3.3. Le silence.

Le silence est l’une des notions les plus ambiguës à étudier, peut-être parce que, comme le dit Le Breton (1997 : 79-80), il « n’est pas substance, mais relation ». Le définir dévoile déjà des ambiguïtés fondamentales : absence de paroles ou absence de bruit, trait de caractère ou attitude ponctuelle, marque d’une intention ou signe d’un inconscient, sous-communication ou supra-communication ? En fait, il semble être tout à la fois. Quant à ses charges sémantiques et pragmatiques, elles sont loin d’être plus claires, puisque comme le montrent Jensen et Baldini, cités par Le Breton (1997 : 79-80), le silence peut dénoter la chose et son contraire :

‘Le silence unit et sépare ; il panse les plaies ou les avive ; il révèle une information ou la dissimule ; il signe un désaveu ou un accord ; il indique le vide ou l’activité (Jensen 1973, et Baldini 1989, cités par Le Breton 1997 : 79-80).’

Et la liste ne s’arrête pas là, puisque le silence peut être un symbole de pouvoir ou, au contraire, un symbole de résistance ; il peut marquer une approbation - « qui ne dit mot consent » -, une hésitation ou un refus, être le signe d’une relation interpersonnelle très forte, d’une connivence allant au-delà des mots ou encore le signe d’un malaise ou d’une rupture - « nous n’avons rien à nous dire ». Dans Discourse of silence, Kurzon (1998 : 21) mentionne la possibilité d’envisager le silence comme un acte de langage qui aurait un contenu propositionnel à restituer à partir du contexte et une véritable force illocutoire. Pas moins de huit forces illocutoires sont d’ailleurs répertoriées : le silence peut être utilisé comme question, comme promesse, comme refus, comme avertissement, comme menace, comme insulte, comme requête ou comme ordre. Quant à ses causes, elles sont elles aussi assez nombreuses. Verschueren154 en répertorie huit : le locuteur a un tempérament silencieux, il est incapable de décider ce qu’il doit dire après, incapable de parler suite à la stupeur, le chagrin ou à une autre émotion forte, il n’a rien à dire, il a oublié ce qu’il allait dire, il se tait parce que d’autres sont en train de parler, il est en train de cacher quelque chose ou est indifférent. En fait, il n’y a que sur le plan phonétique et conversationnel que ses fonctions et sa catégorisation ont fait l’objet d’une analyse plus ou moins exhaustive. Le silence du locuteur correspond à des périodes de souffle. Il s’agit alors plutôt de pauses notées à l’écrit par les virgules, les points-virgules et les points. Mais, il correspond aussi à certaines difficultés d’encodage ce qui renvoie aux causes 2, 3, 4, 5, 7 dégagées par Verschueren. Ce silence se situe à l’intérieur de la réplique, et se note plutôt par les points de suspensions et peut être meublé de « heu ». Il correspond à l’attitude normale de l’interlocuteur, néanmoins ce silence n’est pas pur dans la mesure où il s’accompagne de regards, ou de divers ponctuants tels que les « hm ». Lorsqu’il se situe à la fin de la réplique du locuteur, il peut être le signe d’un passage de tours. En outre, entre deux tours de paroles, peut aussi se produire un silence qualifié alors d’inter-répliques - ou gap (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 162). Il ne peut dépasser deux secondes, sous peine de provoquer un malaise. Le silence peut aussi être relié au sujet de conversation. En fonction des cultures, des milieux sociaux ou de certaines circonstances, certains sujets sont frappés d’interdit. Le fait est signalé par Ducrot :

‘Ce qui importe davantage, vu notre propos, c’est qu’il y a des thèmes entiers qui sont frappés d’interdit et protégés par une sorte de loi du silence (il y a des formes d’activité, de sentiments, des événements, dont on ne parle pas). Bien plus, il y a, pour chaque locuteur, dans chaque situation particulière, différents types d’informations qu’il n’a pas le droit de donner, non qu’elles soient en elles mêmes objets d’une prohibition, mais parce que l’acte de les donner constituerait une attitude considérée comme répréhensible. Pour telle personne, à tel moment, dire telle chose, ce serait se vanter, se plaindre, s’humilier, humilier l’interlocuteur, le blesser, le provoquer,... etc. Dans la mesure où, malgré tout, il peut y avoir des raisons urgentes de parler de ces choses, il devient nécessaire d’avoir à sa disposition des modes d’expression implicite, qui permettent de laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit (Ducrot 1972,1980, rééd. 1991 : 5-6).’

Le lien est ainsi établi entre le silence, la politesse et l’implicite. Ducrot montre que certaines choses doivent être tues soit pour ménager ses propres faces, soit celles de son interlocuteur ; c’est du moins ce que suggère l’énumération des verbes comme « humilier, se vanter... ». Mais, le lien entre le silence et la politesse ne s’arrête pas aux ménagements des faces. La problématique du silence relève aussi du savoir-vivre : ainsi est-il fortement recommandé à la maîtresse de maison de ne pas laisser le silence s’installer et d’alimenter la conversation. C’est une des dimensions du silence qui se trouve évoquée sous forme d’un métadiscours narratif dans Le ravissement :

‘Le dîner est relativement silencieux. Lol ne fait aucun effort pour qu’il le soit moins, peut-être ne le remarque-t-elle pas (Ravissement : 141).’

Lorsque le silence se situe au début de l’interaction, il traduit un malaise qui risquerait de faire échouer l’interaction, et les interlocuteurs disposent alors d’une série de formules rituelles ou de sujets bateaux pour faciliter leur entrée en interaction. Traverso (1996 : 111-127) mentionnait le « commentaire de site » dans le cadre de la conversation familière. Le Breton (1997 : 35-38), quant à lui, parle de formules stéréotypées qui aident à démarrer les rencontres entre personnes étrangères l’une à l’autre, et ainsi à rompre le silence :

‘[...] les rencontres entre personnes étrangères l’une à l’autre, réunies par des circonstances plus ou moins décidées à l’avance provoquent un bref moment de silence visant à l’accommodation mutuelle, à la recherche des termes adéquats pour lancer l’échange. Souvent la gêne est imperceptible. Des formules stéréotypées sur le temps qu’il fait ou sur la qualité du voyage, ou plus simplement une présentation réciproque suscitent l’entrée en matière et gomment d’un trait la menace du silence (Le Breton 1997 : 35).’

Toute interaction verbale retombe bien sûr dans le silence, mais, avant qu’il ne devienne définitif, « une durée plus longue entre les prises de parole » fait partie des signaux de préclôture (Le Breton 1997 : 38). Ce mécanisme est mis en scène dans Le ravissement :

‘Un long silence s’installe. L’attention grandissante que nous nous portons en est cause. Personne ne s’en aperçoit, personne encore, personne ? en suis-je sûr ?
Lol va vers le perron, lentement, revient de même.
[...]
- Il est si tard et Pierre se lève si tôt, dit enfin Tatiana.
Elle a cru que la sortie de Lol était une invite à partir.
- Oh non, dit Lol (Ravissement : 106-107).’

Silence et mouvement de Lol vers l’extérieur sont interprétés, par Tatiana comme par le lecteur, comme des signaux de clôture. Et les dénégations de Lol ne contribuent qu’à la montrer totalement étrangère aux différents codes sociaux.

Toujours dans Le ravissement, Duras fait surgir un silence au centre de l’interaction. Des thèmes généraux comme les différentes villes où les protagonistes ont séjourné sont alors initiés pour meubler ce silence naissant :

‘La conversation devint commune, se ralentit, s’engourdit parce que Tatiana épiait Lol, [...]. Pierre Beugner parla à Lol de S. Thala, des changements qui s’y étaient produits depuis la jeunesse des deux femmes [...]. Puis de nouveau le silence s’installa. On parla de U. Bridge, on parla (Ravissement : 77).’

Le silence se marque ici par des termes comme « se ralentit », « s’engourdit » qui laissent présager de nombreux gaps avant de s’installer complètement. Ce genre de silence ou d’engourdissement des conversations se produit aussi dans la vie courante. Ils font partie généralement des différentes visites où la conversation initiée connaît un moment d’engourdissement et où des sujets généraux permettent aux différents interlocuteurs de maintenir le contact entre eux. Dans le cadre littéraire, des mentions de ce type servent non seulement à créer un effet de réel, mais aussi à signaler que de tels propos ne sont pas dignes d’être rapportés au lecteur puisque rien d’essentiel ne s’y dit.

Cette récapitulation sommaire a le mérite de montrer à quel point la position du silence au sein de la réplique, entre les répliques, au début, au milieu ou à la fin de l’interaction, est fondamentale pour son interprétation. La quantité de silences, leur longueur ainsi que les personnes dont ils émanent, sont révélateurs des relations interpersonnelles et des rapports de place des interactants. Le silence conversationnel est donc une absence de paroles, mais n’est pas une absence de communication. Il est à noter que le silence défini comme absence de bruit est une des conditions nécessaires au bon fonctionnement des conversations. À côté de ce silence conversationnel, existe le silence psychologique qui fait partie du tempérament de l’individu et qui se manifestera dans les interactions verbales. Mais l’interactant n’est pas que sujet psychologique, il est aussi sujet social. Le silence peut alors s’associer au pouvoir ou à la résistance. Il est aussi relié au sexe par Duras elle-même qui, notamment dans La Vie matérielle, déclare :

‘Rendre au silence une conduite masculine est beaucoup plus difficile, beaucoup plus faux, parce les hommes, ce n’est pas le silence. Dans les temps anciens, dans les temps reculés, depuis des millénaires, le silence c’est les femmes. Donc la littérature c’est les femmes (Vie matérielle : 118 ; nous soulignons).’

Par les sociologues également, comme Le Breton (1997 : 32-33), qui intitule un de ses paragraphes « le sexe du silence » et tout le monde comprend qu’il s’agit des femmes. Il rapporte l’expérience faite en 1975 par deux chercheurs américains (Zimmerman et West) qui montrent que dans les conversations réunissant des hommes et des femmes, les hommes étaient responsables d’un grand nombre d’interruptions de parole et que les femmes ne protestaient pas. Les femmes semblent donc accepter ce rôle de silencieuses auquel les contraint l’homme. Et Le Breton de continuer :

‘La femme s’autorise moins à parler et elle est le plus souvent contrainte au silence. Curieusement, elle est communément associée au bavardage, à la parole insignifiante, mais la licence de parler lui est mesurée, parfois même interdite (Le Breton 1997 : 32-33).’

Le Breton pointe ici un des paradoxes auquel l’écriture durassienne nous confrontera. Cette femme vouée au silence par l’autorité masculine se voit traitée de bavarde. Il continue d’ailleurs son analyse en mentionnant les observations des féministes que nous reproduisons ici, tant elles semblent correspondre parfaitement à ce que Duras met en jeu pour ses héroïnes :

‘« J’apprendrai à me taire, à observer, à faire allusion, à faire signe, à interpréter. Et à attendre », écrit par exemple E. G. Belotti (1983 : 13). D’où la réplique d’Annie Leclerc sur la nécessité pour les femmes d’inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues.
La femme se tient parfois dans un recroquevillement de silence, ne trouvant pas de légitimité à se dire (Le Breton 1997 : 32-33).’

À lire cet extrait parlant de la condition de la femme en général, on a l’impression de lire un commentaire critique sur les héroïnes durassiennes. Elles sont effectivement, quand nous les découvrons dans les différents romans, telles que Belotti les a définies : elles ont appris à se taire, à observer, à parler par allusion, et elles connaissent l’attente. Quant à la nécessité pour les femmes d’inventer un autre langage qui ne soit plus oppressif, c’est bien la tentative effectuée par l’écriture durassienne. Duras essaie par son écriture d’accéder à la « légitimité de se dire », même si la plupart de ses héroïnes restent dans « le recroquevillement du silence », n’ayant pas d’accès à l’écriture, comme le signale Borgomano. Le roman Émily, par un processus de mise en abyme et par un parallélisme entre deux conditions féminines, nous place au coeur de ce même interdit : le poème d’Émily L. a été brûlé par son mari qui, blessé par cette trahison, la voue à jamais au silence et à la mort ; la décision de la narratrice d’écrire leur histoire provoque une réaction de colère chez l’homme (Émily : 23, 82-86). Ainsi, l’écriture durassienne se présente comme une lutte contre le silence féminin, tout en déniant aux personnages féminins de l’histoire le droit d’accéder à cette parole. Mais ce déni permet de démontrer au lecteur l’exclusion de l’ordre symbolique du langage qui frappe la femme.

Si l’analyse conversationnelle permet d’ordonner quelque peu l’approche du silence, tout se complique lorsqu’on aborde le texte littéraire, car les différences instances démultiplient les niveaux d’apparition du silence. Le silence ne s’entend pas, mais il se marque par une codification graphique (ponctuation, mots), c’est-à-dire par un signe et non une absence de signes. Le vrai silence du texte est le blanc (il s’appréhende aussi comme thématique littéraire).

Chez Duras, dont l’écriture s’est vue qualifiée d’« écriture du silence » (Borgomano 1984 : 61), l’analyse est d’autant plus complexe que toutes les formes de silence s’y retrouvent, qu’indépendamment d’illustrer les différentes fonctions interactives, elles s’accompagnent de significations littéraires et que Duras pointe la nature fondamentalement paradoxale du silence.

Un des premiers paradoxes signalés par l’écriture durassienne est que les héroïnes sont posées, par le texte, comme silencieuses. Le silence fait partie de leur nature, doit se rattacher à leur féminité, et pourtant, les romans les font parler énormément. Un bref calcul se basant sur le nombre de lignes, effectué dans les trois premiers chapitres de Moderato, montre qu’Anne Desbaresdes parle autant que Chauvin et même plus, si l’on considère les dialogues avec son enfant. Et à la différence de ce que signale Durrer (1994 : 238) à propos de Madame Bovary 155, dans le chapitre consacré aux « déviances », l’équilibre se fait même au niveau des modes de retranscription.

Ce paradoxe avait d’ailleurs été mis en lumière par Duras elle-même dans Duras à Montréal :

‘M. D. : Des silences, je ne crois pas qu’il y en ait tant. C’est une impression du lecteur. C’est à la réception par le lecteur que le silence se crée. C’est lui qui le fait, le silence. On m’a dit qu’India Song était un film silencieux. C’est le film le plus bavard depuis dix ans en France. Si vous additionnez les dialogues, il y a plus de quatre-vingts répliques de plus de trois lignes. C’est énorme. Donc, c’est vous qui le faites. C’est un phénomène étrange, mais il existe comme ça. Il faut distinguer entre des dialogues bavards et des dialogues silencieux. Je crois que mes dialogues sont silencieux, c’est-à-dire qu’ils se font dans le silence autour d’eux. Ils tombent dans le silence. C’est ce qui fait qu’on pense qu’ils sont suivis ou précédés, ou entourés de silences. Par exemple dans India Song, vous avez une masse énorme de conversations, à la réception de l’Ambassade de France à Calcutta. Ces dialogues sont enfouis, plus ou moins, il y a des phrases qu’on entend à moitié, d’autres qu’on entend à peine, qu’on devine. C’est du silence. C’est ce que j’appelle le silence, c’est-à-dire des textes enchevêtrés, mélangés, qui ne vont dans aucune direction donnée, qui créent un instant que je dirais absolu de cinéma (Lamy, Roy 1981 : 46).’

Les mots utilisés par Duras introduisent son écriture littéraire ou cinématographique dans la féminité même. Nous y retrouvons les termes du paradoxe mis en lumière par Le Breton : silence et bavardage. Marini (1985 : 29), dans la même optique, utilise l’expression de « brouhaha silencieux ». Cette association pourrait, à notre avis, constituer une approche de définition de l’écriture féminine. L’écriture féminine serait celle qui sous le bavardage serait capable de faire entendre le silence et qui, ainsi, serait capable de rendre l’être de la femme et son rapport au langage et au monde. Dès lors, il paraît évident que toute écriture de femme ne pourrait être qualifiée de féminine. Nous sommes ici au niveau de la macrocommunication du texte, puisque Duras attribue cette impression de silence au lecteur. Elle montre à quel point la réalité du texte contrarie cette impression et elle l’attribue aux silences qui se font autour des dialogues, aux diverses troncations et à l’enchevêtrement de paroles que crée son texte. Et c’est ici, à notre avis, qu’elle se trompe partiellement sur sa propre oeuvre.

Duras se trompe partiellement quand elle nous dit qu’« ils se font dans le silence autour d’eux », qu’« ils tombent dans le silence ». En fait, très souvent les dialogues centraux se produisent dans le brouhaha des conversations des réceptions ou des cafés suggérés par le texte soit sous forme de voix off, soit par simples mentions, comme dans l’exemple suivant :

‘Il ne resta plus qu’un seul client au comptoir. Dans la salle, les quatre autres parlaient par intermittence (Moderato : 91).’

D’autres bruits se font entendre, ceux qui permettent d’introduire le monde extérieur dans l’espace interne du dialogue. Ces bruits peuvent être naturels, comme le bruit de la mer, ou plus artificiels, comme celui d’une foule, d’un bateau... C’est parmi eux qu’apparaîtra le cri déchirant de l’événement. Ils ont deux fonctions essentielles : ponctuer le dialogue et ainsi en déterminer le tempo, montrer à quel point les personnages sont appelés par l’extérieur, à quel point ils communient plus avec les éléments naturels qu’avec leurs interlocuteurs sociaux. Ces fonctions interviennent donc au niveau de la communication auteur-lecteur inscrits. Ces différents bruits ponctuent les différents dialogues dans Moderato par exemple, où le bruit de la mer et de la foule vient entrecouper le trilogue central du chapitre I :

‘Dans le temps qui suivit ce propos, le bruit de la mer entra par la fenêtre ouverte. Et avec lui, celui, atténué, de la ville au coeur de l’après-midi de ce printemps (Moderato : 9).’ ‘L’enfant ne bougea pas davantage. Le bruit de la mer dans le silence de son obstination se fit entendre de nouveau (Moderato : 11-12).
Dans la rue, en bas de l’immeuble, un cri de femme retentit. Une plainte longue, continue s’éleva et si haut que le bruit de la mer en fut brisé.
[...]
D’autres cris relayèrent alors le premier, éparpillés, divers.
[...]
De la musique s’éleva par-dessus la rumeur d’une foule qui commençait à se former au-dessous de la fenêtre, sur le quai.
[...]
L’enfant termina sa sonatine. Aussitôt la rumeur d’en bas s’engouffra dans la pièce, impérieuse (Moderato : 12-13).’

Ces bruits viennent fracturer l’espace social. Ce sont les forces naturelles, celles de la nature, celles de l’inconscient qui le brisent. Ici, deux êtres y sont particulièrement sensibles : Anne Desbaresdes et son enfant. Anne, parce que, à l’instar de l’appartement de Mademoiselle Giraud, son être social sera déchiré par la voix de l’inconscient. L’enfant, parce qu’il est, par nature, très proche des forces naturelles. Mademoiselle Giraud, enlisée dans l’interaction sociale restera quasiment sourde à cet appel extérieur. Il n’y a donc pas chez Duras de silences extérieurs : le silence est plutôt le fruit de l’interaction. Ce silence laisse la place à l’entrée des bruits extérieurs, leur laissent l’espace libre pour la fracture sociale. Ainsi est-ce plutôt le bruit extérieur que le silence environnant qui fait émerger les silences des dialogues.

Duras se trompe encore lorsqu’elle impute au seul lecteur le sentiment du silence. En fait, elle oublie que ses textes posent l’héroïne comme silencieuse explicitement ou implicitement :

‘Puis Lol cessa de se plaindre de quoi que ce soit. Elle cessa même petit à petit de parler. Sa colère vieillit, se découragea. Elle ne parla que pour dire qu’il lui était impossible d’exprimer combien c’était ennuyeux et long, long d’être Lol V. Stein. On lui demandait de faire un effort. Elle ne comprenait pas pourquoi, disait-elle. Sa difficulté devant la recherche d’un seul mot paraissait insurmontable (Ravissement : 24).’

Lol est bien posée par le texte comme silencieuse, mais en même temps on la voit parler pour dire son impossibilité de dire. Ainsi, une fois encore, comme pour le regard, avons-nous une espèce de mise en abyme de l’écriture : Duras est celle qui dit l’impossibilité de dire.

Émily L. est, elle aussi, posée comme silencieuse, mais d’un silence de l’absence (le non-regard l’écarte de l’interaction), d’un silence de mort, comme le montre l’isotopie convoquée par le texte :

‘La patronne de la Marine était allée vers lui, le voyageur anglais. Elle lui avait parlé en anglais. [...]
Elle, la femme du Captain. Elle regarde le sol. Son corps caché est devenu visible. Il est visible qu’il est mortel. Ce corps, il est habillé comme une jeunesse, de nippes usées de la jeunesse, avec, aux doigts, les diamants et l’or des parents du Devon. La mort est à nu sous les robes, la peau, sous les yeux aussi, sous le regard farouche et pur (Émily : 32).’

Une nuance toutefois pour Jeanne, la soeur d’Ernesto dans La pluie. Le texte ne la pose pas comme silencieuse dès le début. Ce n’est qu’avec la prise de conscience de son désir pour son frère Ernesto qu’elle devient, comme toutes les héroïnes durassiennes, silencieuse :

‘Et Jeanne est devenue maintenant celle qui se tait, farouche, celle qui fait peur (Pluie : 99).’

Ici encore, nous retrouvons le paradoxe de départ. Dans les quatre-vingts premières pages du roman, Jeanne en tant que personnage n’accédait quasiment jamais à l’énonciation. Les rares conversations mentionnées avec les brothers et les sisters (p. 14) ou avec Ernesto (p. 32-33) étaient dans leur presque totalité rapportée sous forme d’une conversation racontée. Elles étaient donc sous le contrôle narratif qui couvrait la voix de Jeanne. Son être ne se distinguait pas de celui d’Ernesto, par la présentation qu’en faisait le texte, et c’est en tant que silencieuse ou en tant qu’endormie qu’elle apparaissait dans le récit :

‘Ernesto et Jeanne savaient que la mère avait en elle des désirs comme ça, d’abandonner. [...]
C’est surtout Ernesto et Jeanne qui croyaient le savoir comme à sa place, mieux qu’elle-même (Pluie : 44).
Ils étaient tous là, Jeanne et Ernesto et les brothers and sisters (Pluie : 50).
Ernesto s’arrête. Il se tait. Il regarde Jeanne qui est couchée contre le mur. Jeanne ouvre les yeux, et, à son tour, elle le regarde (Pluie : 54).
Ernesto et Jeanne dormaient dans ce couloir ouvert qui séparait la casa du dortoir que la commune leur avait fait bâtir (Pluie : 70).’

Ces extraits montrent à quel point Jeanne n’apparaît qu’en liaison avec Ernesto, à quel point elle n’accède pas à l’énonciation. Jusqu’à la page 84, elle n’apparaît dans aucun des grands dialogues au style direct de La pluie. Ce n’est qu’à partir de là qu’elle sort du silence, et commence à avoir une identité, sous l’interrogation du père :

Père : T’es laquelle, toi ?
Jeanne : Je suis Jeanne (Pluie : 85).’

Après cette reconnaissance par le père, après l’évidence de l’inceste et après avoir été définie comme « celle qui se tait », Jeanne aura paradoxalement accès à l’énonciation libre. Elle deviendra la protagoniste principale de deux grands dialogues reportés au discours direct : celui avec le journaliste qui s’étend de la page 114 à 118 et celui avec Ernesto qui s’étend de la page 128 à la page 131. Contraste manifeste donc entre le discours narratif qui pose Jeanne comme silencieuse au moment même où elle accède à la parole. Ainsi, l’impression du lecteur dont parlait Duras, provient-elle de ce qui est posé par le narrateur et non par la mise en texte des personnages. Ne sommes-nous pas au creux même du pouvoir performatif de l’écriture, au véritable pouvoir du verbe où un dire devient un faire exister ? N’est-ce pas cette magie même de l’écriture qui, indépendamment de la réalité, possède un pouvoir suggestif, un pouvoir de faire exister ce qui n’existe pas vraiment ? Mais alors le mécanisme deviendrait métonymique du travail littéraire dans sa totalité.

Quant à Anne Desbaresdes, si elle n’est pas décrite explicitement comme silencieuse, le premier chapitre, celui de la leçon de piano, nous la met en scène en tant que femme vouée au silence :

‘Une femme, assise à trois mètres de là, soupira.
[...]
- Madame Desbaresdes, quelle tête vous avez là, dit-elle.
Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois.
- À qui le dites-vous, dit-elle.
[...]
- Ça recommence, dit tout bas Anne Desbaresdes.
Anne Desbaresdes aussi reconsidéra cet enfant de ses pieds jusqu’à sa tête mais d’une autre façon que la dame.
[...]
- C’est un enfant difficile, osa dire Anne Desbaresdes, non sans une certaine timidité.
[...]
- Je ne veux pas savoir s’il est difficile ou non, Madame Desbaresdes, dit la dame. Difficile ou pas, il faut qu’il obéisse (Moderato : 7-9).’

La présence d’Anne Desbaresdes est bien signalée par le texte, mais tout d’abord par du non verbal : elle soupire à deux reprises. Sa première prise de parole est de l’ordre du cliché : « à qui le dites-vous », il ne s’agit donc pas d’une parole personnelle. Ensuite, un deuxième cliché est prononcé à voix basse comme si l’héroïne n’osait pas s’exprimer. Quant au troisième cliché, il s’accompagne de l’expression verbale « osa dire », tout de suite rectifiée par la mention de sa timidité. Anne Desbaresdes reste sans réaction devant la remarque, pourtant blessante et directement dirigée contre elle, du professeur de piano. Ainsi, sans poser explicitement Anne Desbaresdes comme une femme silencieuse, le texte nous la met en scène comme dénuée d’une parole propre, n’étant capable qu’après de multiples efforts de s’exprimer péniblement par la voix des autres. Cette technique utilisée ici pour présenter Anne Desbaresdes est celle à laquelle Duras a le plus souvent recours pour faire entendre le silence féminin, qui n’est pas tant une absence d’énonciation qu’une difficulté, voire une impossibilité, à trouver un langage personnel, expression d’une féminité et d’un être. La femme se trouve alors contrainte d’emprunter, sous forme de clichés, le langage des autres, auquel elle ne peut s’identifier parce qu’il ne la dit pas. Cette attitude n’apparaît toutefois que lorsque l’héroïne se trouve au sein d’une interaction sociale, comme ici avec le professeur de piano. On retrouvera cette même forme d’aphasie de Lol ou d’Anne Desbaresdes dans les dîners mondains, d’Élisabeth Alione ou d’Émily L. en présence de leur mari. Ici encore, le décompte des répliques de chaque personnage est significatif, puisque si les chapitres 2 et 3 placent Anne à égalité de lignes avec Chauvin, voire en supériorité, le même procédé de comptage au chapitre 1 montre que Mademoiselle Giraud parle deux fois plus qu’Anne.

Cette impression est en fait renforcée, comme l’avait mentionné Duras dans son interview à Montréal, par des procédés d’écriture : l’inachèvement des répliques et une troncation de l’échange déjà étudiée dans le chapitre consacré à la gestion de l’information. Le procédé est utilisé dans de nombreux romans (Ravissement, Consul, Émily...), mais trouve son point d’aboutissement dans le dîner mondain auquel Anne assiste. Tout le report des conversations est fait en fonction de ce qu’Anne entend, c’est-à-dire lorsqu’elle est présente mentalement et que son esprit ne vagabonde plus. Aussi des pans entiers de conversations se trouvent-ils tronqués :

‘- Anne n’a pas entendu.
Elle pose sa fourchette, regarde alentour, [...].
On répète. [...]
- Excusez-moi, dit-elle, pour le moment, une petite sonatine de Diabelli (Moderato : 101).’

La question fait l’objet d’une troncation qui correspond à l’absence mentale d’Anne. Néanmoins, comme s’il assistait à une communication téléphonique dont il n’entendrait qu’une seule voix, le lecteur peut, d’après la réponse, reconstituer approximativement la question. Un peu plus loin apparaît une réplique qui présuppose que d’autres propos ont été échangés qui resteront à jamais absents du texte, parce qu’Anne qui sert de focalisateur au récit ne les a pas entendus :

‘- Mademoiselle Giraud, qui donne également, comme vous le savez, des leçons à mon petit garçon, me l’a racontée hier, cette histoire.
- Ah oui.
On rit (Moderato : 102-103 ; nous soulignons).’

Le terme anaphorique « cette » présuppose qu’il a déjà été fait mention de l’histoire, pourtant la conversation ne la mentionne pas. S’agit-il du meurtre ? S’agit-il du fait que le fils d’Anne ne connaissait pas le titre du morceau qu’il jouait ? Le « on rit » est-il relié aux derniers propos, ce qui exclurait l’histoire du meurtre, ou s’agit-il d’un rire afférent à des propos plus lointains ? Le lecteur est dans le flou, peut-être d’ailleurs comme s’il se trouvait au milieu du dîner mondain, ne saisissant lui-même que des bribes de conversation parmi le brouhaha environnant. Ce qu’on peut en tout cas affirmer, c’est que ce procédé sert bien à créer un personnage d’absente silencieuse. Un peu plus loin, une autre réplique, du mari cette fois, laisse, elle aussi, supposer que tout un pan de la conversation a été tronqué :

‘- Anne, comme vous le savez, est sans défense devant son enfant.
Elle sourit davantage. On répète. [...]
- Il est vrai, dit-elle (Moderato : 105).’

Là encore, si l’on présuppose qu’un propos doit avoir une certaine « pertinence », nous devons postuler un ou plusieurs propos antérieur(s) qui justifie(nt) la réplique du mari. La mention du « on répète » prouve que la troncation s’est faite par rapport à l’écoute d’Anne. La troncation manque quelque peu d’indices textuels, et il s’agit, pour le lecteur, plutôt de la repérer en fonction de la « norme » dont parlait Kerbrat-Orecchioni (1990 : 255). Norme qui ici correspondrait à la « maxime de relation » de Grice, ou au « principe de pertinence » de Sperber et Wilson.

Ce procédé d’écriture, dont nous avons déjà vu le rôle dans la gestion de l’information, a donc ici pour conséquence de créer du silence au sein de l’interaction sociale et de nous montrer des héroïnes absentes derrière leur silence. Il a, en outre, le mérite de réduire à néant le propos mondain qui, en quelque sorte, n’est même pas digne d’être rapporté.

Par contre, la rencontre avec l’amant, ou plus exactement avec celui que nous avons appelé l’« être à l’écoute », rend l’héroïne durassienne bavarde, parce qu’avec lui, elle recherchera, dans une quête souvent éperdue, à créer ce langage qui pourrait la nommer, elle, dans son désir un court instant pressenti.

En fait, la cause profonde de cette espèce d’aphasie féminine est expliquée en détails dans Le ravissement et rappelée dans bien des romans sous forme d’une simple mention. C’est ce célèbre commentaire de J. Hold qui explicite la déficience du langage pour nommer la femme et la faire exister :

‘J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. Comment ont-ils été trouvés les autres ? Au décrochez-moi-ça de quelles aventures parallèles à celle de Lol V. Stein étouffées dans l’oeuf, piétinées et des massacres [...].
Mais Lol n’est encore ni Dieu ni personne (Ravissement : 48-49).’

Le passage établit clairement une relation entre le silence de Lol et l’absence du mot capable de définir la femme évoquée par les termes de « trou » et d’« absence », d’exprimer le désir pressenti lors de la scène du bal. Faute de ce mot, Lol se trouve incapable de parler, mais aussi d’exister, comme l’indique la dernière phrase du passage.

L’absence de ce mot est évoquée dans L’amante et, par là même, Le ravissement se trouve en quelque sorte convoqué au sein de ce roman :

‘- Alors il n’y aurait que ce mot-là qui compterait au milieu des autres ? Et vous croyez que je vais me laisser enlever ce mot ? pour que les autres soient enterrés vivants et moi avec eux dans l’asile ?
Non non, il faudra que vous passiez beaucoup de temps avec moi, vous et d’autres, avant que ce mot sorte de moi (Amante : 192).’

Apparemment Claire Lannes le possède, ce mot englouti en elle-même, mais elle ne peut le sortir et c’est là sans doute sa folie. Elle aussi restera dans l’incapacité de se dire. L’amour fait aussi état de ce mot qui manque :

‘- Oui, c’est ça - elle déchiffre lentement l’espace - alors vous êtes venu à S. Thala pour vous tuer, et puis vous avez vu qu’on était encore là.
- Oui.
- Vous vous êtes rappelé.
- Oui - il ajoute - de - il s’arrête.
- Je ne sais pas le mot pour dire ça
(Amour : 64-65).’

Mais, nous l’avons dit, un essai d’élaboration d’un nouveau langage se fera, qui prendra la forme d’un dialogue proche de l’entretien psychanalytique avec un être à l’écoute. Ce dialogue aboutira pourtant à l’échec et retournera au silence. Marini (1985 : 29) illustre parfaitement ce mécanisme pour L’amante :

‘Et, si après son crime, Claire trouve la parole, le temps bref d’un dialogue avec le journaliste-écrivain-enquêteur, cette parole tombe dans le vide, à la fin, quand l’autre part : se dérobe ? fuit ? (Marini 1985 : 29).’

Cette tentative pour trouver le langage, elle aussi, sera faite de pauses, de silences, de trous. Le silence prendra alors toutes les formes mises en lumière par les conversationnalistes et sera traduit par toute une série de procédés graphiques déjà évoqués dans la première partie de ce chapitre, mais complétés ici par l’analyse de Borgomano :

‘Le silence pénètre l’écriture de toutes parts : il saute déjà aux yeux du lecteur, marqué par l’utilisation graphique des blancs, beaucoup plus envahissant qu’ils ne le sont généralement dans les textes en prose. [...]
La ponctuation, autre marque visuelle des silences, des arrêts du discours abondent : des points séparent des phrases un peu longues. Des tirets s’intercalent, arrêtent les paroles, de toute leur longueur, et le dialogue est sans cesse interrompu de points de suspension : brisure, attente, silence. Le vocabulaire lui-même participe au silence général : les mots choisis sont d’une telle transparence, d’une banalité si grande qu’ils troublent à peine le vide (Borgomano 1984 : 61-63).’

Nous avons, tout d’abord, le silence « inter-répliques » des interactants. Bien que Kerbrat-Orecchioni (1990 : 45) recommande une extrême prudence dans le fait de relier la quantité de ces silences à un quelconque état d’anxiété au niveau des conversations réelles, il semble que, pour le texte romanesque, ils soient toujours le signe d’une certaine difficulté psychologique à parler, due à la déficience du langage mais aussi à l’état émotionnel du locuteur. Cette difficulté d’encodage fait l’objet d’un commentaire dans L’amour, qui confirme en tout point l’analyse des conversionnalistes qui avaient dégagé le rôle du non verbal pour faciliter l’encodage :

‘- Ce n’est pas la première fois que vous venez à S. Thala.
Le voyageur cherche à répondre, plusieurs fois il ouvre la bouche pour répondre.
- C’est-à-dire... - il s’arrête -
Sa voix est sans écho. L’immobilité de l’air égale celle de la lumière.
Il cherche toujours à répondre.
Ils n’attendent pas de réponse.
Dans l’impossibilité de répondre, le voyageur lève la main et montre autour de lui, l’espace. Le geste fait, il parvient à avancer dans la réponse.
- C’est-à-dire... - il s’arrête - je me souviens... c’est ça... je me souviens...
Il s’arrête.
La voix au timbre lumineux se hisse jusqu’à lui, elle lui porte la réponse, sa clarté est éblouissante.
- De quoi ?
Une poussée incontrôlable, organique, d’une force très grande le prive de voix. Il répond sans voix :
- De tout, de l’ensemble (Amour : 18-19).’

L’extrait nous semble intéressant dans la mesure où il utilise à peu près l’ensemble des procédés durassiens pour montrer le silence : blancs qui visualisent le silence pour le lecteur, points de suspension, tirets, négation de verbes, pauvreté du vocabulaire - lequel relève principalement du cliché. Mais, à la différence de ce que pense Borgomano, le silence environnant redonne tout son sens aux rares mots utilisés. L’extrait met également en évidence le commentaire métadiscursif qui range Duras, comme le signale Gelas, du côté des écrivains-analystes des conversations : pour un geste comme lever la main, la romancière en mentionne le rôle - observé par les interactionnistes - de facilitation d’encodage, même si elle le traite concomittamment en déictique de réponse, et elle met en évidence le processus d’auto-interruption du locuteur marqué de manière redondante par le texte (le verbe « s’arrête » ne fait que redire ce que les points de suspension disaient déjà). Le dernier intérêt de l’extrait est qu’il montre à quel point le silence est un plein au niveau macrotextuel de la communication auteur-lecteur, mais non pas au niveau microtextuel des interactants. Ici, comme dans la majorité des dialogues durassiens, les interactants n’implicitent rien du silence, ils ne semblent même pas le remarquer. Le « ils n’attendent pas de réponse » explicite, d’ailleurs, cette indifférence des interactants. Ce silence dans le texte dit tout à la fois au lecteur la douleur du souvenir, la difficulté du langage et la difficulté de la communication. C’est l’un des meilleurs moyens dont dispose un auteur pour faire passer l’émotion et le trouble, que paradoxalement les mots rendent très mal.

Parmi les divers troubles émotifs, causes de silence, se trouvent la révélation du désir et l’émoi sexuel. C’est le silence qui couvrira les différentes danses, la découverte de l’amour incestueux ou l’acte sexuel lui-même :

‘Ils avaient dansé. Dansé encore. Lui, les yeux baissés sur l’endroit nu de son épaule. Elle, plus petite, ne regardait que le lointain du bal. Ils ne s’étaient pas parlé (Ravissement : 19).
Les bras d’Ernesto s’étaient refermés sur le corps de Jeanne. Ils étaient restés ainsi silencieux et les yeux baissés, cachés à eux-mêmes comme les amants de la nuit récente.
Un long moment était passé pendant lequel une connaissance silencieuse les avait envahis, inoubliable désormais (Pluie : 33).
C’était cette même nuit que Jeanne était allée dans le lit d’Ernesto, elle s’était glissée contre le corps de son frère. Elle avait attendu qu’il se réveille. C’était cette nuit-là qu’ils s’étaient pris. Dans l’immobilité. Sans un baiser. Sans un mot (Pluie : 109).
C’est alors qu’elle ne demande plus rien qu’il va sur le sexe étale. Elle écarte les jambes pour lui se placer dans leur creux (Yeux : 55).’

Ce silence rejoint alors la thématique du désir, il est une des expressions privilégiées, avec le cri, de l’union d’Éros et de Thanatos. Là encore, le texte durassien l’explicite clairement :

‘Ce soir-là, la mère avait su que le silence d’Ernesto, c’était à la fois Dieu et pas Dieu, la passion de vivre et celle de mourir (Pluie : 47).’

C’est en ce sens que le silence est relié à la forêt, espace symbolique chez Duras du lieu mystérieux de l’inconscient que seuls les êtres libérés, comme Alissa, peuvent pénétrer :

‘- Quelquefois, le silence peut empêcher de dormir, la forêt, le silence ?
- Peut-être, oui (Détruire : 36).’

C’est pour cela que les êtres sociaux sont effrayés par sa présence :

‘Pierre Beugner boit d’un trait, le silence l’effraie, il le supporte mal (Ravissement : 99-100).’

Dès lors, ce silence devient le signe d’une communication intense entre les êtres fracturés, entre les femmes ou entre les frères et les soeurs :

‘Ils se taisent ensemble comme souvent ils font, longtemps (Yeux : 73).
Elles restèrent toutes les trois silencieuses à le regarder jouer (Chevaux : 33).
De nouveau, Tatiana Karl, Lol. V. Stein et moi nous nous retrouverons : nous nous taisons (Ravissement : 142).
Elle avait interrogé Suzanne du regard. Sans doute aurait-elle voulu qu’elle lui dise quelque chose. Mais Suzanne, les yeux baissés, mangeait. Alors elle avait deviné leur complicité et s’était désespérée (Barrage : 129).’

La juxtaposition des différents textes permet, comme souvent chez Duras, de dégager tout le réseau thématique du silence qui fait, par ailleurs, l’objet d’un métadiscours :

‘C’est la dernière nuit, dit l’acteur.
Les spectateurs s’immobilisent et regardent dans la direction du silence, celle des héros. L’acteur les désigne du regard. Les héros sont encore exposés dans la lumière intense du bord de la rivière. Ils sont allongés face à la salle. On les dirait anéantis par le silence.
[...]
Une dernière phrase, dit l’acteur, aurait pu être dite avant le silence. Elle aurait été censée avoir été dite par elle, pour lui pendant la dernière nuit de leur amour. Elle aurait eu trait à l’émotion que l’on éprouve parfois à reconnaître ce que l’on ne connaît pas encore, à l’empêchement dans lequel on est de ne pas pouvoir exprimer cet empêchement à cause de la disproportion des mots, de leur maigreur, devant l’énormité de la douleur (Yeux : 149-151).’

Duras relie donc explicitement le silence à l’émotion, à l’insuffisance du langage pour exprimer l’émotion et à la réunion de l’amour et de la douleur. Nous venons de développer le caractère émotionnel du silence, en l’envisageant sur le plan thématique quand c’est toute l’interaction qui est frappée de silence, mais il est à noter qu’il peut apparaître sous forme de pauses marquées par des points de suspension correspondant à certaines difficultés d’encodage chez le locuteur qui résultent de son état émotionnel. Ce n’est plus alors le silence de l’interaction, mais le silence dans l’interaction.

Ce dernier silence, relié au conversationnel, est celui qui tourne autour du sujet de conversation. C’est celui qui avait été mentionné par Ducrot. Il renvoie l’acte de déchirure, l’union d’Éros et de Thanatos dans l’indicible. C’est l’impossibilité de nommer l’inceste pour Jeanne et Ernesto, de nommer le « ravissement » de Lol dans les deux sens que Lacan (1975) fait apparaître, de nommer le crime de Lahore pour le vice-consul, de définir le meurtre et l’adultère pour l’héroïne de Dix heures, de nommer ce qui s’est joué dans le crime initial pour Anne Desbaresdes, qui est au centre du silence de l’oeuvre romanesque de Duras. C’est l’indicible qui est au centre de son écriture : on parle autour de la révélation fracturante, mais on ne peut parler d’elle. L’impression de silence éprouvée par le lecteur n’est donc pas étrangère au texte, qui porte en son sein la béance de l’indicible. Les différents textes sont explicites à cet égard, mais deux extraits du Consul suffisent à illustrer toute la dimension du problème :

‘On demande : Et de Lahore parle-t-il ?
- Non.
- Jamais.
- Et d’avant Lahore ?
- Oui. De l’enfance à Arras. Mais ceci n’est-il pas pour tromper ? (Consul : 98).
- Pourquoi me parlez-vous de la lèpre ?
- Parce que j’ai l’impression que si j’essayais de vous dire ce que j’aimerais arriver à vous dire, tout s’en irait en poussière... - il tremble -, les mots pour vous dire, à vous, les mots... de moi... pour vous dire à vous, ils n’existent pas. Je me tromperais, j’emploierais ceux... pour dire autre chose... une chose arrivée à un autre...
- Sur vous ou sur Lahore ?
[...]
- Sur Lahore (Consul : 125).’

Lahore est de l’ordre de l’indicible. Il n’existe pas de mots pour le dire, il faudrait inventer un nouveau langage. À défaut de pouvoir nommer Lahore, le vice-consul reste à la périphérie de l’événement : l’enfance (l’abandon de la mère et le meurtre du père) ou le désastre de la lèpre. Néanmoins, avec Anne-Marie Stretter, qui sera ici l’un des êtres à l’écoute, il tentera d’exprimer Lahore et, comme on le voit dans le deuxième extrait, son discours est alors troué de silences émotifs que montrent les nombreux points de suspension.

Mais l’indicible peut être un interdit de dire. Il relève alors du tabou et est très souvent relié à la famille. C’est celui que l’on retrouve du Barrage à La pluie et que L’amant explicite :

‘De tout cela nous ne disions rien à l’extérieur, nous avions appris à nous taire sur le principal de notre vie, la misère. Et puis sur tout le reste aussi. Les premiers confidents, le mot paraît démesuré, ce sont nos amants, nos rencontres en dehors des postes, dans les rues de Saigon d’abord, et puis dans les paquebots de ligne, les trains, et puis partout (Amant : 75-76).’

Ce silence familial, fondateur du clan, unissant les membres de la famille de manière plus sûre que toute interaction, se brisera dans les rencontres. Il est un silence de honte partagée. C’est ce silence du secret qui unit les frères et soeurs de La pluie :

‘Le secret qui leur était commun c’était que pour eux, les choses n’allaient pas de soi comme pour les autres enfants. Ainsi, eux, ils savaient qu’ils étaient chacun à part et tous ensemble, la calamité de leurs parents. Les aînés ne leur parlaient jamais plus de ça, jamais, ni les parents d’ailleurs, mais ils le savaient tous, les tout petits comme les plus grands (Pluie : 43).’

Il frappe aussi les différents adultères dans le rapport mari et femme. Que ce soit celui de Sara dans Les chevaux, celui d’Élisabeth Alione, celui de Tatiana ou celui d’Émily L., que ce soient les différentes rencontres entre Lol et Jacques Hold ou celles entre Anne Desbaresdes et Chauvin, rien n’est dit dans la conversation entre la femme et son mari, si ce n’est sous la forme d’un silence lourd. L’information en est donnée au lecteur soit par le biais d’un autre dialogue, soit parce qu’il assiste en direct à la rencontre.

Nous rentrons ici de plain-pied dans la forme sociale du silence qui, chez Duras, revêt d’autres aspects. Il peut aller de la simple réprobation, comme le silence de la patronne de bistrot dans Moderato (p. 40), à la véritable exclusion sociale, comme le silence qui frappe l’héroïne de L’amant ou celui dont est objet le vice-consul et la mendiante. Il frappe dans les deux cas l’être qui a commis, par ses actes, une transgression totale des lois du milieu, souvent d’ailleurs du milieu colonial :

‘Toutes les trois regardent attentivement les deux nouveaux venus. Jean-Marc de H. se tait. On pose des questions à lui, Charles Rossett, mais à cet autre, aucune. Pas un mot n’est dit sur Calcutta ni Lahore. On ignore le vice-consul et il l’admet. Debout, il se tait. De même, sur l’Inde. Sur l’Inde comme sur lui, pas un mot n’est dit (Consul : 107).
Ils ne le regardent pas, ils ne lui répondent pas.
Alors il crie encore :
- Je veux rester avec vous, laissez-moi rester avec vous une fois.
[...]
Et puis c’est le silence une deuxième fois (Consul : 146-147).
Elle est aussi au lycée où sont les petites filles blanches, les petites sportives blanches qui apprennent le crawl dans la piscine du Club Sportif. Un jour ordre leur sera donné de ne plus parler à la fille de l’institutrice de Sadec (Amant : 110).’

À côté de cette exclusion terrible et totale, les textes durassiens mentionnent d’autres silences d’exclusion, comme celui qui se fait autour de M. Jo (Barrage : 81, 85) ou celui qui entoure l’amant chinois (Amant : 64). Dans les deux cas, ce sont les frères qui refusent de leur adresser la parole. L’exclusion revêt une forme moins absolue, puisqu’il ne s’agit que d’une exclusion familiale.

Ce silence, qui est un puissant moyen d’exclusion de la famille ou de la société, attaque de plein fouet la face positive de celui qui en est l’objet, mais la victime, comme c’est souvent le cas chez Duras lorsqu’il y a attaque de la face positive, ne réagit généralement pas et cette absence de réaction peut elle aussi s’assimiler à un silence.

Le silence d’exclusion nous conduit à examiner le lien global du silence et de la politesse, mais brièvement, dans la mesure où, d’une part, les personnages durassiens réagissent relativement modérément à l’attaque de face que peut constituer le silence et où, d’autre part, nous retrouverons l’analyse du lien silence-politesse dans le chapitre consacré à l’étude de la politesse.

Toujours en liaison avec la face positive, une citation du Barrage prouve que le silence peut constituer une réponse, non dépourvue d’agressivité cette fois, à l’attaque subie par la face positive :

‘M. Jo observait le silence de la dignité offensée (Barrage : 68).’

Dès lors, deux silences presque antinomiques apparaissent en réaction à l’attaque de la face positive : un silence d’acceptation, de résignation et un silence ostensible signifiant l’outrage subi. Néanmoins, chez Duras, c’est le premier type de silence qui est majoritaire dans la mesure où les différentes héroïnes sont présentées comme étant quasiment démunies de face positive. L’écriture gère d’ailleurs différemment ces deux types de silence, puisque, dans le cadre du premier silence, le procédé général consiste à recourir à la troncation et à ne mentionner ainsi aucune réaction. Le texte se fie ainsi aux connaissances du lecteur, alors que le deuxième type de silence est non seulement mentionné par le texte, mais en plus explicité.

Nous avons également montré que le silence en lui-même est déjà considéré comme une menace pour les faces positives des participants. Aussi est-il du rôle de la maîtresse de maison d’animer les conversations en initiant les thèmes et en relançant une conversation qui menacerait de mourir. Rôle auquel Lol V. Stein déroge avec splendeur, mais qui est consigné dans tous les manuels de savoir-vivre. Mais, exception faite de cette mention dans Le ravissement, l’attaque produite contre la face positive par le silence ne fait pratiquement jamais l’objet d’une explicitation. Elle fait même rarement l’objet d’une réaction de la part du personnage agressé, au point qu’on peut se demander si les différents interactants du texte durassien ressentent l’insulte du silence, ou si le texte ne préfère pas tout simplement ignorer cet aspect, pour lui laisser toute sa spécificité de langage féminin.

Avant d’aborder le silence de l’écriture elle-même, quelques observations quant à la mise en texte du silence se doivent d’être faites. Tout d’abord, le texte met souvent en rapport le silence et le mouvement : la patronne sert en silence (Moderato : 45-46), Michael Richard qui se lève en silence (Consul : 196), la mère du Barrage (p. 36) ou Anne Desbaresdes (p. 31) qui regardent en silence, Ludi qui se tait et allume une cigarette (Chevaux : 12) et l’on pourrait multiplier les exemples où le silence s’accompagne de gestes. Le fait que le silence ne soit pas une simple suspension du temps de la communication est très nettement marqué par l’utilisation du mais dans l’exemple suivant :

‘Elles se turent pendant une minute, mais sans bouger (Chevaux : 88).’

En fonction de la théorie de Ducrot, un énoncé de ce type relie a contrario étroitement l’absence de communication verbale à l’existence d’une manifestation non verbale.

Ce dernier exemple nous intéresse aussi dans la mesure où il fait apparaître une mention de durée à côté du silence. Ici, la durée du silence est chiffrée, mais, le plus souvent, elle reçoit une qualification subjective qui se base sur l’impression ressentie du type « pendant un long moment » (Émily : 60), « se taire encore longtemps » (Moderato : 35), « un long silence s’installe » (Ravissement : 106), « longtemps ils se taisent » (Yeux : 132), « un long moment de silence » (Pluie : 142), « un si long moment » (Consul : 83), ...

L’intensité du silence est également notée : « nous nous taisons toujours à peu près complètement » (Ravissement : 142), « le silence de la chambre est profond » (Yeux : 40), « long et plein silence » (Pluie : 78) et surtout cette expression pour le moins curieuse, relevée dans La pluie : « L’instituteur se met à fortement se taire », comme s’il y avait des degrés dans le silence, comme si le fait de se taire ne s’opposait pas complètement au fait de parler, comme si une gradation était à faire entre « ne pas parler » et « ne pas communiquer ».

Dans Détruire et dans La pluie, l’écriture durassienne ponctue systématiquement par le mot « silence » les dialogues reportés au style direct. On a l’impression que ces différentes notations ont moins comme fonction de tenter de rendre un silence interactionnel que de ponctuer et de délimiter les échanges. Autrement dit, il semblerait que si le texte devait être joué, il serait quasiment impossible pour les comédiens de rendre la totalité des silences marqués. Rykner (1988 : 161) note d’ailleurs une différence à ce sujet entre la version romanesque et la version théâtrale du Square.

Reste maintenant à aborder une dernière grande catégorie de silence : le silence de l’écriture. Silence attribuable à l’auteur inscrit et au narrateur. Le véritable silence de l’écriture, c’est le blanc. Si Duras jamais n’a cédé au mythe de la page blanche et qu’elle a préféré fonder celui de l’écran noir, il n’en reste pas moins que l’écriture durassienne est trouée de blancs. Ces blancs dans la page, comme le signale Borgomano, sautent aux yeux du lecteur dès l’ouverture des romans durassiens. Mais il est vrai aussi que l’apparition de ces blancs fait partie de l’évolution de l’écriture durassienne. Ils apparaissent avec Moderato et culminent dans L’amour. Si l’on regarde les premiers romans de Duras, qu’il s’agisse des Impudents, de La vie tranquille, du Marin, du Barrage ou même des Chevaux, l’écriture reste pleine, les pages chargées de signes. Mackward (1978 : 314), lors de son étude comparée entre l’écriture d’Hélène Cixous et celle de Marguerite Duras, a dénombré dans L’amour un total de 15. 000 mots pour 135 pages, alors que le roman La d’Hélène Cixous en totalise 73. 000 pour 265 pages. Ce qui l’amène à constater que « les densités verbales varient de 110 à 265 mots par page de l’une à l’autre ». Variation qui montre bien la présence du silence dans l’écriture durassienne. Mais, toujours dans le même article, Mackward (1978 : 318) dénonce un autre paradoxe : le recours à des titres relativement longs chez Duras, alors que Cixous réduit ses titres à un mot. Il y aurait donc une forme « d’inversion formelle de leurs écritures ». Mais, selon elle, ce paradoxe pointe au niveau de l’énonciation littéraire l’essence même de l’écriture féminine : faire entendre le silence sous le bavardage, dans le cas de Duras, ou faire entendre le délire sous le silence dans le cas de Cixous156. Dès lors, l’énonciation littéraire reproduit sur le plan d’une macrostructure ce dont l’énonciation des personnages féminins témoigne sur le plan de la microstructure.

L’écriture durassienne est encore éminemment silencieuse dans la mesure où elle pratique, comme nous l’avons vu, une véritable rétention d’informations et que tout savoir sur les personnages est perpétuellement remis en question. L’auteur inscrit gère les informations de telle manière que le lecteur ne puisse jamais avoir de certitude sur ce qui lui est dit. Le cas le plus spectaculaire est celui du Ravissement où toute parole, qu’elle émane des personnages ou du narrateur, est qualifiée de mensongère ou de pure invention. Le narrateur laisse lui aussi des zones entières d’ombre.

Dans Les chevaux, l’auteur inscrit choisit de ne faire rapporter le contenu des propos de Ludi qui ont tant vexé Sara ni par les personnages, ni par le narrateur ; dans Moderato (p. 88), l’insulte proférée par Chauvin à l’adresse d’Anne n’est restituée que plus tard, pour ne citer que ces deux exemples. En fait, seul l’acte d’énonciation est connu du lecteur, un silence se fait sur le contenu :

‘- S’il suffit qu’il ait dit ça sur toi, une seule fois, dans la colère, pour que tu ne l’aimes plus, alors tu ne l’as jamais aimé (Chevaux : 57 ; nous soulignons).
- Il ajouta : Et de quoi t’ennuies-tu ?
Elle se redressa et essaya de lui sourire.
- Je ne sais pas très bien non plus, peut-être d’un homme qui n’aurait pas admis ce que Ludi a dit de moi.
- Et si c’était vrai ? demanda-t-il après un temps.
- Alors il fallait te demander pourquoi c’était vrai (Chevaux : 57 ; nous soulignons).
- Tout le monde est un peu dans ce cas, dit Ludi. Mais ce n’est pas ce que je veux dire. Tu sais très bien ce que je veux dire. Pourquoi que tu fais comme si tu le comprenais pas ?
- Je n’y pense plus, dit Sara.
- Il y a des paroles qui font mal à garder pour soi. Je veux pas que tu gardes celles que tu as contre moi.
- Puisque je comprends que tu avais raison de les dire, ce n’est pas la peine d’en parler.
- Oh ! que je suis ennuyé, geignit Ludi, je le savais bien que tu m’en voulais encore.
- Je ne t’en veux plus du tout, Ludi.
- Je sens bien que si, que tu m’en veux. Comprends-moi. Je crois moi aussi qu’on doit se taire à la limite, tu comprends, à la limite juste de ce qu’on sait qu’on exprimera dans la fausseté. Ni avant ni après. Moi j’aime quand même mieux les gens qui se forcent contre cette limite-là, qui se forcent à parler que ceux qui se forcent à se taire. Oui, quand même je les aime mieux. Toi en ce moment, tu gardes des paroles contre moi, depuis au moins quatre jours. Ça ne me plaît pas. Et elles te font mal ces paroles, j’en suis sûr (Chevaux : 96-97 ; nous soulignons).’

Ces extraits montrent très clairement comment Duras utilise ce refus d’information et le rôle qu’elle lui fait jouer dans le roman. Le silence du contenu s’étend sur la quasi-totalité du chapitre II et constitue le sujet de deux dialogues. L’un, entre Sara et son mari, l’autre entre Sara et Ludi. Il est donc fortement marqué par l’auteur. Les propos qui ont tant blessé Sara sont repris par des termes vagues du type « ce ». Ces termes indiquent l’existence d’une « histoire conversationnelle » entre les personnages, mais à la différence de ce qui se passe dans d’autres romans, ce dialogue antérieur reste dans le non-dit du texte. L’auteur utilise une technique propre à la création de suspens, dans la mesure où il retarde l’expression d’une information qu’il semble détenir et que les personnages détiennent eux aussi. Nous sommes donc dans la technique du roman policier où l’auteur connaît le coupable à l’instar d’au moins un des personnages. Mais ici, à la différence du roman policier, l’attente du lecteur sera déçue et le propos coupable restera à jamais inconnu. Cette technique, outre le fait de provoquer une certaine exaspération chez le lecteur résultant d’une attente déçue, a pour conséquence de le placer dans une situation où il en sait moins que les personnages, mais surtout de le placer dans une situation globale d’« épieur ». Le lecteur assiste, en direct, à une conversation portant sur des éléments antérieurs qui lui resteront à jamais inconnus. En outre, cette technique a aussi comme conséquence de poser les personnages comme existant dans un avant-roman157 et, dès lors, de situer le roman comme une captation d’un moment de vie des personnages. Le silence sur les propos a ici une répercussion sur la macrocommunication, en modifiant aussi bien le statut du lecteur que celui du roman.

Un autre intérêt de ces extraits réside dans la dernière réplique de Ludi qui se présente comme une courte dissertation sur le non-dit et plus précisément sur la limite entre la franchise et l’impolitesse. Cette thématique du « doit-on tout dire ? » nous donne l’impression d’assister aux conversations entre adolescents où ce genre de thèmes, comme jusqu’« où peut-on être francs ou sincères ? », sont souvent initiés. Cette réplique à côté d’autres, comme les considérations générales sur le marxisme, participe à la caractérisation de Ludi comme intellectuel de gauche, amateur des grands débats théoriques. Mais cette réplique constitue aussi une forme de métadiscours sur ce qui doit ou non être dit et donc sur la norme sociale dans le domaine.

Toujours au niveau du silence de l’écriture, il arrive que le narrateur s’auto-interrompe comme dans cet exemple extrait des Yeux :

‘Dans la lente retombée de son corps le long du sien, le cri s’inscrit, très bref, arrêté dans la rage, égorgé par.
Il restera là (Yeux : 132).’

Le narrateur interrompt sa narration et le lecteur ne saura jamais par quoi le cri fut égorgé. Dès lors, le lecteur ne peut avoir que l’impression d’une écriture qui se tait, qui ne livre pas ses informations. Le silence est étroitement lié à l’inaccessibilité du savoir. La multiplication, au sein des textes, d’expressions comme « il/elle ne sait pas » (une cinquantaine pour un roman comme Les yeux), caractérisant aussi bien le non savoir des personnages que celui du narrateur, contribue à créer cette impression, dont parlait Duras, de silence du texte chez le lecteur.

Mais il y a aussi le silence de la romancière : Makward (1978 : 314) parle du « silence théorique » de Marguerite Duras. L’expression est toutefois à nuancer car si, à la différence des Nouveaux Romanciers, « Marguerite Duras n’a pas écrit sur l’écriture »158, comme le dit Makward, elle en a quand même énormément parlé dans une série d’interviews, qui ont par ailleurs été publiées. Par contre, dans ces interviews, Duras parle souvent du silence de la critique à son égard. Elle se place ainsi dans la même situation que certains de ses personnages, celle de l’exclusion. Elle dira à Pivot lors de l’émission « Apostrophes » :

‘M. D. : Vous savez... je... pendant dix ans. Ça a duré dix ans le silence autour de moi (Apostrophes : 1984).’

Il est aussi assez significatif que Marguerite Duras ose, dans ces interviews et notamment dans « Apostrophes », laisser entendre des silences, comme dans son oeuvre. Des silences inter-répliques ou intra-répliques qui peuvent dépasser le cap marqué des 2 secondes et atteindre presque les 5 secondes. Ces silences très lourds sont apparents dans la transcription de l’émission « Apostrophes », faite par Fagyal. Michèle Manceau, dans son livre L’amie, relève le caractère audacieux de ces silences :

‘Sur le plateau, elle veut s’asseoir derrière une table comme chez elle. Pour les téléspectateurs, elle est tout de suite déconcertante. Ne serait-ce que par ses silences. Elle ose se taire. Elle ose tout d’ailleurs (Manceau, 1997 : 203).’

La romancière médiatisée rejoue son oeuvre : elle troue de silences sa parole comme son écriture, se place comme victime d’une exclusion par le silence et commente les silences de ses textes. Dans les interviews qu’elle donne à Montréal, elle parle à quatre reprises des silences dans son oeuvre pointant très lucidement ses valeurs majeures. Le premier extrait est celui que nous avons déjà mentionné, où elle souligne le paradoxe du silence et du bavardage. Mais elle parle aussi du silence comme attribut des femmes :

‘S. L. : Cette énergie des femmes, elle aurait été préservée par leur marginalité même ?
M. D. : Par leur silence, oui. Ce que j’appelle leur silence, leur marginalité (Lamy, Roy 1981 : 69).’

Du silence qui couvre l’union d’Éros et de Thanatos, elle en parle aussi :

‘M. D. : Mais il n’y a plus que ça, la parole étant prise là, l’échange amoureux par la parole étant une mise au point constante pour arriver à ce silence-là. C’est-à-dire qu’il y a une équivalence entre mourir d’amour et se taire à ce point (Lamy, Roy 1981 : 38).’

Et enfin du silence de l’écriture elle-même :

‘M. D. : [...]. L’écrit est beaucoup plus proche du silence que le faux écrit (Lamy, Roy 1981 : 58).’

Duras fait donc, au fil des conférences qu’elle donne, une synthèse quasiment parfaite des formes littéraires du silence dans son oeuvre. Le seul qu’elle n’ait pas mentionné est celui de l’exclusion sociale, qui figure pourtant parmi les silences les plus durs de son oeuvre.

Notes
154.

Cité, en anglais, par Kurzon (1998 : 20).

155.

Elle a montré qu’un des silences du texte de Flaubert vient d’une dissymétrie entre Emma qui a le droit au discours direct Charles qui n’a droit qu’au discours raconté.

156.

Il est à noter que nous retrouvons sur le plan de l’auteur inscrit, deux des trois déviances signalées par Durrer pour le dialogue de personnages.

157.

Autre technique de liaison entre le réel et le fictionnel.

158.

Elle le fera par la suite, dans La Vie matérielle et Écrire, notamment.