3. La nature des éléments paraverbaux.

Kerbrat-Orecchioni (1990 : 137) décompose le paraverbal en matériel prosodique et vocal. Après avoir remarqué l’ambiguïté du terme « prosodie », puisqu’il peut dans certains cas s’assimiler à la notion de versification, elle retient la définition suivante, proche de celle des phonéticiens :

‘[...] on entend aussi par faits prosodiques l’ensemble des traits suprasegmentaux qui, durant l’émission vocale, se surajoutent à la chaîne phonique sans en épouser le découpage en phonèmes (Kerbrat-Orecchioni 1977 : 58).’

À cette définition en compréhension de 1977, s’ajoute celle en extension de 1990 où elle cite comme matériel prosodique : « l’intonation, les pauses, l’intensité articulatoire, le débit, les particularités de la prononciation ». Certains de ces traits ne sont pas très significatifs dans le texte durassien. Ainsi, comme nous l’avons signalé préalablement, les particularités de prononciation ne sont quasiment jamais mentionnées, à l’exception de l’accent russe de la mère dans La pluie. Quant au débit, les accélérations ou les ralentissements sont notés par l’intermédiaire d’adverbes comme « lentement », « vite » ou d’expressions comme « de façon précipitée ». En général, ces notations trahissent des composantes relevant de l’émotionnel. Toutefois, le trait de lenteur est souvent associé au débit de l’héroïne et apparaît ainsi constitutif de son être, comme le montre cet exemple extrait du Ravissement :

‘Sa voix s’est de nouveau posée bas comme sans doute dans sa jeunesse, mais elle a gardé son infime lenteur (Ravissement : 114-115).’

Ce débit ralenti correspond à sa difficulté d’être et à son impossibilité de dire cet être :

‘De nouveau elle parla, avec application, presque difficulté, très lentement (Moderato : 47).’

Ces observations semblent aller à l’encontre des études dont fait mention Kerbrat-Orecchioni (1992 : 81) pour les interactions réelles : celle de Garcia, d’une part, qui indique que « le débit ralenti suppose un locuteur sûr de soi, qui joue sur les émotions de son auditoire sans crainte de se voir couper la parole [...] » et, d’autre part, celle de Maury-Rouan qui montre que « la rapidité d’élocution n’est pas toujours liée au pouvoir, puisqu’elle est [...] caractéristique de la parole féminine ».

Le débit rapide n’est, chez Duras, ni caractéristique de la femme ni caractéristique du pouvoir. Bien sûr, dans les romans, les personnages ne peuvent éprouver la crainte de se faire interrompre, puisque c’est le romancier qui règle les tours de parole qui ne font dès lors l’objet d’aucune négociation. Il est vrai que la situation fondamentale du dialogue durassien est souvent une sorte de plongée dans les profondeurs de l’être qui se rapproche assez fort des entretiens psychanalytiques. C’est donc sur le type de débit dans ce genre d’entretien à plongée mémorielle qu’il faudrait obtenir des renseignements. C’est la première fois, en tout cas, que nous avons chez Duras une telle discordance entre les observations des interactionnistes et les commentaires durassiens. Toutefois, il nous semble, à la lumière des travaux des phonostylisticiens, que le débit est tellement lié à la situation de communication et aux différents affects que les constatations des linguistes formulées ainsi, en dehors de tout contexte, mériteraient d’être affinées.

Pour l’intonation, bien que, comme le signalent Léon et Martin (1969 : xv), sa définition ne fasse pas l’unanimité, puisque les phonéticiens « emploient le terme tantôt d’une façon étroite (les variations de hauteur uniquement), tantôt d’une façon large (incluant dans l’acception du terme les paramètres d’intensité et de durée) », un accord semble se situer chez les linguistes autour d’une identification des phénomènes intonatoires aux courbes mélodiques. Néanmoins, Le Petit Robert, révélateur de l’acception commune des termes, identifie l’intonation au « ton ». Ce qui peut s’expliquer par le fait que, comme le montre Léon (1971 : 43-56) et après lui Fonagy (1991 : 121-151), la plupart des émotions se trouvent marquées par l’intonation qui, dès lors, revêt deux fonctions. D’un côté, une fonction syntaxique et démarcative puisqu’elle permet de distinguer une assertion d’une question et, de l’autre, une fonction expressive où elle peut s’assimiler au ton. Si l’étude de la première fonction ne revêt aucun intérêt dans l’étude du texte littéraire, celle de la deuxième contribue à mettre en lumière un des procédés par lequel le texte littéraire peut rendre l’émotion. Ainsi, dans le texte durassien, avons-nous une série d’indications reflétant essentiellement le ton émotif sur lequel le message est prononcé : douceur, tristesse, honte, peur, joie et colère sont les tonalités dominantes. Aux lecteurs alors de reconstruire l’intonation à laquelle ces indications correspondent.

À noter que la douceur est souvent caractéristique des héroïnes. Les autres personnages féminins peuvent aller de la dureté de la mère (Amant : 29) à la colère de Gina (Chevaux : 186), en passant par la froideur d’Anne-Marie Stretter (Consul : 145) et par la véhémence de Tatiana (Ravissement : 91). Les professeurs se trouvent souvent affublés d’un ton grandiloquent, comme l’instituteur dans La pluie (p. 60) ou d’un ton déclamatoire, comme le professeur de piano dans Moderato (p. 77). Il semblerait que le ton participe donc à la caractérisation des différents personnages. Duras insiste aussi sur le caractère social du ton, aspect signalé d’ailleurs par Le Petit Robert qui, pour la quatrième acception du terme, donne la signification suivante : « manière de parler et de se comporter en société ». Duras y fait référence, lorsqu’elle mentionne à plusieurs reprises le ton de la conversation (Chevaux : 122, Barrage : 70-71). Relève aussi du social, et donc d’une certaine connivence avec le lecteur inscrit, la mention du « ton d’homme à homme » qui caractérise dans La pluie (p. 65) le ton que prend l’instituteur pour s’adresser au père d’Ernesto. Duras relie aussi le ton aux différents types d’intentionnalité illocutoire, puisqu’à côté du ton de l’excuse peuvent apparaître celui de l’explication et celui de la conciliation. Mais ici encore, c’est au lecteur de décoder en fonction d’un savoir culturellement partagé. Ainsi, le ton ne peut pas se classer comme élément hautement significatif de l’univers durassien ou de son écriture. Il participe simplement, avec d’autres éléments, à la caractérisation émotionnelle ou définitoire des êtres, semble se différencier en fonction de la typologie des personnages et fait donc partie de ces éléments pour lesquels Duras joue sur une connivence avec le lecteur quant à l’univers de référence.

En fait, parmi les éléments reliés au paraverbal, quatre éléments nous paraissent d’une importance capitale par le rôle qu’ils jouent dans la signifiance du texte : le rythme (pause et accent), le silence, le cri et la voix. Bien que le silence se rattache au rythme, par le biais des pauses, et que le cri ne soit pas autre chose qu’une augmentation du volume de la voix, leur place privilégiée au sein de l’univers durassien nous conduit à les examiner à part. Ces éléments, à référence plus stylistique que phonétique, sont très souvent étudiés par la critique littéraire, mais l’absence de fondement linguistique à ces études laisse généralement ces commentaires dans un certain flou. Ainsi, le commentaire de Bajomée (1989 : 171) utilise des concepts pour le moins approximatifs en parlant de « rythme cassé », « d’une lenteur qui se désassoupit » et va même jusqu’à parler d’une « sorte de rituel ». Si on se penche sur l’étude littéraire de la voix, force nous est de constater qu’elle aboutit à des considérations contradictoires. Borgomano la voit comme le symbole de l’absence du corps féminin et s’étonne que Duras puisse dire dans Les parleuses, « j’essaye une écriture organique » :

‘Dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, le refus du corps est poussé à sa limite : là, ce sont non seulement les voix narratrices qui sont privées de corps, mais tous les personnages, sauf les femmes-sphinx entrevues quelques secondes à la fin du film ; [...]. Plus d’écriture au sens propre, donc plus de corps, le monde est désormais vide, et le corps féminin a disparu (Borgomano 1984 : 67).’

Chez Gauthier, la voix est vue comme un signe d’érotisme, de « corps toujours présent » puisqu’elle affirme :

‘Et toute l’écriture de Marguerite Duras porte sur ce qui véhicule ces relations entre les corps : la voix, le regard, le mouvement (Gauthier 1975 : 25).’

La littéralité du texte durassien irait plutôt dans le sens de Gauthier, puisqu’un roman comme Les yeux met très explicitement la voix en liaison avec le corps :

‘Il se souvient d’elle à l’intérieur du café, de cette autre femme, de la douceur corporelle de la voix, [...] (Yeux : 26).’

Par ailleurs, Duras dit très explicitement dans La Vie matérielle :

‘Dans La Navire Night, c’est la voix qui fait les choses, le désir et le sentiment. La voix c’est plus que la présence du corps (p. 160).’