3.1. Le rythme.

Nous avons montré, dans la partie consacrée aux procédés, combien la prose durassienne était rythmée et comment Duras mélangeait les codes littéraires pour rendre la diversité des rythmes oraux, mais aussi pour créer une espèce de rythme visuel. Par l’utilisation d’une certaine disposition typographique, Duras crée une répétition pour l’oeil.

Dans une perspective de critique externe, d’autres faits viennent corroborer l’importance accordée par Duras au rythme.

Dans un récent « Bouillon de culture » (septembre 1999), B. Pivot invitait Yann Andréa à parler de son dernier livre sur Duras, Cet amour-là. Pivot lit un extrait où Yann Andréa fait parler Duras. Yann Andréa en conteste la lecture et se met à lire lui-même. La différence entre les deux lectures relevait du rythme.

Tout aussi significative est la conclusion à laquelle aboutit Fagyal dans sa thèse consacrée aux Aspects phonostylistiques de la parole médiatisée lue et spontanée et sous-titrée Age, prestige, situation, style et rythme de parole de l’écrivain M. Duras. Fagyal a basé son étude sur six extraits de la parole de Duras. Quatre sont de la parole spontanée (entretiens et débat) et médiatisée, deux autres relèvent de la parole lue. Elle a sélectionné également ses extraits en fonction d’un deuxième paramètre : l’âge de l’écrivain en correspondance à un changement de notoriété. La parution de L’amant, alors que l’écrivain était âgé de 70 ans, correspond à un changement notable de position de l’écrivain dans le « champ littéraire ». En effet, jusqu’à cette date, Duras était marginalisée dans le champ littéraire, voire totalement exclue, puisqu’elle était considérée comme un écrivain réservé à une élite intellectuelle, quand elle n’était pas considérée comme un écrivain aux procédés d’écriture répétitifs sombrant dans la facilité, ce qui l’excluait tout bonnement du champ de « La Littérature ». Avec la parution de L’amant et l’obtention du Goncourt, Duras voit sa position transformée : le statut d’écrivain, si longtemps revendiqué, lui est non seulement accordé, mais en plus le prix littéraire la place en position haute. Aussi se trouve-t-elle tout à la fois incorporée de manière irréfutable dans le champ et propulsée en son sommet, ce qui s’accompagnera d’un accroissement considérable du nombre de lecteurs et des travaux universitaires qui lui seront consacrés151. Le choix de Fagyal de faire figurer parmi son corpus l’entretien donné par Duras (70 ans) à Pivot dans le cadre de l’émission « Apostrophes » et l’entretien accordé par Duras (79 ans) à Dumayet n’est donc pas neutre.

La conclusion de Fagyal conteste les affirmations de Richaudeau (1986 : 23) qui instauraient une discordance entre le rythme des écrits et des paroles spontanées : elle démontre qu’après L’amant, les paroles spontanées médiatisées de l’écrivain se confondent sur le plan du rythme avec la lecture qu’elle fait de ses textes :

‘Mais, ce style dépasse les limites de la parole lue chez D et 'déteint' également sur sa parole spontanée médiatisée. [...] Plusieurs auteurs se sont demandés avant nous dans quelle mesure le contact permanent avec la langue écrite se manifeste dans l’expression orale vice-versa. [...]
L’existence d’un tel transfer stylistique paraissait exclue à propos de Duras :
« l’on n’écrit jamais comme on parle (heureusement) [...] Mais ni Céline, ni Duras ne s’expriment dans leurs interviews radiophoniques ou télévisées comme ils écrivent dans les morceaux que nous venons d’étudier. »  [Richaudeau 1986 : 23]
Or, cette affirmation de Richaudeau, n’ayant pas étudié la parole non lue de Duras, est contestée à la lumière de nos résultats [...]. Les analyses qui précèdent montrent que le rapprochement de la structure temporelle de l’entretien III à celle de la lecture artistique est manifeste, entre autres, à l’égard des longueurs des PSils152, du rapport temps de pause et temps de parole. Autrement dit, à la fin de sa carrière littéraire, à l’âge de 79 ans, l’écrivain parle en situation de parole non lue comme si elle lisait l’une de ses oeuvres 12 ans auparavant (Fagyal 1995 : 175)153.’

À la lumière de ce travail, il semblerait donc qu’il existe une certaine correspondance entre le rythme du sujet écrivant et le rythme des écrits. Fagyal démontre que Duras écrivain calque le rythme de ses écrits ; Dessons et Meschonnic, quant à eux, signalent à plusieurs reprises (1998 : 28, 44, 46 et 48) que le rythme est l’expression du « Sujet », son révélateur en quelque sorte :

‘Il est nécessaire d’entendre le rythme, c’est-à-dire d’entendre qu’il y a du sujet. Un sujet.
[...]
C’est pourquoi quand il y a une poétique du rythme, ce n’est pas du son qu’on entend, mais du sujet (Dessons, Meschonnic 1998 : 44).’

Ils vont même jusqu’à incorporer la notion de sujet dans la définition du rythme :

‘La définition est à compléter : le rythme est l’organisation du mouvement de la parole par un sujet (Dessons, Meschonnic 1998 : 28).’

Un romancier comme Flaubert avait déjà compris au XIXe siècle toute l’importance qu’un écrivain devait accorder au rythme. Un extrait du Journal des Goncourt annexé au volume III de sa Correspondance en témoigne :

‘Puis nous causons de la difficulté d’écrire une phrase et de donner du rythme à sa phrase. Le rythme est un de nos goûts et de nos soins ; mais chez Flaubert c’est une idolâtrie. Un livre, pour lui, est jugé par la lecture à haute voix : « Il n’a pas le rythme ! » S’il n’est pas coupé selon le jeu des poumons humains, il ne vaut rien (Flaubert, Correspondance III : 876).’

Cet extrait montre très clairement les rapports qui s’établissent entre le rythme, l’oralité du texte et le sujet écrivant ou lisant (jeu des poumons humains). Rapports qui explicitent partiellement l’importance toute particulière accordée par Duras au rythme.

Duras, comme elle le dit d’ailleurs dans la conférence de presse qu’elle a donnée le 8 avril 1981 au Québec, s’écrit et développe son moi à travers l’ensemble de ses romans :

‘M. D. : Non. Mais je parlais de moi ; je parle toujours de moi, vous savez. Je ne me mêlerais pas de parler des autres. Je parle de ce que je connais (Lamy, Roy 1981 : 36).’

Tous les écrivains qui ont considéré leurs romans comme expression de leur moi ont accordé une importance particulière au travail sur le rythme. Que l’on songe à Flaubert mentionné ci-dessus qui, à côté de l’importance accordée au rythme dans ses écrits théoriques, affirmait : « Madame Bovary, c’est moi » ou que l’on songe à Proust, où un critique-médecin a établi un parallélisme entre le rythme de ses phrases et le souffle des asthmatiques. Bref, l’histoire littéraire nous enseigne que rythme et « Sujet » sont indéfectiblement liés. Ainsi, le rythme devient la marque formelle de la projection de l’écrivain dans son texte et atteste de l’existence de l’auteur inscrit dont nous parlions dans la première partie de ce travail. Il est la trace de sa subjectivité qui traverse le texte et l’unifie. C’est par lui aussi que la communication sensorielle s’établit entre l’auteur et lecteur dans la mesure où le rythme est à relié à l’oralité du texte (Dessons, Meschonnic 1998 : 200-201) et que ce rythme durassien est souvent créé par la répétition. Barthes reliait les répétitions, et les « rythmes obsessionnels » qu’elles créent, à la notion de « plaisir du texte » :

‘[...] la répétition engendrait elle-même la jouissance. Les exemples ethnographiques abondent : rythmes obsessionnels, musiques incantatoires, litanies, rites, nembutsu bouddhique, etc. : répéter à l’excès, c’est entrer dans la perte, dans le zéro du signifié. Seulement voilà : pour que la répétition soit érotique, il faut qu’elle soit formelle, littérale [...] (Barthes 1973 : 67).’

Le rythme fondé sur la répétition rejoint donc une forme d’érotisation de l’écriture. Érotisation qui provoque un plaisir ou un refus et qui peut donc expliquer partiellement les attitudes opposées des différents lecteurs. C’est cet accord ou non sur le rythme qui permettrait entre autres d’expliquer l’amour, ou le rejet, des lecteurs pour Duras.

Expression essentielle de la subjectivité, rejoignant la musique et participant au plaisir proche d’un certain érotisme du texte, le rythme assure aussi la cohérence du texte : c’est par lui notamment que s’unifient ou se désunifient les parties narratives et les parties dialoguées. Mais il a en outre une fonction esthétique. Signe de littérarité du texte, il oppose le dialogue littéraire et la conversation courante. Larthomas l’avait déjà signalé pour le dialogue théâtral :

‘La conversation courante n’ayant aucun rythme, un dialogue de théâtre s’en éloigne d’autant plus qu’il est rythmé [...] (Larthomas 1972 : 316-317).’

La conversation courante n’exclut cependant pas le rythme. Des traits rythmiques s’y trouvent : pauses, accents. Mais ce dont elle est le plus souvent dépourvue, c’est d’un rythme unitaire, travaillé. Aussi nous semblerait-il plus judicieux de dire que la répétition rythmique est un signe de littérarité. Sans vouloir entreprendre l’étude systématique du rythme de la prose durassienne, nous montrerons à partir de la phrase suivante extraite de Émily (p. 10), une récurrence rythmique chez Duras :

‘Vous ne bougez ‘pas tout d’a‘bord et ‘puis, de ‘là où je ‘suis, je vois
532 2 3
un sou‘rire dans vos ‘yeux. Vous ‘dites :
5 3 2’

Une alternance de groupes syllabiques constitués de cinq syllabes, refaits en trois + deux, puis en deux + trois, réunis en cinq pour se rescinder en trois + deux ne semble pas simplement aléatoire, mais paraît plutôt le reflet d’une certaine intention rythmique (consciente ou non) de la part de l’auteur.

Dès lors, la thèse selon laquelle le rythme ne doit pas être uniquement envisagé dans son rapport avec la métrique, et donc avec la poésie, se trouve tout à fait corroborée par le texte durassien. Dessons et Meschonnic (1998 : 200) constatent que « la narratologie, comme théorie du récit, s’est construite sur une surdité au rythme ». Beaucoup d’approches critiques concernant Duras n’ont pourtant témoigné d’aucune « surdité au rythme », mais si le fait fut maintes fois signalé, il a rarement été étudié, à l’exception du travail de Cerasi (1991) sur L’amour, où rythme de la prose et rythme du récit sont tout à la fois analysés, instaurant ainsi une forme d’assimilation entre rythme et tempo.

Le rythme est donc une des traces les plus manifestes de la présence de l’auteur dans le texte, il est en quelque sorte sa voix, sa conscience, son être. Il est un des signes tangibles de la présence dans le texte romanesque d’une instance qui ne serait ni l’auteur réel, ni le narrateur et qui assurerait une certaine unité entre les parties narratives, descriptives et dialoguées. Relié à des facteurs organiques, à un certain érotisme, allant au-delà de la logique, il participe étroitement à la communication avec le lecteur au sein d’un certain plaisir.

Mais, indépendamment du rythme par lequel Duras fait entendre sa voix, la romancière attache une importance tout aussi grande à d’autres voix : celles des personnages. Ses textes sont, en effet, parsemés de notations concernant les types de voix. Bien sûr à la différence du rythme ou des silences, la voix n’intervient que sur le plan diégétique et non sur la production du texte même et de son énonciation.

Notes
151.

 En fonction même du mécanisme décrit par Bourdieu, les « Durassiens », contrairement au public, ont « déclassé » le roman.

152.

 Pauses silencieuses.

153.

Nous respectons la typographie de l’édition.