3.2. La voix.

L’interview que Duras accorde à Lamy montre à quel point la notion de voix est importante pour elle. À deux reprises, elle tente - vainement d’ailleurs - de faire dériver l’entretien sur ce sujet :

‘Je voudrais parler de l’écrit et de la voix. Ma voix, tu dois l’entendre quand tu lis (Lamy, Roy 1981 : 57).
Mais je voulais te parler de la voix parce qu’il y a beaucoup de thèses maintenant sur la voix, la fonction de la voix (Lamy, Roy 1981 : 64).’

Le premier extrait pose le problème de la voix de l’écrivain dans le texte. Cette voix qui est la trace matérielle de la présence de l’auteur inscrit provient donc du rythme et de divers ponctuants, comme « oui, non », de signes de cohérence orale, comme les « et », etc. Sous cette rubrique, nous ne commenterons cependant la voix qu’en termes d’attribut des personnages et non les voix des instances narratives, ni les voix des autres textes

La voix constitue, chez Duras, un véritable attribut du personnage. Elle utilise, tout d’abord, la voix pour marquer un état affectif. La voix devient ainsi, comme dans la vie, indicateur d’émotions diverses, ou de l’émotion tout court.

Ce phénomène a été observé par les linguistes. Fonagy (1991 : 89) a poursuivi une série d’expériences démontrant le lien tout à fait identifiable entre certains types d’émotion et certaines inflexions de la voix. Il montre que « la colère et surtout la haine prolongent la durée de l’occlusion et rétrécissent le canal buccal au cours de l’articulation des consonnes fricatives » et que « la phonation agressive, haineuse produit souvent une voix étranglée », alors que « le sourire joyeux est marqué essentiellement par un spectre sonore clair, une voix douce, semi-sonore, semi-chuchotée... » (1991 : 55).

Dans le texte durassien, l’émotion se marque généralement par une indication de changement de voix. Ainsi, lorsqu’Alissa évoque la forêt, et convoque l’isotopie de la destruction qui justifiera le titre du roman :

‘Elle réfléchit, les yeux toujours au-delà du parc, vers la forêt.
- Pourquoi est-elle dangereuse ? demande-t-elle.
- Comme toi, je ne sais pas. Pourquoi ?
- Parce qu’ils en ont peur, dit Alissa.
Elle s’adosse à sa chaise, le regarde, le regarde.
- Je n’ai plus faim, dit-elle.
La voix a changé tout à coup. Elle s’est assourdie.
- Je suis profondément heureux que tu sois là.
Elle se retourne. Son regard revient. Lentement.
- Détruire, dit-elle (Détruire : 33-34 ; nous soulignons).’

À noter que, dans l’extrait, la notation du paraverbal est complètement détachée du discours attributif, conformément aux procédés dégagés ci-dessus, et qu’une ambiguïté apparaît ainsi quant à la réplique qualifiée. Indépendamment de la charge émotive qu’elle peut revêtir, la voix peut aussi s’associer à la fatigue. Elle traduit alors l’état d’extrême lassitude de vie dans lequel se trouvent les différentes héroïnes durassiennes :

‘- La brise revient toujours, continua Anne Desbaresdes, d’une voix fatiguée, toujours [...] (Moderato : 63).’

Ensuite, la voix peut se faire récitative : elle indique alors au lecteur que le personnage est en proie à ses souvenirs, qu’il parle avec une voix de protection contre l’inconscient. Telle est la voix de la mère dans La pluie ou celle de Lol dans l’extrait suivant :

‘- Comment trouves-tu cet ami que nous avons, Jacques Hold ?
Lol se détourne vers le parc. Sa voix se hausse, inexpressive, récitative.
- Le meilleur de tous les hommes est mort pour moi. Je n’ai pas d’avis (Ravissement : 97).’

Elle sert alors à effectuer une espèce de dédoublement du personnage, laissant pressentir au lecteur à quel point l’être actuel du personnage est construit et le protège, sous un masque bien fragile, de cette fêlure du passé. Cette voix récitative, inexpressive, métonymique de la personnalité apparente du personnage lui sert de très faible protection contre la fracture de son être.

Enfin, la voix sert à caractériser plus fondamentalement les personnages. Ainsi, le trait de douceur est celui qui caractérise le plus systématiquement la voix des héroïnes. Celle d’Anne Desbaresdes (Moderato : 37), celle d’Élisabeth Alione (Détruire : 31), celle de la femme dans L’amour (1971 : 16) se voient dotées de cet attribut de douceur. L’extrait de Détruire montre à quel point elle fait partie de la caractérisation des héroïnes, puisque leur simple apparence physique rend la douceur de leur voix prévisible :

‘- Anita, dit Élisabeth Alione.
La voix arrive de loin, douce, prévue (Détruire : 31 ; nous soulignons).’

Cette possibilité de prévoir généralement la voix d’après l’aspect de la personne fait l’objet d’un commentaire métadiscursif dans Le consul :

‘- Il n’a pas, dit Anne-Marie Stretter à Charles Rossett, la voix qu’on lui prêterait à le voir. À voir les gens ont leur prête des voix qu’ils n’ont pas toujours, c’est son cas (Consul : 131).’

Les propos d’Anne-Marie Stretter sont de l’ordre du métadiscursif. Le procédé est fréquent chez Duras : elle place dans la bouche d’un des personnages, ou sous la plume du narrateur, une réflexion d’ordre métadiscursif qui explicite ce qui est simplement mis en scène dans un autre roman. Ce procédé d’écriture crée donc pour le lecteur l’obligation de lire l’ensemble de l’oeuvre pour pouvoir la décoder et, comme nous l’avons signalé précédemment, un tel mécanisme d’écriture implique que le lecteur programmé par le texte est un lecteur qui partage une véritable « histoire de lecture » avec l’auteur.

Les différents amants aussi ont généralement une voix douce :

‘Il dit qu’il n’a rien. Rien. De ne pas s’inquiéter. La douceur de la voix qui tout à coup déchire l’âme [...] (Yeux : 14).’

Faut-il relier ce trait à la métaphore de la voix caressante qui, selon Fonagy (1991 : 49-50), « nous suggère en plus un contact manuel qui caractérise à la fois le rapport parental et les activités qui préparent l’acte sexuel » ? Un tel rapprochement ne serait pas à rejeter a priori puisque cette voix douce apparaît dans deux types de circonstances : la relation mère-enfant et la rencontre homme-femme. Il est certain, en tout cas, que cette voix douce contribue à la figure de la femme-absente à la vie, cette femme fracturée qu’est l’héroïne durassienne. Ce trait est aussi celui de l’être à l’écoute. Les personnages sont alors réunis par l’écriture, comme Jeanne et Ernesto dans La pluie :

‘Les voix de Jeanne et d’Ernesto sont douces, elles se ressemblent (Pluie : 128).’

Les maris ont eux une voix distinguée, attribut qui participe à la création de leur personnage social. Cette distinction dans la voix apparaît même chez le vice-consul, lorsqu’il se trouve en présence d’Anne-Marie Stretter :

‘La voix du vice-consul, quand il parle à Anne-Marie Stretter pour la première fois, est distinguée, [...] (Consul : 124).’

Mais, de simple caractéristique parmi d’autres, la voix peut devenir définitoire de l’être, comme c’est le cas pour la « voix sifflante » du vice-consul, qui résonne à faire peur dans tout le roman :

‘Le vice-consul se tait un si long moment que le directeur s’endort à moitié. Le vice-consul le réveille de sa voix sifflante. [...]
Le vice-consul raconte de sa voix sifflante au directeur qui somnole, se réveille, rit, se rendort, se réveille [...] (Consul : 83).
Ce n’est pas tant le regard, pense Charles Rossett, que la voix. L’ambassadeur a dit à Charles Rossett : Les gens s’écartent instinctivement... c’est un homme qui fait peur... mais quelle solitude, parlez-lui un peu (Consul : 103).’

Ce rôle que Duras fait jouer à la voix dans ses romans correspond aux constats faits par les phonostylisticiens, dont Fonagy (1991 : 155-156) qui affirme que « les gestes vocaux se détachent de l’attitude émotive qu’ils reflètent et seront directement rattachés, sans analyse sémantique préalable, à la personne du locuteur pour faire partie de son signalement, au même titre que la couleur de ses cheveux, sa taille, son nom... ». L’expérience téléphonique nous prouve par ailleurs que l’on peut identifier une personne à sa seule voix. Expérience dont témoigne cette phrase extraite de L’amant :

‘Il lui avait téléphoné. C’est moi. Elle l’avait reconnu dès sa voix (Amant : 141).’

L’écrivain Didier Daeninckx, interviewé par Reuter à propos des dialogues romanesques, confirme l’importance de la voix dans le processus créatif. Si on s’en reporte à ses propos, la voix est aux personnages de roman ce que la voix est aux personnes réelles :

‘[...] quand on décide d’écrire et d’avoir des personnages, même des personnages qui ne diront que trois lignes dans un roman, on sait s’ils sont grands, s’ils sont petits, s’ils ont une voix grave, s’ils parlent haut perché... Moi je les entends. [...] et quand je me remets à travailler le lendemain avec le personnage, il faut que je relise pour retrouver un peu la texture de sa voix [...] (Reuter 1989 : 114-115).’

La voix est donc bien un des attributs fondamentaux de la personne et du personnage. Duras ira encore plus loin dans l’importance accordée à la voix, puisque, dans de nombreux romans, certains personnages ne sont que voix. Ce sont toutes les voix anonymes qui véhiculent la doxa dans les réceptions, les dîners mondains ou encore les voix de la foule qui s’élèvent lors des crimes. Véhicules de la morale, elles commentent l’action, la transgression qu’elle représente. Ces voix correspondent à la technique de la voix off abondamment utilisée par Duras au cinéma. Borgomano (1984 : 67) y voyait, comme nous l’avons dit précédemment, un des signes de la disparition des corps dans l’écriture durassienne. Mais il est à remarquer que les seules voix désincarnées sont celles de la morale, celles des êtres qui ne vivent pas sur le modèle du désir, des pulsions inconscientes.

Dès lors, nous constatons à quel point Duras utilise la voix comme symbole du personnage. Elle peut le remplacer, permettre son identification, indiquer son caractère dominant, trahir sa fracture ou révéler son émotion. Elle est donc un des moyens dont le lecteur dispose pour appréhender le personnage. Il faut dire que l’écoute est, à côté du regard, le grand mode de perception des différents narrateurs présents ou absents. Tout l’accès au monde fictif est donc donné non par la perception logique, mais par la perception sensorielle.

Autant le matériau livré par le regard l’était au lecteur de manière brute, sans axiologisation, autant les signaux sonores sont beaucoup plus axiologisés. Ainsi, si on se base sur le classement des adjectifs opéré par Kerbrat-Orecchioni (1980 : 84), on peut constater que la plupart des adjectifs utilisés pour qualifier les statiques reliés au non verbal (yeux bleus, cheveux noirs, robe blanche, robe noire, chevelure blonde...) sont des adjectifs objectifs, alors que ceux utilisés pour qualifier la voix, le ton ou le débit (voix douce, voix distinguée, voix basse, posée, altérée, débit lent ou rapide, ton naturel, véhément...) sont tous des adjectifs subjectifs. Ainsi, ils présupposent déjà, derrière le narrateur, une conscience interprétative qui émerge. Il est donc parfaitement normal qu’ils puissent donner des informations concernant l’être des personnages, leur état psychologique ou leur état émotif.

À côté de ce rôle fondamentalement définitoire que Duras fait jouer à la voix, elle met également en évidence son statut dans la politesse. À plusieurs reprises, elle note le fait de devoir parler à voix basse dans les transports en commun pour ne pas déranger les autres passagers :

‘Nous n’étions pas seuls dans le compartiment, il fallait parler à voix basse (Ravissement : 190).
C’était, disait-elle, le souvenir le plus clair de sa vie, lumineux, et auquel elle pensait encore maintenant, celui de cette conversation qu’elle avait entendue par hasard dans un train de nuit qui traversait la Sibérie Centrale [...].
C’étaient deux hommes comme on en voit partout, d’un aspect ordinaire. Ils ne se connaissaient pas avant ce voyage, [...].
Ils parlaient à voix basse de crainte de gêner les voyageurs, ils n’avaient pas remarqué que ceux-ci les écoutaient avec passion (Pluie : 45-46).’

C’est le trait de hauteur qui est ici convoqué : parler fort revient en fait à attaquer le territoire de l’autre, à ne pas ménager sa face négative.

La voix fonctionne donc, dans le texte durassien, essentiellement au niveau symbolique de caractérisation ou de substitut de personnage. Mais, elle peut autant traduire des affects ponctuels qu’un état permanent de l’être.