3.4. Le cri.

Le cri, comme nous l’avons dit précédemment, est relié à la voix, mais, dans l’univers durassien, il est aussi souvent relié au silence, ainsi qu’en témoignent Armel ou Borgomano :

‘Le cri, cette forme d’expression dont la sauvagerie rejoint le silence, parcourt, depuis leurs origines, les textes durassiens (Armel 1990 : 118).
Inutilité de l’écriture, rareté des paroles : dans le silence, parfois un cri. Cri de mort, ou de naissance dans Moderato, cri de Lol abandonnée, cris indéchiffrables de la mendiante muette, cri nu et sans cause de la plage, dans L’amour, cri universel de Calcutta (Borgomano 1984 : 60).’

La nature complexe ainsi que la multiplicité de ces cris qui résonnent dans l’univers durassien nous ont amenée à en faire une catégorie à part.

Toutefois, en ce qui concerne sa multiplicité, il est à noter que, lorsqu’elle est évoquée par la critique littéraire, comme elle l’est ici par Borgomano, c’est plutôt le polymorphisme d’un même type de cri dont il est question, celui qui apparaît au même titre que le silence lors de l’union d’Éros et de Thanatos. Anne Desbaresdes fait d’ailleurs l’assimilation entre le cri de mort et le cri poussé à la naissance de son fils :

‘Anne Desbaresdes s’exténua encore une fois à se ressouvenir.
- C’était un cri très long, très haut, qui s’est arrêté net alors qu’il était au plus fort de lui-même, dit-elle.
- Elle mourait, dit l’homme. Le cri a dû s’arrêter au moment où elle a cessé de le voir.
[...]
- Une fois, il me semble bien, oui, une fois j’ai dû crier un peu de cette façon, peut-être, oui, quand j’ai eu cet enfant (Moderato : 41-42).’

Mais, à la différence du silence qui allait du côté de l’Éros, le cri va lui beaucoup plus du côté de Thanatos. C’est ainsi que les êtres destructeurs comme Stein, Max Thor ou Alissa, les personnages de Détruire crient souvent. C’est ce qui explique aussi que le vice-consul crie lorsqu’il tire sur les lépreux :

‘- La nuit, il criait - de son balcon.
- Ici crie-t-il ?
- Du tout, et pourquoi pas ici où l’on étouffe plus encore ? (Consul : 96).’

Ce cri, expression inarticulée de la violence de l’inconscient, trouve son correspondant dans la nature :

‘Il [le vent] fait crier les palmiers de la place (Dix heures : 93).
Dans le parc, des chiens crient (Abahn : 9).
- Ce qu’il faudrait c’est habiter une ville sans arbres les arbres crient lorsqu’il y a du vent ici il y en a toujours toujours à l’exception de deux jours par an à votre place voyez-vous je m’en irais d’ici je n’y resterais pas tous les oiseaux ou presque sont des oiseaux de mer qu’on trouve crevés après les orages et quand l’orage cesse que les arbres ne crient plus on les entend crier eux sur la plage comme des égorgés ça empêche les enfants de dormir non moi je m’en irais (Moderato : 62).’

Il est un puissant moyen de communication avec une force perlocutoire bien réelle, puisqu’il parvient à fracturer l’être social de l’héroïne et qu’il effraye les êtres sociaux qui feignent de ne pas l’entendre. C’est par le cri d’abord qu’Anne Desbaresdes prendra connaissance du crime, et c’est le cri aussi qui la force à revenir dans ce café où le crime s’est produit :

‘- Ce cri était si fort que vraiment il est bien naturel que l’on cherche à savoir. J’aurais pu difficilement éviter de le faire, voyez-vous (Moderato : 27).’

Ce cri fonctionne donc comme un appel puissant. Pourtant, les êtres sociaux ne veulent pas l’entendre, comme c’est le cas des milieux mondains de Calcutta qui refusent d’entendre les cris du vice-consul :

‘Le vice-consul va vers Peter Morgan et Charles Rossett.
- Je reste ce soir ici, avec vous ! crie-t-il.
Ils font les morts (Consul : 145).’

Associés à ces cris, il y a ceux des enfants qui, chez Duras, crient beaucoup : quoi de plus normal d’ailleurs, quand on sait que, dans son univers, les enfants représentent l’état naturel non encore socialisé.

Ces cris ont donc la particularité d’émaner des personnages non socialisés : enfants, êtres destructeurs, meurtriers ou héroïnes comme Lol V. Stein qui lors de la scène du bal, scène de fracture totale, hurle aussi mais sans effet :

‘Lol cria pour la première fois. Alors des mains, de nouveau, furent autour de ses épaules. [...]
Lol avait crié sans discontinuer des choses sensées : il n’était pas tard, l’heure d’été trompait. Elle avait supplié Michael Richardson de la croire. Mais comme ils continuaient à marcher - on avait essayé de l’en empêcher mais elle s’était dégagée - elle avait couru vers la porte, s’était jetée sur les battants (Ravissement : 22).’

Ce cri de l’inconscient, c’est aussi lui que l’écriture vient remplacer :

‘Et comme je ne pouvais pas crier, ça aurait réveillé mon mari, alors, j’ai écrit ? (Amante : 178).’

À côté de ces cris, apparaissent ceux des différentes mères de l’oeuvre romanesque. Indépendamment des cris de l’enfantement, toutes les mères chez Duras crient, avec une mention toute particulière pour la mère du Barrage, dont les cris permanents semblent être définitoires de son être. Ces cris sont ceux de la femme détruite par la vie qui ne peut exprimer autre chose que la colère, la révolte contre la société qui l’a flouée. Cette mère du Barrage donne l’impression de ne plus pouvoir parler :

‘Suzanne monta en courant passer son maillot. Elle n’avait pas fini que la mère qui l’avait vue monter criait déjà. Elle ne criait pas pour mieux faire entendre les choses qu’elle aurait voulu qu’on comprenne. Elle gueulait à la cantonade n’importe quoi, des choses sans rapport avec ce qui se passait dans le même moment. Quand Suzanne redescendit du bungalow elle trouva Joseph, indifférent aux cris de la mère, à nouveau aux prises avec le cheval (Barrage : 15).’

Ici, toute interprétation de type conversationnel comme crier pour se faire entendre est rejetée par le texte, car c’est bien d’un cri essentiel, définitoire de l’être de la mère, dont il s’agit. Duras utilise d’ailleurs un terme peu habituel chez elle, le verbe « gueuler », alors que généralement elle lui préfère le verbe « crier » ou, à défaut, le verbe « hurler ». Ce cri se passe d’ailleurs dans l’indifférence générale.

Le cri de la mère nous conduit directement au caractère émotionnel du cri. À côté des cris de colère qui accompagnent les différentes insultes, apparaissent des cris d’amour, de joie, mais surtout de douleur :

‘Le Captain a un gémissement de douleur. Comme un cri sourd, tragique. Il dit : Oh... It’s too sad... too much... Il se tourne vers sa femme et il crie tout bas : She’s leaving in September... (Émily : 34).’

Cette expression « crier tout bas » - ou d’autres, comme « crie doucement » (Détruire : 107), « proférer mais à voix basse » (Moderato : 88) - où le présupposé du verbe est nié est une technique très durassienne, mais qui, paradoxalement, parvient à rendre mieux que toute expression ce sentiment de douleur. Duras utilise très souvent ce genre de procédé où elle rompt par un adverbe le contenu sémantique d’un verbe, ou par un adjectif celui d’un nom. Par ces procédés, elle arrive à rendre au plus près la réalité des choses : quelle expression peut mieux rendre le cri de la douleur qui ne peut atteindre le volume des cris de colère, d’indignation ou de révolte, que ce « crier tout bas » ?

Le roman Les yeux, sans nul doute le plus émotionnel des romans durassiens, nous offre aussi de superbes exemples de cris reliés aux affects :

Elle se couche le visage contre le sol. Elle crie de colère, elle se retient de frapper, puis elle ne crie plus, elle pleure (Yeux : 56).

Passage émotionnel intéressant, des cris aux larmes, qui rend très bien ce qu’une forte colère peut provoquer. Cris reliés à l’insulte dans l’extrait suivant :

‘Elle lui apprend qu’elle a démissionné de son poste de professeur. Il crie contre elle. Espèce d’idiote, de folle, il dit (Yeux : 82).’

Réaction de colère, mais aussi de peur face à celle qui largue toutes les amarres sociales, ce cri sera proche de ceux des êtres sociaux qui lorsqu’ils crient, le font soit par peur, soit par autorité :

‘- Cette crise, demande Alissa, ce docteur.
- Oui, dit Stein, cette mort du docteur.
- Il n’est pas mort, crie Bernard Alione.
Silence.
- Je ne comprends pas, dit Bernard Alione... elle vous a parlé de... cet accident ?
- Quelle mort avait-il choisi ? demande Max Thor.
Silence. Dans un crissement pénible, les stores bleus se relèvent (Détruire : 115).’

Bernard Alione prend peur à l’évocation de ce suicide du médecin, alors il crie. Il est à noter que les stores, symboles sociaux, se mettent en harmonie avec lui. Les cris de Mademoiselle Giraud sont eux d’une autre nature, ils indiquent sa colère, mais aussi sa position sociale. Ils deviennent donc des indices d’une certaine autorité, comme les cris de Ludi dans les Chevaux, ceux du frère dans le Barrage ou ceux de l’instituteur dans La pluie :

‘- Tu es sûr de ne pas savoir ce que ça veut dire, moderato cantabile ? reprit la dame.
L’enfant ne répondit pas. La dame poussa un cri d’impuissance étouffé, tout en frappant de nouveau le clavier de son crayon (Moderato : 7).’

Le dernier grand type de cri que les textes durassiens laissent entrevoir sont ceux que nous qualifierons de conversationnels, dans la mesure où ils sont reliés à des conditions de proxémie. C’est dans Les chevaux qu’ils apparaissent le plus fréquemment. Fait peu surprenant en soi, dans la mesure où c’est un des romans de Duras qui étudient le plus les mécanismes conversationnels :

‘La bonne apparut à la fenêtre de la cuisine.
- Alors, qu’est-ce qu’on mange à midi ?
- Je ne sais pas, dit Sara.
[...]
- On va à l’hôtel, cria Jacques de la salle de bain, moi je ne mange pas ici.
- C’était pas la peine de m’emmener en vacances, alors, dit la bonne. Et lui ?
Elle montra l’enfant.
- Il mangera ici, cria Jacques (Chevaux : 14).’

Le texte mentionne, pour Jacques, la nécessité de crier, puisqu’il ne se trouve pas dans l’espace où se situe l’interaction. D’autres exemples se trouveront dans le même roman (p. 27 et 34), quand des personnages sur la plage en appellent d’autres qui sont dans l’eau. Ces cris ne sont pas hautement significatifs sur le plan littéraire. Dans la mesure où ils sont liés aux conditions matérielles de l’interaction, ils contribuent simplement à créer l’effet de réel. Mais, de même, dans la vie, ils ne seraient chargés d’aucune signification de type émotionnel.

Ainsi, le cri - comme le silence -  fait partie de ce prélangage apte à exprimer les forces émotionnelles, ou l’union d’Éros et de Thanatos, avec toutefois une portée plus grande du silence vers l’Éros et du cri vers les forces de destruction. Le silence est l’expression des héroïnes, le cri plutôt celle des mères ou des meurtriers. Néanmoins, à côté de ces silences ou de ces cris lourdement chargés de sens dans toute la symbolique durassienne, se trouvent des mentions de cris ou de silences beaucoup plus conversationnels qui, eux, ne sont pas chargés de signification, mais participent aux conditions d’interaction. Ils n’ont alors d’autres effets littéraires que de créer cet effet de réel, et de ranger Duras en fine observatrice des mécanismes conversationnels.

Par conséquent, nous découvrons chez Duras le même souci de donner des indications paraverbales que de noter le non verbal entourant les interactions entre ses personnages. Parmi ces éléments, certains sont d’ordre purement conversationnel, et ils ont alors peu de signification littéraire. D’autres relèvent de l’émotionnel, ou des relations interpersonnelles, rejoignant le statut qu’ils jouent dans la vie. Les derniers, enfin, participent à la création littéraire à un double niveau : au niveau de l’univers créé d’abord, puisqu’ils contribuent à la caractérisation des personnages ou rejoignent une symbolique bien durassienne, au niveau de l’énonciation littéraire ensuite, puisqu’ils peuvent signaler l’auteur inscrit.