. Ici, il perd son statut d’impolitesse et connote un malaise, une douleur, une honte... L’indécision persiste pour le lecteur, mais, en tout cas, il est le signe d’une « histoire conversationnelle » entre les protagonistes, histoire dont le grand exclu est le lecteur. Pourtant, le regard peut réaliser l’opération inverse : introduire le témoin comme participant ratifié. Tel est l’exemple des Chevaux :

‘Elle [la bonne] regarda vers l’homme pour le prendre à témoin de l’injure, mais celui-ci était tourné vers le fleuve, il fumait, il ne se retourna pas (Chevaux : 109).’

Les deux autres exemples que nous avons sont extraits des Chevaux, l’un signale le partenaire de manière directe ; l’autre relève du trope communicationnel :

‘- Mais qu’il est bête ! dit Jacques. Si tu l’aimes, nous on t’aime plus.
- Pourquoi ? demanda le petit.
- Pourquoi ? demanda Sara.
- Comme ça, dit Jacques, en regardant Sara (Chevaux : 62).
- Si vous voulez, dit l’homme, demain matin on peut faire une longue promenade. [...]
- Ou bien aujourd’hui, si vous préférez, dit l’homme.
- Non, dit Ludi, demain, pas aujourd’hui. Aujourd’hui, ce que j’aimerais faire, ce serait me promener à la montagne.
Il regarda Gina. C’était à elle qui parlait (Chevaux : 30).’

Duras préfère généralement utiliser le « sourire » ou « la posture » à cette fin, sans doute parce qu’elle préfère laisser au regard sa pure essence et l’écarter d’un rôle où il se réduirait à une pure fonction.

Dans le même ordre d’idée, ce regard ou ce non regard des personnages peut aussi signaler au lecteur inscrit la présence des témoins, sans changer toutefois les rôles interactifs des personnages. Ce regard ou non regard a comme rôle d’informer le lecteur du cadre participatif réel et de lui donner des informations pour interpréter l’interaction proprement dite :

‘Suzanne se tenait debout près de lui. Il lui prit la main et l’embrassa. Il n’avait pas encore vu la mère et Joseph qui, immobiles, attendaient. D’habitude, quand ils le voyaient arriver ils travaillaient avec plus d’ardeur pour ne pas avoir à répondre à son salut. Suzanne retira sa main de celle de M. Jo et resta debout (Barrage : 131).’

L’extrait indique clairement que M. Jo n’a pas conscience de l’existence de ces épieurs que sont la mère et le frère, par contre Suzanne semble être au courant de leur présence. Cette conscience ou non conscience expliquent au lecteur leur attitude respective : l’intrépidité de M. Jo, le refus de Suzanne. C’est la mention « il n’avait pas vu », et donc le non regard, qui informe le lecteur de l’existence de ces épieurs. Le regard, ici, sert donc la macrocommunication textuelle.

Enfin, le regard des personnages est un des instruments qui assurent la cohérence littéraire du texte, puisqu’il permet de justifier la présence de certaines répliques au sein du dialogue qui constitueraient sans lui de véritables sauts du coq-à-l’âne. Cet extrait de Émily témoigne très explicitement de ce rôle :

‘Je dis :
- Parfois je crois que tout est là. Parfois je crois que c’est fini. Fini au-delà de ce que l’on peut imaginer. C’est seulement l’idée de la mort qui réveille.
- C’est ça. La mort. On ne peut pas la supporter. Mais pour vous ce n’est rien. Mettez-vous à ma place.
On rit encore de la mort. On regarde le pont de Tancarville, le rose au-dessus de la mer.
Vous avez dit :
- On sera beaucoup venus à Quillebeuf cet été.
- Beaucoup. Vous savez pourquoi ça me plaît à ce point ? Je ne le sais pas.
- Je le sais un peu, mais le savoir complètement c’est impossible.
- C’est vrai que c’est impossible. Quelque chose qui est là en plein visage, qui vous aveugle et qu’on ne voit pas.
Tout à coup vous regardiez la place, vous avez dit :
- Les coréens sont partis.
La place est redevenue vide, [...] (Émily : 61-62 ; nous soulignons).’

Le premier regard montrant l’attitude inattentive de l’interlocuteur, alors que la thématique de la mort est initiée, justifie de manière implicite le changement de sujet qu’il initie au paragraphe suivant. Quant au deuxième regard, il assure véritablement la cohérence du texte en légitimant la séquence descriptive. Mais, ce faisant, le regard vraisemblabilise le dialogue, parce qu’il correspond à ce qui se produit dans la conversation réelle où un élément de la situation observée par l’un des protagonistes fait dévier la progression thématique.

Dans ces trois cas, le regard des personnages revêt une importance dans la construction littéraire, puisqu’il devient un instrument de liaison entre personnages, entre thématiques.

Toujours du côté des personnages, le regard est un indicateur de relations interpersonnelles. Ainsi se trouvent abondamment notés les regards de la mère sur l’enfant et la réciprocité des regards entre amants ou amants potentiels. Le regard dit la relation de désir et d’amour. Ce sont ces regards échangés ou non qui indiqueront le rapport d’amour incestueux entre le frère et la soeur notamment dans La pluie :

‘Jeanne était restée muette après ce qu’avait dit Ernesto. Il avait regardé sa soeur longuement et elle avait été forcée de fermer les yeux ; Et lui, ses yeux avaient tremblé et à leur tour ils s’étaient fermés. Lorsqu’ils auraient pu se regarder de nouveau ils avaient évité de le faire. Dans les jours qui avaient suivi ils n’avaient pas parlé. Ils n’avaient pas nommé cette nouveauté qui les avait anéantis et privés de parole (Pluie : 53).’

Ce type de regard qui trahit une relation plus intime semble correspondre aux interactions réelles où, selon la théorie classique mentionnée par Kerbrat-Orecchioni (1992 : 42), « plus une relation est intime entre les interlocuteurs, et plus est élevé le niveau des contacts oculaires ». Bien que cet aspect proportionnel ait été contesté (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 42-43), il n’en reste pas moins que le regard est un des indicateurs de la relation interpersonnelle.

À côté de ces regards trahissant des affects somme toute assez positifs, existe aussi une catégorie de regards qui exerceraient une véritable force illocutoire, et dont certains peuvent révéler des affects beaucoup plus négatifs. Ils servent à poser une question, à inviter ou à exercer une menace :

‘Elle questionne du regard. Alissa attend (Détruire : 64).
Son regard questionne (Abhan : 58).
Leurs regards se croisent. À la fin de la nuit, pense Charles Rossett, l’invitation aux Îles (Consul : 132).
Il nous regarde manger, le petit frère et moi, et puis il pose sa fourchette, il ne regarde plus que le petit frère. Très longuement il le regarde et puis il lui dit tout à coup, très calmement, quelque chose de terrible (Amant : 98).’

Ce dernier regard est le regard de domination dont parlent les éthologues et dont « les communautés humaines conservent quelques traces », rappelle Kerbrat-Orecchioni (1992 : 79), mais il reste exceptionnel dans l’oeuvre durassienne où le jeu des relations humaines n’est nullement social.

En situation de polylogue, Kerbrat-Orecchioni (1992 : 79-80) signale un regard très apparenté à celui de la dominance. Selon elle, « la quantité des regards dont est gratifié tel ou tel membre, qu’il soit en position émettrice ou réceptrice, constitue un excellent indicateur de son prestige au sein du groupe » et c’est le personnage le plus faible, le plus accablé vers lequel tous les regards convergent. Que l’on songe au vice-consul ou à la vieille des Chevaux, centre des regards du groupe : ils ne sont pas des êtres dominants. L’un jouit du prestige de la transgression, l’autre de la douleur infinie de la mère qui a perdu son enfant. Nous sommes ici au coeur du regard comme instrument social.

C’est également à cette catégorie qu’on peut rattacher le regard de réprobation sociale - pouvant se traduire d’ailleurs par un refus de regard. C’est celui dont seront victimes Anne Desbaresdes ou le vice-consul :

‘La patronne, tout en tricotant, regardait obstinément le remorqueur. Il était visible qu’à son gré les choses prenaient un tour déplaisant (Moderato : 39-40).
Des hommes au bar regardèrent encore cette femme, s’étonnèrent encore, mais de loin (Moderato : 84).
Les hommes évitèrent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultère (Moderato : 123).
Ils sont partis sur la piste, elle et l’homme de Lahore.
Alors toute l’Inde blanche les regarde.
On attend. Ils se taisent (Consul : 121).’

À côté de ce regard, ou de ce non regard de réprobation, Duras mentionne aussi parfois le lien du regard avec la politesse. Regarder une personne, c’est envahir son territoire et donc menacer sa face négative. Aussi regarder une personne avec insistance constitue-t-il une véritable agression territoriale. Détruire et Le consul témoignent de ce type de regard qui souvent émane d’êtres libérés, transgresseurs des normes sociales :

‘Puis Stein s’en va comme il est arrivé, sans hésitation, sans prévenir. [...] Une fois dans le parc, il ralentit sa marche. Il se promène parmi les autres. Il les regarde sans retenue aucune. Il ne leur parle jamais (Détruire : 21-22).’

L’expression « sans retenue aucune » indique la norme sociale transgressée ; le fait que Stein « ne leur parle jamais » suggère qu’un tel regard devrait manifester le désir de rentrer en interaction avec les personnes ainsi regardées. Dans les interactions réelles, un regard intensif, lorsqu’il n’est pas le signe d’une menace ou d’un sentiment de haine, ne se justifie que dans deux cas : quand on hésite sur l’identité d’une personne, et il témoigne alors de la difficulté que l’on a à la reconnaître ; quand on porte un intérêt manifeste à une personne, et l’attaque de face négative se trouve alors compensée par la valorisation de la face positive qu’opère un tel regard. Dans les deux situations, on désire rentrer en interaction avec la personne et c’est ce code social que Stein transgresse.

Le regard du vice-consul, qui à la fin de la réception mondaine « toise » littéralement les invités avant de pousser son cri (Consul : 146), est un autre exemple de regard transgressif, dérogeant aux règles de politesse. Le verbe toiser en lui-même présuppose déjà l’attaque des faces, puisqu’il se définit comme suit : « regarder avec défi, ou plus souvent, avec dédain, mépris » (Le Petit Robert) :

‘Il les toise. On dira plus tard : il nous toisait (Consul : 146).’

L’écriture renforce encore cette transgression : une mention narrative place ce regard au centre des conversations sociales futures, et l’institue ainsi en objet de scandale.

Ce regard était déjà celui qu’avait eu le vice-consul avec l’ambassadeur :

‘L’ambassadeur doit trouver que dans les yeux il y a soit de l’insolence, soit de la peur. [...]
Le vice-consul lève les yeux. Insolence, doit penser l’ambassadeur, est le mot qui convient (Consul : 118).’

C’est dans la mesure où il transgresse autant le code de politesse que ce regard effraye ou dérange :

‘- C’est vrai ce que vous dites sur sa voix... mais le regard aussi...
c’est comme s’il avait le regard d’un autre, je n’y avais pas pensé.
- De qui ?
- Ah çà...
Elle réfléchit.
- Peut-être qu’il n’a pas de regard.
- Du tout ?
- À peine, en passant, quelquefois, il en aurait un (Consul : 132).’

De toute façon, l’excès ou l’absence de regard du vice-consul, dérange.

Enfin, le regard peut signaler une émotion ou un sentiment chez le personnage. Il traduit alors un état psychologique. Nous avons les regards de perplexité, de méfiance, de bienveillance, de désir ou de peur :

‘Elle le regarda, perplexe, revenue à elle (Moderato : 33).
L’ambassadeur regarde Charles Rossett avec bienveillance (Consul : 39).
Tout à coup une certaine méfiance traverse le regard d’Ernesto (Pluie : 24).’

Dans ces cas-là, Duras use parfois de la répétition pour marquer la durée ou l’intensité :

‘[...] elle le regarde, le regarde sans fin, [...] (Yeux : 69).
Elle se tourne vers lui. Voit, voit le regard (Amour : 80).’

Mais c’est souvent l’acte mentionné par le seul verbe « regarder » qui figure dans le texte durassien. En fait, c’est l’acte en lui-même, dans sa pure essence d’expression du désir, qui intéresse Duras. Parfois le verbe est accompagné d’une mention de durée ou d’intensité :

‘Alors l’homme descendit de sa balustrade, revint vers Sara et prit le petit par la main. Il regarda encore une fois Sara, d’une façon un peu prolongée, moqueuse - Diana vit le regard - et il emmena le petit vers Jacques (Chevaux : 34).’

Ici, le regard exprime encore le désir de l’homme vers la femme. Il est de fait que les femmes sociales sont définies par le texte durassien comme objet de regard :

‘Les femmes, pour la plupart, ont la peau blanche de recluses. [...] elles ne font presque rien aux Indes, elles sont reposées, elles sont regardées, heureuses ce soir, sorties de chez elles, en France aux Indes (Consul : 100).
Les femmes sont au plus sûr de leur éclat. Les hommes les couvrirent de bijoux au prorata de leurs bilans. [...]
Des hommes les regardent et se rappellent qu’elles font leur bonheur (Moderato : 103-104).’

Le regard s’avère donc jouer un rôle fondamental au sein du texte durassien. Tout d’abord, parce qu’il génère et structure l’écriture, qui se présente comme le produit d’un voyeurisme fondamental. Voyeurisme du narrateur que redouble, au niveau de l’énoncé, celui des personnages, et qui engendre celui du lecteur placé souvent dans la même position que l’instance narrative. Ensuite, parce qu’il est utilisé comme technique d’écriture pour signaler les partenaires de la communication, pour associer certains personnages et assurer la cohérence du texte. Enfin, parce qu’il fournit au lecteur des informations relevant de l’implicite, quant aux relations interpersonnelles qui se nouent entre les personnages et quant aux différents affects auxquels ils sont soumis.

Si nous comparons les regards dans la vie réelle et dans les romans durassiens, nous retrouvons tous ces types de regards, ceux qui donnent des informations sur les relations interpersonnelles, sur le désir - avec sa forme de perversion fondamentale, le voyeurisme -, ceux qui témoignent des émotions ou, de manière plus générale, des affects, et, enfin, ceux qui ont un rôle purement fonctionnel dans l’interaction - regard des allocutaires vers le locuteur, regard de prise à témoin d’un bystander. Néanmoins si l’on se réfère à l’aspect quantitatif, on constate que le regard chez Duras est souvent un regard pur, non qualifié, qui a pour fonction d’informer le lecteur sur le désir et sur la communication implicite entre les êtres. Il est regard de pure essence, expression du désir perpétuellement fuyant et générateur de l’acte d’écrire lui-même.

Avant de clôturer la partie consacrée à la nature des éléments non verbaux, une mention particulière devrait être accordée à la danse qui, chez Duras, constitue une interaction à part entière. Elle s’effectue dans le silence, fait l’objet d’un véritable rituel et constitue le lieu de la circulation du désir absolu.

C’est surtout le rituel d’ouverture que Duras développe. Ce rituel est développé aussi bien dans Le ravissement que dans Le consul :

‘Lorsque Michael Richardson se tourna vers Lol et qu’il l’invita à danser pour la dernière fois de leur vie, Tatiana Karl l’avait trouvé pâli [...] (Ravissement : 17).
La femme était seule, un peu à l’écart du buffet, sa fille avait rejoint un groupe de connaissances vers la porte du bal. Michael Richardson se dirigea vers elle dans une émotion si intense qu’on prenait peur à l’idée qu’il aurait pu être éconduit. Lol, suspendue, attendit, elle aussi. La femme ne refusa pas.
Ils étaient partis sur la piste de danse (Ravissement : 18).
Le vice-consul tout à coup s’est dirigé vers une jeune femme qui se tenait seule dans le salon octogonal et regardait danser.
Elle accepte de danser avec lui dans une précipitation qui dit son embarras et son émotion. Ils dansent (Consul : 106).
Anne-Marie Stretter est libre. Le vice-consul de Lahore se dirige vers elle. On dirait qu’il hésite. Il fait quelques pas. Il s’arrête. Elle est seule. Ne le voit-elle pas venir ? (Consul : 116).
C’est Charles Rossett qui lui donne sa chance. Il s’arrête près de la porte tandis qu’une danse cesse et il lui parle en attendant qu’une autre recommence. Anne-Marie Stretter se trouve ainsi devant le vice-consul qui s’incline. Ils sont partis sur la piste, elle et l’homme de Lahore (Consul : 121).’

Le rituel est toujours le même : un homme se dirige vers une femme, comme sur une proie, il s’incline devant celle qui ne peut qu’accepter. Le texte rend ce rituel par une série de mouvements, sans qu’aucune parole ne soit reproduite. Ainsi se crée l’impression d’un ballet magnifiquement orchestré. La danse en tant qu’espace du désir ne peut se faire qu’en silence. Mais, lorsqu’elle est reliée aux réceptions mondaines et qu’une parole doit circuler, cette parole sera l’objet d’une codification. Ainsi Anne-Marie Stretter parle-t-elle toujours d’abord de la chaleur (Consul : 122). Le thème du climat est répertorié comme sujet sans risque conflictuel et ne peut donc servir d’amorce. Nous avions vu d’ailleurs dans le chapitre sur la norme à quel point la danse est codifiée dans les réceptions : danse d’ouverture entre l’ambassadeur et sa femme (Consul : 93) qui autorise les autres participants à danser, obligation d’inviter l’hôtesse (Consul : 97), obligation pour toute femme d’accepter de danser avec les invités de l’ambassadrice (Consul : 111), interdiction pour l’invité à peine toléré d’inviter l’ambassadrice à danser (Consul : 116). Une telle codification sociale s’explique par sa nature même d’interaction du désir. Elle évite les débordements. Dans les interactions réelles, nous retrouvons cette codification lors des cérémonies de mariage, où la danse d’ouverture se fait entre la mariée et son père, puis entre les mariés, le père passant symboliquement sa fille au mari. Cette dernière danse autorise les autres invités à s’élancer à leur tour sur la piste. Ensuite, chaque invité est tenu d’inviter la mariée, sauf ceux qui d’une manière ou d’une autre se trouveraient être des invités quelque peu « périphériques ».

La danse relève donc, parmi les cinétiques, d’un statut particulier dans la mesure où, dans le texte durassien, elle joue le rôle d’une interaction non verbale à part entière qui elle-même comprend plusieurs signes non verbaux. Elle y a le double statut d’interaction du désir qui, dès lors, doit, dans une société donnée, être l’objet d’une codification stricte qui permet ainsi d’éviter tous les débordements. Ici encore, Duras se révèle une fine analyste des interactions sociales.

Notes
149.

 Comme nous l’avons vu précédemment

150.

Pour rappel, nous avons déjà fait le même constat pour les répliques de clôture de la page 123 de Moderato.