4. Les éléments mixtes.

Kerbrat-Orecchioni (1990 : 138) dénombrait trois grands types d’éléments mixtes : les soupirs, les sanglots et les rires. Nous constatons que ces trois éléments mentionnés sont en rapport étroit avec les affects, aussi retrouverons-nous ces éléments dans le chapitre consacré aux émotions.

Nous avons toutefois choisi d’ajouter deux éléments à cette catégorie : le tremblement et le sourire. Le tremblement relève bien sûr des cinétiques, mais il est mentionné par le texte durassien à la fois pour les parties du corps et pour la voix. Dès lors, il peut affecter aussi bien le non verbal que le paraverbal. Le sourire est généralement répertorié dans le non verbal, seulement il est en liaison étroite avec le rire, ainsi que le signale Kerbrat-Orecchioni (1994 : 23). Les étudier en parallèle permet de faire apparaître les points de similitude, comme les différences fondamentales entre ces deux moyens d’expression. En outre, les études des phonostylisticiens (Fonagy 1991 : 52-54) semblent autoriser ce classement du sourire au sein des éléments mixtes, puisqu’ils ont constaté que, bien qu’essentiellement mimiques, les sourires s’entendaient dans la voix. Fait que Kerbrat-Orecchioni (1992 : 198) mentionne elle aussi, puisqu’elle note que « ce signifiant mimique [le sourire] a en outre le mérite d’être audible, donc perceptible même si le canal visuel n’est pas ouvert, comme au téléphone ».

Ceci nous amène donc à l’étude de cinq éléments mixtes qui tous sont loin d’avoir la même importance, aussi bien quantitativement que qualitativement. Ainsi, si dans les romans durassiens l’on pleure beaucoup, l’on rit et sourit beaucoup plus encore. Et ces rires et sourires seront véritablement polysémiques et plurifonctionnels, alors que les pleurs sont monosémiques (douleur, émotion pure) et voient leurs fonctions fortement réduites (expression d’un état émotionnel chez le personnage, indicateur de relation interpersonnelle). Même si un article d’Alazet (1994 : 83-98) sur Duras s’intitule « une écriture du soupir », où se trouvent tout à la fois soulignés la nature mixte du soupir et son lien avec l’émotion, force nous est de constater que les notations de soupirs sont peu nombreuses et que l’article d’Alazet parle plutôt du rythme de l’écriture, conférant alors au soupir son sens musical. Plusieurs romans n’en comprennent aucune et quand le soupir est mentionné, c’est le fait des mères : Anne Desbaresdes (dans le premier chapitre de Moderato), la mère du Barrage (p. 95, 97, par exemple) ou la vieille dame qui a perdu son fils dans les Chevaux. Il exprime alors essentiellement l’accablement social de cette maternité. C’est sans doute parce que, comme le signale Alazet (1994 : 86), il « nous parle essentiellement d’amour et de douleur » qu’il est le signe le plus apte à exprimer la maternité qui, chez Duras, est faite d’amour et de douleur.

Le tremblement semble beaucoup plus intéressant d’abord quantitativement, car l'on tremble beaucoup dans les romans durassiens. Ensuite, parce qu’il peut rendre aussi bien l’alcoolisme que le sommeil ou l’émotion, que si c’est plus généralement les mains qui tremblent, il peut concerner d’autres organes : les lèvres, les paupières, la voix ou le corps entier. Et enfin, parce qu’il exerce différentes fonctions : outre le fait de signaler l’état émotionnel des personnages, de souligner le contraste entre l’état intérieur et l’apparence, il peut constituer un véritable tempo pour le récit ou même participer à son économie générale. Trois romans (Le consul, Moderato et Les yeux) suffisent à faire apparaître tous les types de tremblement :

‘Le tremblement des paupières avait cessé. Elle dormait lorsqu’ils étaient partis (Consul : 198 ; nous soulignons).
Elle tremble elle aussi maintenant (Consul : 128 ; nous soulignons).
Il va encore pleurer. Ses lèvres tremblent (Yeux : 16 ; nous soulignons).
[...] et puis leurs mains s’étaient retrouvées dans le naufrage, tremblantes encore [...] (Yeux : 143 ; nous soulignons).
Ses lèvres à lui tremblaient aussi sur le verre (Moderato : 120 ; nous soulignons).
Sa voix tremblait. La patronne s’étonna, puis se ressaisit (Moderato : 24 ; nous soulignons).’

Que le tremblement signifie le plus généralement les différents affects des personnages, Moderato l’exprime clairement dans cet exemple, déjà cité pour le travail d’inférence qu’il demande au lecteur :

‘Ses mains recommencèrent à trembler, mais pour d’autres raisons que la peur et que l’émoi dans lequel la jetait toute allusion à son existence (Moderato : 63).’

Mais, en même temps, l’extrait signale que les motifs du tremblement peuvent être autres. Et c’est par exemple le tremblement que l’absorption d’alcool fait cesser :

‘- Je voudrais un verre de vin.
Elle le but aussitôt servi. Le tremblement était encore plus fort que trois jours auparavant.
[...]
Anne Desbaresdes but la moitié de son second verre de vin. Le tremblement de ses mains s’atténua un peu (Moderato : 38-39).’

L’alcoolisme évoqué par ses manifestations est ainsi situé dans le non dit du texte. Cette technique, outre le fait qu’elle renforce la transgression d’Anne Desbaresdes, a le mérite de transformer l’alcoolisme en tabou total, puisque son caractère indicible touche même la communication auteur-lecteur inscrits.

Mais, c’est au niveau des fonctions que les mentions du tremblement s’avèrent les plus intéressantes. À côté d’une fonction caractérisante habituelle : décrire les états affectifs et émotionnels des personnages, le tremblement peut jouer un véritable rôle au sein de l’écriture elle-même.

Moderato en fait une utilisation très particulière. Tout d’abord, les indications de tremblement viennent scander certaines scènes dialoguées et créent ainsi un véritable tempo dans le texte. Nous illustrerons cette affirmation à partir des pages 24 et 25 du roman : une première mention du tremblement figure tout juste après l’entrée en interaction des personnages concrétisée par la réplique initiative d’Anne, une autre mention succède aux banalités d’amorce (temps et justification banale), c’est une notation de l’atténuation de tremblement qui ponctue une justification plus personnelle à la venue d’Anne dans le café et c’est la cessation du tremblement de la voix qui clôt la formulation du motif réel de sa venue, le crime. Ainsi, c’est tout le rituel d’entrée en interaction qui se trouve véritablement ponctué par les mentions du tremblement. Une fois le sujet réel abordé, une fois que les deux protagonistes centraux entrent dans le vif du sujet, d’autres indications, comme les éléments naturels, les gestes de la patronne, la sirène ou divers renseignements relevant du paraverbal ou du non verbal, viendront relayer les mentions de tremblement dans cette fonction. L’intérêt littéraire du procédé n’est pas mince puisque, par là, Duras donne une dimension simultanément psychologique et sociale à son personnage. Le lecteur comprend à la fois qu’Anne n’a pas l’habitude de rentrer dans ce type de café, qu’elle transgresse certains codes et que ce qui va s’y jouer est d’une importance capitale puisqu’Anne est dans un tel état émotif.

Ensuite, et c’est encore dans Moderato que cette fonction apparaît, le tremblement joue un rôle actif dans l’économie générale du récit. En effet, dans la quasi-totalité des chapitres, c’est Anne qui tremble. Chauvin, quant à lui semble dominer la situation, mais au dernier chapitre, Chauvin se met à trembler lui aussi (Moderato : 118, 120, 121). Il se met donc au diapason d’Anne, perd en quelque sorte son identité propre avant d’opérer le meurtre par le langage.

Si le tremblement comme expression d’un fort affect (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 148) revêt une certaine importance, quantitative du moins, ce sont toutefois les mentions du rire et du sourire qui dominent de loin tous les éléments mixtes. Elles jalonnent tous les romans durassiens sans exception.

À consulter les études consacrées à la politesse ou les traités de savoir-vivre, on constate que le rire et le sourire ont un statut totalement différent sur le plan interactionnel et sur le plan social. Ainsi, le rire et surtout son expression bruyante sont frappés d’interdit. Sans doute parce que depuis le Moyen Âge, il est considéré comme une des manifestations de la folie. Alain Montandon (1995 : 735) cite L’encyclopédie pratique de la politesse et du savoir-vivre de Cordonnier qui, reprenant par bien des points La civilité puérile, d’Erasme écrivait :

‘C’est le propre des fols de rire à tout propos [...] cette manière et façon de rire qui émeut tout le corps n’est honnête et décente à aucun âge, non pas même à la jeunesse. C’est aussi chose déshonnête de rire en hennissant ; retirant les joues et découvrant les dents, car proprement c’est un ris de chien et sardonie ; [...] (A. Montandon 1995 : 735).’

Montandon signale d’ailleurs que, dans cette encyclopédie, y furent repris « les lieux communs de la proscription du rire en occident ». Rire du fou, rire du diable, relié au corporel et à l’obscène, ce rire-là est frappé d’interdit même pour les enfants. Par contre, et c’est encore une fois Montandon qui souligne le paradoxe :

‘Parallèlement à ces discours proscriptifs, un autre versant des traités de civilité laisse transparaître une tolérance, empreinte d’une évidente fascination, à l’égard de la raillerie. Savoir rire et savoir vivre se rejoignent au sein d’une pratique obligée, celle de la conversation (A. Montandon 1995 : 736).’

Il semblerait que ce soit à partir du XVIIe siècle que le rire associé à la conversation est devenu un signe de qualité et la marque d’« un savoir être avec autrui et une maîtrise de soi » (Montandon 1995 : 738). Néanmoins, Montandon reconnaît que c’est plus le sourire que le rire qui assume cette fonction :

‘Le sourire, plus que le rire matérialise une bonne humeur idéale, garante de l’harmonie et du plaisir d’être ensemble (A. Montandon 1995 : 739).’

C’est donc en tant que signe de la gaieté que le rire contrôlé - puisqu’à en croire les traités de savoir-vivre (D’Assailly, Baudry 1977 : 83), il s’agit de rire avec modération, ni trop haut, ni trop longtemps - et le sourire se rapprochent. Mais le sourire, comme forme de civilité et de politesse, dépasse de beaucoup la simple expression de la bonne humeur qu’il partage avec le rire. Ainsi, Lacroix (1990) mentionne trois situations où le sourire est en rapport direct avec la politesse. Tout d’abord, il reprend une observation de Gosset : « La politesse et le sourire désarment bien des agressivités » (Lacroix 1990 : 34). Il est toutefois à noter que Kerbrat-Orecchioni (1994 : 192) signale une fonction parallèle pour le rire au sein de l’excuse : « le rire ayant pour fonction de dédramatiser une situation nécessairement tendue, du fait des enjeux narcissiques qu’elle comporte ». Ensuite, se référant aux ouvrages d’Eibl-Eibesfeldt, disciple de K. Lorenz, Lacroix mentionne la vertu apaisante du sourire à côté des rites d’accueil, du salut, du hochement de tête, de la main tendue, de l’habitude d’offrir un présent en signe de bienvenue et en signale le caractère universel (Lacroix 1990 : 54). Enfin, il indique que « le sourire est un adjuvant indispensable au refus » et, dans une formule synthétique, que « la réussite de l’homme poli, c’est de savoir refuser tout en souriant » (Lacroix 1990 : 352).

Kerbrat-Orecchioni, tout en signalant que le rôle joué par le non verbal et par le paraverbal au sein de la politesse n’a pas été suffisamment décrit (1992 : 162), cite Goffman qui va « jusqu’à définir le sourire comme un " adoucisseur rituel ", stéréotype par excellence de la féminité, sans qu’il soit pour autant interdit aux hommes » (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 199).

Ce rapide examen théorique du rire et du sourire nous les montre tout à la fois semblables dans leur fonction d’exprimer la bonne humeur, de dédramatiser certaines situations et très différents, dans la mesure où le rire relié au diable, à la folie se trouve littéralement proscrit des interactions sociales, alors que le sourire est à divers titres recommandé pour ménager les différentes faces des interactants.

Le texte durassien jouera sur toutes les valeurs possibles du rire et du sourire et les exploitera presque toutes. Par sa qualité de fine observatrice des interactions réelles, Marguerite Duras permettra même d’affiner la description du rôle joué par ces deux éléments dans la politesse.

Nous venons de voir que le rire et le sourire avaient des points communs, mais c’est surtout par un procédé d’écriture que Duras les assimilera. En fait, il lui arrive de reprendre dans l’écriture indistinctement le rire par le sourire ou le sourire par le rire :

‘- C’est à ce moment-là qu’on devrait savoir s’il y a quelque chose à faire ou non avec ce qu’il y a eu - vous souriez - ou avec ce qu’il n’y a pas eu.
Je vous regarde. Je vous dis :
- C’est curieux que vous ne compreniez pas. À ce moment-là, que ce qui reste vienne de ce qu’il y a eu ou de ce qu’on croit qu’il y a eu, c’est équivalent... Il n’y a plus rien qui puisse nous départager - je ris à mon tour - nous en sommes au même point (Émily : 24 ; nous soulignons).’

L’expression « à mon tour » établit une espèce d’équivalence entre le rire et le sourire.

Un autre point commun entre le rire et le sourire est qu’ils sont tous les deux des moyens de communication véritable. Les mentions de cette communication sont très nombreuses et figurent dans tous les romans sans exception :

‘Vous riez tout à coup, je ris avec vous (Émily : 12).
Le Captain a ri. [...] Celle qui regarde le sol a relevé la tête et elle a ri avec son mari. Nous aussi nous avons ri (Émily : 38).’

Le deuxième extrait offre l’intérêt de montrer que l’écriture réunit dans un même rire les « épieurs » que sont la narratrice et son compagnon avec le Captain et sa femme. Le procédé est fréquent chez Duras. Il crée, à destination du lecteur, une parenté entre les personnages a priori séparés. La communication ici se fait par le rire, mais elle se réalise aussi par le sourire :

‘Anne-Marie Stretter dort la bouche très légèrement entrouverte, ses paupières légères de temps en temps se soulèvent, elle voit que Charles Rossett est là, elle lui sourit et se rendort encore. Michael Richard sourit à son tour à Charles Rossett. L’entente règne (Consul : 176).’

Par le sourire, se forme à destination du lecteur un des triangles relationnels si chers à Duras. Rires et sourires unissent ainsi au sein de l’écriture : la femme et son mari, deux hommes comme Stein et Max Thor (Détruire : 20, 133), comme l’homme, amant de Sara, et Jacques (Chevaux : 100), ou comme Michael Richard et Charles Rossett (Consul : 176), les femmes (Détruire : 100), le mari et sa femme (Émily : 54), l’héroïne et son amant (Yeux : 93, Barrage : 67, Émily : 40, Ravissement : 190), le frère et la soeur... Toutes les interactions entre les personnages peuvent prendre la forme d’un échange de sourires marqué par l’emploi pronominal du verbe sourire ou par la répétition du verbe accompagné d’un adverbe du type d’« aussi » ou d’un rire.

Mais, ici, intervient une première différence entre le rire et le sourire : les sourires s’échangent, le rire se communique ou se produit simultanément. La propagation du rire se marque par une technique d’écriture assez répétitive. Duras énumère, au sein d’un procédé paratactique, un à un, tous les personnages atteints par le rire, ce qui a comme conséquence de créer chez le lecteur le sentiment d’assister en direct à sa diffusion :

‘Diana rit, puis Jacques. Sara et l’homme aussi (Chevaux : 51).
Ernesto rit. Et puis c’est Jeanne. Et puis c’est tous (Pluie : 57).’

Par contre, c’est le caractère simultané du rire qui est mis en évidence dans les exemples suivants :

‘La mère regarda Joseph. Peut-être que s’il avait ri elle aurait ri avec lui. Mais il ne riait pas (Barrage : 123).
Aux fesses nues de son enfant, Sara avait toujours ri. L’homme vit ce à quoi elle riait et rit aussi (Chevaux : 28).’

Pouvoir rire des mêmes choses unit les groupes. Le rire est le signe d’une forte cohésion, puisqu’il est la preuve d’un partage de valeurs. C’est ainsi que lorsque Charles Rossett se met à rire avec le vice-consul (Consul : 102), cet être par qui le scandale est arrivé, leurs rires communs scandalisent : « Vous avez vu, il a ri avec cet autre-là... Le plus fort, vous voyez, c’est qu’il a accepté cette invitation ». Transgression fortement soulignée par le texte. Le rire, comme force de cohésion des groupes sociaux, est à maintes reprises signalé par le texte :

‘Dans un groupe on rit très fort. Quelqu’un raconte une histoire de réveillon. A-t-on remarqué, les amis qu’on se fait aux Indes on les oublie aussitôt revenu en France ?
Ils sont au bar. L’ambassadeur est avec eux. Ils se parlent. Ils rient (Consul : 130).’

Union éphémère dans le cadre des réunions d’ambassade du Consul, mais instrument de forte cohésion familiale dans d’autres romans. Ainsi, c’est sur le mode de la propagation du rire de Joseph que la narration des malheurs de la famille provoque une hilarité générale dans le Barrage (p. 50-52). Ce rire unit d’ailleurs plus étroitement Suzanne, Joseph et la mère que toute autre chose. Un rire très semblable apparaît dans La pluie (p. 39-40).

Rire seul est un fait qui déroge fortement à la norme, comme l’indique ici l’utilisation de la double négation :

‘Elle éclate de rire, elle ne s’aperçoit pas qu’eux ne rient pas, s’en va (Consul : 141).’

Et quand le fait se répète, comme pour le vice-consul qui rit seul (Consul : 130) ou comme pour la femme du consul d’Espagne, cela devient le signe d’une folie ou d’une ivresse comme le texte le mentionne : « On l’entend rire. Elle est ivre » (Consul : 130). La formule est lapidaire et sanctionne l’être qui rit seul.

Si la propagation du rire assure la cohésion du groupe, c’est l’échange de sourires qui indique l’harmonie entre les personnes. En fait, les sourires scellent un pacte de non agression mutuelle, et il est donc très important qu’ils soient réciproques. Quand ils ne le sont pas, Duras le marque par un des indicateurs implicites de norme qu’est le « mais » :

‘Ludi sourit à Gina mais Gina ne sourit pas (Chevaux : 146).
Suzanne se retourna et la regarda en souriant. Mais la mère ne souriait pas et les coins de sa bouche tremblaient (Barrage : 97).’

Échange de sourires ne veut pas dire égalité des sourires :

‘Jacques et l’homme se sourient. L’homme, d’un air de vague excuse. Jacques de celui qui comprend bien les choses (Chevaux : 100).’

Les sourires échangés entre Jacques et l’homme sont bien le signe d’un pacte de non-agression très important pour la portée générale du roman, dans la mesure où l’homme est l’amant de Sara, et Jacques, son mari. Mais, les sourires ici ont un statut d’actes de langage et leur force illocutoire mentionnée par le texte est totalement différente.

Toujours dans le cadre de l’échange de sourires, un exemple extrait du Barrage contraint à nous interroger sur le rapport interpersonnel que présuppose cet échange :

‘Suzanne sourit très largement à M. Jo et celui-ci, pour une fois, le coup du phono aidant, soutint le sourire (Barrage : 67 ; nous soulignons).’

Cette expression « soutint le sourire » tend à présupposer que, pour qu’il y ait échange de sourires, il faut un rapport d’égalité entre les personnages. Cette expression habituellement utilisée pour le regard, suppose alors de se placer à égalité avec son interlocuteur et parfois, en agissant ainsi, de le défier. Mais si le regard, comme nous l’avons vu, est bien un instrument de domination et donc un indicateur de rapport de places, il ne nous semble pas qu’il en aille de même pour le sourire. Bien sûr, dans le roman, il s’agit d’un sourire de « drague » qui lui, peut-être, présuppose un rapport d’égalité de places. Mais, tout ceci resterait à confirmer par l’étude du sourire en interactions réelles, et notamment au sein des rapports de séduction.

Le troisième point par rapport auquel le rire et le sourire jouissent d’une certaine parenté est le fait que tous deux peuvent se situer au niveau réactif. Ils correspondent alors soit à une réaction de moquerie, de mépris, à un état d’hilarité devant un personnage, un événement ou une situation comique en ce qui concerne le rire, ou à une attitude de complicité, de bienveillance amusée, de satisfaction ou de contrôle d’une émotion pour le sourire, soit à l’effet produit par l’acte de langage, c’est-à-dire, pour nous comme pour Lane-Mercier (1989 : 99-100) et Moeschler (1985 : 29), au niveau du perlocutoire :

‘Ce qui faisait rire les enfants c’était le père.
C’était le soir au dîner. C’était la répétition de certains mots par le père. Comment vas-tu yau de poêle - et Je n’suis pas né de la dernière. La dernière de quoi ? il avait oublié. Déjà, l’idée que le père allait dire quelque chose qui allait faire rire faisait rire les enfants. L’air que prenait le père quand la mère avait le dos tourné faisait se tordre les enfants. Il la désignait du regard à la fois comme un mystère et comme une calamité.
Aussi le père se désignait-il lui-même comme étant lui aussi un enfant de la mère.
Quand le père se mettait à faire rire les enfants ça ne s’arrêtait plus. Quoi que fasse le père, pour les faire rire, les enfants ils se tordaient. Il ne faisait rien et les enfants se tordaient de même. Il mangeait les pommes de terre sautées avec un drôle d’air - « encore », l’air voulait dire - et les enfants, ils se tordaient. Dès lors que c’était parti de cette façon, quoi qu’il fasse tout était à se tordre (Pluie : 67-68).’

Ce commentaire narratif illustre tout ce qui chez une personne peut susciter le rire des autres : propos répétitifs, regards, air, etc., mais surtout la perte du statut de père pour rejoindre celui d’enfant. La jonction se fait alors entre le rire et la politesse : le rire apparaît chaque fois que quelqu’un perd de sa face positive. Dans la vie courante, des situations comme les chutes des individus provoquent le rire pour cette même raison. Mais le rire peut également attaquer la face positive de quelqu’un. Lorsque la bonne acariâtre des Chevaux (p. 85) reçoit le prix de « Miss Sourire », les autres protagonistes du roman éclatent de rire. La seule solution dans ces cas-là est d’adopter celle choisie d’ailleurs par la bonne : rire de soi-même avec les autres et assortir ce rire d’un commentaire permettant de retrouver toute sa dignité. Stratégie choisie, elle aussi, par la bonne quand s’adressant aux autres, elle leur dit « Vous pouvez vous marrer, [...], je sais sourire autant qu’une autre ». Le rire de Sara, aux fesses nues de son enfant que mentionnait l’exemple ci-dessus, relève encore du même type de rire. Les fesses sont des parties peu nobles de la personne.

Ceci nous amène à une première constatation globale sur le lien entre le rire, le sourire et la politesse. Il semblerait que le rire apparaisse de manière plus générale en liaison avec les attaques de face positive, alors que le sourire apparaît plus systématiquement en liaison avec la face négative. Des exemples où, au sein d’une même interaction, les personnages passent du sourire au rire tendent à confirmer cette spécialisation :

‘- Et à toi, il ne t’est pas sympathique ?
- Oui, dit Sara.
Elle sourit à Ludi.
- Tu vois, dit Ludi, tu vois, moi, je crois qu’il est un peu amoureux de toi.
Tu vois ces choses-là, toi ?
- Tu crois que je suis tellement con que ça ? dit-il en riant (Chevaux : 149).’

Le sourire de Sara correspond à l’acte de dire à Ludi qu’elle ne lui en veut pas pour l’agression territoriale que représentait sa question. Le rire de Ludi est explicitement lié au fait que Sara, par l’étonnement dont témoigne sa fausse question, attaque la face positive de Ludi, le traitant implicitement d’être insensible, incapable de s’apercevoir des rapports sous-jacents entre les êtres.

La transformation du sourire du Captain en rire, lors de son interaction avec la fille de la patronne de la Marine, témoigne aussi d’une certaine spécialisation du rire et du sourire au sein du système de politesse. La jeune fille qui est qualifiée par le texte (Émily : 36) de « moins subtile » que sa mère, de « moins apte qu’elle à voir dans l’âme des gens », explique au Captain qu’elle le voyait chaque été. Un sourire poli apparaît alors sur les lèvres du Captain, clairement mis en rapport par le texte avec l’invasion territoriale :

‘Le Captain avait souri poliment à la jeune patronne de la Marine. Il avait l’air d’être un peu étonné quand même, et elle, elle était restée assurée du droit qu’elle avait de l’ennuyer avec son existence à elle.
[...]
Et voilà que ce que sa mère n’avait jamais demandé, elle, elle le demande :
- Alors, comme ça, vous voyagez tout le temps.
Ç’avait été un moment très pénible pour nous tous.
Un silence se fait entre le Captain et la jeune femme. Le Captain est surpris, mais il garde un sourire aimable pour la fille de cette patronne amie. [...]
Et alors, tout à coup, la jeune patronne a compris quelque chose et elle a rougi de confusion.
- Excuse me.
Le Captain a souri à la jeune patronne.
[...]
Elle a encore demandé où ils allaient. [...] Tout comme si c’était son dû de le savoir. Puis elle s’est arrêtée, effrayée d’avoir osé. Le Captain a vu ça et il a compris aussi que c’était son dû, et la jeune patronne s’est mise à lui plaire comme sa mère lui avait plu. Le Captain a ri. Il a dit : God... How can I possibly tell you... Celle qui regarde le sol a relevé la tête et elle a ri avec son mari. Nous aussi nous avons ri (Émily : 36-38 ; nous soulignons).’

Le Captain, par son sourire, tente de faire bonne figure devant l’invasion territoriale de la jeune fille. Ce sourire poli, qui vise à atténuer la portée de l’agression territoriale subie, il le garde jusqu’au moment où la jeune fille présente ses excuses, qu’il accepte d’ailleurs avec le même sourire. La jeune fille se rend compte de l’impair commis et prend conscience de son indélicatesse, des tabous transgressés. Elle est en train de perdre sa face positive en public. C’est alors que le rire du Captain, relayé par celui des autres, lui en redonne par son action dédramatisante.

Le texte durassien spécifie donc bien le rôle du rire et du sourire par rapport à la menace opérée à l’égard des différentes faces. Mais nous reviendrons sur ces points, tant le lien de ces éléments avec la politesse est important.

Que le rire ou le sourire puissent faire partie du perlocutoire, les exemples suivants l’attestent :

‘- Dis-lui toi-même, dit Gina - elle réfléchit. Un jour j’irai voir ta mère, voir comment tu la traites, si tu ne lui fais pas trop payer de t’avoir élevé avec des tomates volées. Je ne jurerais pas qu’elle est heureuse avec toi, Alphonse.
Alphonse essaya de rigoler. Les autres riaient un peu. La vieille souriait comme toujours lorsque Gina parlait (Chevaux : 190).’

Les propos de Gina sont une menace d’envahissement de territoire, mais surtout une attaque de la face positive d’Alphonse puisqu’elle l’accuse implicitement d’être un fils indigne. Ces propos engendrent trois effets perlocutoires différents : une tentative de rire de la part de l’allocutaire direct qui montre que l’attaque a porté et que la tentative de sauver la face a échoué, un rire de la part de la plupart des « épieurs » lié sans doute à l’audace de Gina et un sourire de la part de la vieille, clairement relié à l’acte d’énonciation. Ces trois effets perlocutoires ont pour conséquence annexe de rendre le caractère pluriel de l’acte de langage, puisque le premier personnage réagit au contenu des propos, les deuxièmes à une attitude globale du locuteur et le troisième au phénomène paraverbal.

Le rire, et plus rarement le sourire, en tant que force perlocutoire des actes de langage, sont souvent indiqués lorsque les propos touchent des thèmes comme la mort ou la destruction :

‘- C’est ça. La mort. On ne peut pas la supporter. Mais pour vous ce n’est rien. Mettez-vous à ma place.
On rit encore de la mort (Émily : 61).
- Ou la mort par Alissa, dit Stein.
Silence.
Stein sourit.
- Nous n’avons plus le choix, dit-il.
Silence (Détruire : 131).
- Je vais vous faire porter des pâtes, dit Gina. De temps en temps, c’est nécessaire de manger quelque chose de chaud. Sans ça on tombe malade, et tomber malade, ce n’est jamais une solution.
La femme sourit et dit faiblement.
- Vous, vous avez des enfants (Chevaux : 38-39).’

Toutefois, dans les deux derniers exemples, la linéarité de l’écriture laisse planer une certaine ambiguïté, dans la mesure où le sourire de Stein peut tout à la fois se comprendre comme une manifestation réactive à l’évocation de la mort ou comme un élément accompagnant la réplique suivante ; tout comme le sourire de la femme peut être compris comme une réaction à l’offre de Sara, qui évite à la vieille dame d’accepter ou de refuser le cadeau ou comme un sourire accompagnant l’évocation des enfants par cette femme qui vient de perdre son fils. Cette ambiguïté des sourires ne nous semble en fait pas si éloignée de ce qui pourrait se passer au sein d’un échange réel où le sourire peut à la fois constituer une réaction à la réplique antérieure ou anticiper la réplique suivante, comme l’ont démontré les spécialistes de la kinésique.

Pour le lecteur, le rire est souvent plus facile à décoder dans cette fonction que le sourire. Le rire correspond soit au comique intentionnel ou non du propos, soit à un état de malaise, soit à une satisfaction joyeuse. L’acte et le cotexte suffisent au lecteur pour arriver à l’interpréter. Par contre, le sourire est beaucoup plus ambigu à décoder parce qu’il mêle des sentiments différents :

‘Dans le crissement aigu et prolongé des freins il passe lentement. Il s’arrête, visible dans son entier.
Lol rit, se moque.
- Le Casino de T. Beach, que je le connais.
Elle sort du compartiment, s’arrête dans le couloir, réfléchit.
- On ne va pas rester dans la salle d’attente quand même.
Je ris (Ravissement : 176).
Dans la rue nous nous sommes regardés. Je l’ai appelée par son nom, Lol. Elle a ri (Ravissement : 190).
Je lui demande si elle croit Tatiana capable de prévenir Jean Bedford qu’il se passe quelque chose entre nous. Elle ne comprend pas la question. Mais elle sourit au nom de Tatiana, au souvenir de cette petite tête noire si loin de se douter du sort qui lui est fait (Ravissement : 190).
Tu es sauvage comme ta mère a dit le père, pareil qu’elle.
Jeanne a souri (Pluie : 88).’

Si le premier rire de Lol correspond clairement à une intention comique qui déclenche celui de Jacques Hold, si son deuxième rire témoigne de la satisfaction heureuse d’être enfin nommée - elle qui ne pouvait l’être - son sourire à l’évocation de Tatiana, même commenté par le texte, correspond à des sentiments beaucoup plus troubles. Satisfaction ? Signe d’attendrissement ? Marque d’une certaine cruauté ? Nostalgie de l’enfance perdue ? Gratitude pour Tatiana d’avoir permis par sa personne le transfert amoureux ? Ou tous ces sentiments réunis ? Et que dire alors du sourire de Jeanne ? Sourire de satisfaction, d’affection, de tristesse ?

Nous retrouverons ce type de rire et de sourire dans leur liaison avec la politesse également, puisque c’est très souvent par rapport à l’attaque des faces qu’ils apparaissent dans leur statut de manifestations du perlocutoire.

Si les rires et les sourires, comme comportements réactifs ou comme marques de la force perlocutoire, sont souvent signalés dans le texte durassien, c’est pourtant comme accompagnements des paroles du locuteur qu’ils apparaissent le plus. Ceci constitue le quatrième point par rapport auquel rire et sourire sont voisins : on peut dire en riant ou en souriant. Les exemples abondent :

‘- J’imaginais que vous étiez un homme libre de toute attache à l’extérieur de l’hôtel - il sourit -, on ne vous appelle jamais au téléphone. Vous ne recevez jamais de courrier. Et voici, tout à coup, voici qu’arrive Alissa (Détruire : 19).
- Bien sûr, dit Jacques, mais elle dit des choses justes presque toujours. Sauf lorsqu’elle se retrouve petite-bourgeoise comme avec les parents du démineur. Mais - il sourit - au fond, qui n’est pas enfermé avec qui ? (Chevaux : 62).
- Dans le livre que je n’ai pas écrit il n’y avait que toi, dit Alissa.
- Avec quelle force, dit Max Thor en riant, avec quelle force cela s’impose quelquefois, de ne pas l’écrire. Je n’écrirai jamais de livre (Détruire : 46).
- Non, rien, je ne risque plus rien, je le sais... Je n’attends que cette affectation, rien d’autre. Elle traîne, bien sûr, c’est difficile... Ça m’est plus difficile qu’à un autre de paraître à la hauteur de - il rit encore - ma tâche mais c’est tout (Consul : 103).’

Les rires et les sourires fonctionnent ici comme coverbaux, et leur positionnement au sein de la réplique le prouve. Pourtant, leur valeur semantico-pragmatique diffère. Dans le premier exemple, le sourire fonctionne selon le rôle d’« adoucisseur » observé par Goffman et repris par Kerbrat-Orecchioni. Stein menace « la face négative » de Max Thor, puisqu’en lui faisant part de ses déductions faites à partir de ses différentes observations, il lui révèle dans le même temps qu’il l’a épié. Le sourire du deuxième exemple est un indicateur de pensée. Jacques sourit sans doute à l’idée de son enfermement avec Sara au sein du mariage. Cette inférence peut être faite par le lecteur à partir d’autres passages du texte qui mentionnent explicitement le mariage comme une prison. Le rire de Max Thor est lié à l’impossibilité d’écrire, un des centres de l’union d’Éros et de Thanatos. Le rire du vice-consul est lié à la menace qu’il fait planer sur sa face positive dans la mesure où il s’autodévalue.

La mention du « encore » dans le quatrième exemple nous amène à considérer les points de suspension précédents comme des marqueurs graphiques du rire. Le rire est un des seuls éléments avec l’hésitation à être marqué par un code graphique (interjections et/ou points de suspension) à l’intérieur des propos des personnages comme dans la grande scène du fou rire d’Élisabeth Alione, racontée dans Détruire (p. 84-87) ou comme dans ces extraits de La pluie :

‘Rire de la mère à l’idée des enfants qui lisent ça.
Ernesto rit. Jeanne rit de même.
Ernesto, continue : C’est qu’éclatements, bombardements, etc. Ah la la... Ça y va... moi j’y lis aussi là-dedans. Ah la, la ! Sont là, les petits, en bas des rayons, oh la la. les vendeurs ils leur passent des alboums, sont sages faut voir.
Rire des parents (Pluie : 40).
Puis les deux, tout à coup, ils rient... oh la la. Ils rient. Ils épluchent, ils rient.
[...]
Silence. Puis exaltation soudaine de la mère et d’Ernesto, leur amour l’un pour l’autre qui tout à coup éclate dans la joie.
La mère : C’est fou ce que le monde il est arriéré, des fois on sent combien... oh la la...
Ernesto : Oui, mais des fois, il l’est pas, arriéré... oh non, oh la la !
La mère, heureuse : C’est ça... des fois il est intelligent... oh la la...
Ernesto : Oh oui ! L’est à un point... il le sait même pas.
Silence. Ils épluchent. Ils sont calmés (Pluie : 22-23).’

Les points de suspension et les différents « oh la la » et « ah la la » marquent le rire à l’intérieur même des propos des personnages, mais fait plus remarquable encore, dans le deuxième exemple, le discours du narrateur est lui-même contaminé par le rire des personnages, puisqu’après l’indication « ils rient », les points de suspension, les différents « oh la la » et la triple répétition de la mention trahissent un rire narratif. Le fait n’est pas rare dans La pluie où l’on constate qu’à diverses reprises, le parler des personnages déteint sur l’instance narrative159, transformant ainsi non seulement son statut, puisque de narrateur hétérodiégétique, il se mue en narrateur homodiégétique, mais aussi le statut de l’écriture qui semble alors détenir un véritable pouvoir performatif : les êtres créés et fictifs parviennent à contaminer les instances narratives.

Ces points de similitude ne doivent pas nous voiler la profonde différence entre le rire et le sourire. Le rire est une réaction émotionnelle, alors que le sourire est tout au contraire un contrôle des émotions. C’est d’ailleurs pour cela que les traités de savoir-vivre ou les études sur la politesse les traitent totalement différemment. L’expression libre des émotions a toujours été condamnée socialement, parce qu’elle s’apparente à une forme de folie, à un non contrôle de soi qui est en totale contradiction avec une société polie. Par contre, la sérénité heureuse, la pleine domination de soi-même dans une attitude de bonne humeur et de disponibilité aux autres, toutes ces attitudes que suppose le sourire sont vivement recommandées dans les interactions sociales. Le rire, quant à lui, ne sera autorisé, voire apprécié, que s’il est relié à une intention comique de la part du locuteur ou à une situation consensuellement jugée comique et que s’il est contrôlé dans ses manifestations.

Ce rire émotionnel est très présent dans les romans durassiens. Tout d’abord, il est explicitement relié à la folie. C’est le rire du vice-consul ou de la mendiante dans Le consul :

‘- Comment la retrouver dans le passé ? rassembler même sa folie ? séparer sa folie de la folie, son rire du rire, le mot Battambang... du mot Battambang ? (Consul : 183),’

mais aussi les différents fous rires qui parcourent les romans durassiens, et pour lesquels Duras utilise la technique d’écriture précédemment décrite. Le lecteur a ainsi l’impression d’assister en direct à la diffusion d’une force fracturante, irrépressible.

Ensuite, ce rire est présenté comme un trouble émotif. Le personnage passe alors du rire aux larmes ou aux cris, ou d’un état émotionnel à un autre comme dans les extraits ci-dessous :

‘Jeanne rit tout à coup et elle pleure à la fois. Et elle crie (Pluie : 87).
Vous mettez du temps à me répondre. Vous êtes en colère. Puis vous riez (Émily : 60).’

Enfin, il surgit à l’évocation de la mort ou de la destruction, et parfois aussi lors de l’union d’Éros et de Thanatos. Si le fait est plus rare, il est davantage marqué dans l’écriture :

‘Les mots ne sont pas là ni la phrase pour y mettre les mots. Pour eux dire ce qui leur arrive il y a le silence ou bien le rire ou quelquefois, par exemple, avec elles, pleurer (Yeux : 64-65).’

Une équivalence absolue est établie entre le silence, le rire ou les pleurs pour rendre l’indicible de la situation, de la rencontre, de l’amour mortel. Dans la déficience du langage, seul le non verbal permet de communiquer réellement. Un autre extrait révélateur de ce rire irrépressible, qui apparaît à l’évocation de l’union d’Éros et de Thanatos, est le fou rire d’Élisabeth Alione dont la progression est analysée sur près de quatre pages. Il apparaît à l’évocation du médecin, amant d’Élisabeth Alione, auteur d’une tentative de suicide et en rapport étroit avec la mort de son enfant. Ce rire qu’elle essaie de contenir, jaillit et transparaît aussi bien au sein de la transcription des propos (les « oh », les points de suspension, les phrases suspendues) que comme mention ponctuante émanant du narrateur et signalant sa progression (« commence à être gagnée par un rire léger », « Le rire cesse. Mais les traces en restent dans les yeux », « Le rire recommence », « Le rire cesse encore en apparence », « Le rire commence », « Le rire contenu, court sur le visage, il arrive dans les mains qui tressaillent. Des cartes tombent », « Le rire commence », « Le rire, plus fort », « Le rire, encore plus fort », « Elle rit », « Élisabeth rit », « Le rire s’espace. Elle les regarde chacun à leur tour. De l’effroi arrive dans les yeux. Le rire cesse »). Duras fait ici une analyse très fine de la progression du fou rire, de ses manifestations et surtout de son caractère irrépressible. Ce rire apparaît comme essentiellement transgressif. Il vient rompre une activité sociale comme la partie de cartes. Le fait qu’à plusieurs reprises le narrateur mentionne qu’Élisabeth rit seule, que son fou rire n’est pas partagé renforce encore son caractère transgressif.

Sous cet aspect-là, c’est souvent son caractère brutal qui est retenu. Ainsi, Anne Desbaresdes « rit subitement dans un éclat » (Moderato : 55), Joseph dans le Barrage (p. 84) se met à rire « tout à coup », « Gina éclata d’un rire heureux » (Chevaux : 187), etc. Mais à la différence de ce qui se produit dans la vie, ce rire n’est absolument pas condamné par l’écrivain. Au contraire, il fait l’objet d’un véritable renversement axiologique : force de destruction sociale, reliée aux êtres, il fracture l’apparence sociale et assure une véritable cohésion entre les êtres vrais. Sa valeur négative habituelle se voit donc commutée en valeur positive. D’ailleurs, tous les personnages n’accèdent pas aux rires et les êtres médiocres des romans, les maris, les êtres sociaux, « ricanent » ou « rigolent » plus souvent qu’ils ne rient. Ainsi, Duras utilise une fois encore « les lieux communs occidentaux », dont parle A. Montandon à propos du rire, mais elle les insère dans son propre univers, leur donnant une sorte de valeur symbolique et détruisant le système de valeurs qui leur est associé en opérant une véritable inversion. Cette inversion des valeurs profondément ancrée dans la culture populaire, comme le signalait entre autres Bakhtine (1978), explique partiellement le fait que Duras n’ait jamais eu l’impression d’écrire pour les intellectuels160.

Le sourire, quant à lui, est explicitement signalé comme un contrôle des émotions, mais contrôle très imparfait, comme le prouve la phrase « Il/elle sourit mais ses mains tremblent » qui émaille de nombreux romans durassiens (Consul : 170, Les yeux : 89, Moderato : 85). Si l’on applique également à ce type de phrases le système mis en lumière par Ducrot, on constate qu’il s’agit bien d’une opposition des conclusions (r et -r) qu’il faut inférer. Ainsi, P « il sourit » -> : il contrôle ses émotions, mais Q « ses mains tremblent » -> -r : il ne contrôle pas totalement ses émotions. Reformulée autrement, une phrase de ce type signifie que malgré les tentatives pour dominer ses émotions, le personnage n’y arrive pas totalement. Dès lors, comment s’étonner que le sourire soit la manifestation privilégiée des héroïnes durassiennes qui vivent tout à la fois sur le mode de l’être et du paraître et que le roman présente au moment de la fracture de leur être social ?

Il nous reste maintenant à examiner le rôle du rire et surtout du sourire au sein de la politesse, ainsi que les spécificités du sourire.

Marguerite Duras, nous l’avons dit, fait indirectement une analyse assez fine du rôle du sourire et du rire dans le fonctionnement de la politesse. L’étude de leur statut, dans le ménagement des faces, mériterait confirmation par l’étude complète de son rôle dans les interactions réelles.

Le rire, nous l’avons déjà vu lors de l’analyse des divers exemples, est en étroite liaison avec « la face positive » et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il apparaît chaque fois que la personne ou le personnage se trouve dans une situation où sa face positive est fortement menacée. C’était le cas où le père d’Ernesto se positionnait en enfant de la mère, par exemple. La situation ridicule dans laquelle il s’était mis volontairement déclenchait le rire des enfants. C’est un rire parallèle que déclenche Ludi qui, se présentant comme un théoricien politique, se retrouve à court d’arguments devant Diana et montre des signes visibles d’embarras :

‘- Ah ! elle est belle, la dialectique de Monsieur, dit-il. Il rit de voir Ludi se gratter la tête d’embarras (Chevaux : 184).’

Mais c’est aussi le cas où la face positive est attaquée par des propos insultants, par une attitude méprisante ou par la dénonciation d’un propos mensonger, pour n’énumérer que les situations révélées par le texte durassien :

‘« Quand est-ce qu’on se marie ? demanda-t-elle, [...].
- Je vous le répète, dit M. Jo, avec lenteur quand vous m’aurez donné une preuve de votre amour. Si vous acceptez de faire ce voyage, au retour je ferai ma demande à votre mère. » 
Suzanne rit encore et se tourna vers lui. Il baissa les yeux.
« C’est pas vrai », dit-elle.
M. Jo rougit (Barrage : 107-108).
- Quel était ce livre que vous ne lisiez pas ? dit Max Thor.
- Il faut que j’aille le chercher justement - elle fait une grimace -, oh, je n’aime pas lire.
- Pourquoi faire semblant dans ce cas ? - Il rit. - Personne ne lit (Détruire : 93).’

Dans les deux textes, le personnage qui dénonce le mensonge, en montrant qu’il n’est pas dupe, est aussi celui qui rit. En fait, dire à quelqu’un qu’il ment, c’est attaquer « la face positive » de l’autre en même temps que rehausser la sienne, puisque c’est montrer à l’autre qu’on n’est pas dupe, qu’on est plus intelligent qu’il ne pouvait le croire. Le rire fonctionne donc doublement, d’abord comme adoucisseur de l’attaque produite par la dénonciation du mensonge, mais aussi comme signe qu’on a pardonné l’attaque subie à sa propre face.

C’est aussi par le rire que Suzanne réagit quand M. Jo, se plaignant d’être en quelque sorte mis à la porte, puisqu’il ne peut plus voir Suzanne qu’à l’extérieur du bungalow, dit « J’ai jamais été traité comme ça » (Barrage : 99). Ici encore, il s’agit d’une attaque contre la face positive de M. Jo, mais force nous est de constater que l’attaque est double puisqu’elle émane d’une part de la famille de Suzanne, mais aussi de M. Jo qui met à mal sa propre face en acceptant la situation et en s’en plaignant aux agresseurs mêmes. Agissant ainsi, il devient tout bonnement ridicule et c’est ce ridicule que sanctionne le rire de Suzanne.

Le rire sanctionne aussi l’insulte ou le reproche direct ou rapporté. Souvent alors, dans le texte durassien, il émane du récepteur. Il devient alors un moyen pour le personnage insulté de se redonner de la face soit en marquant le propos de l’autre par le mépris, soit en le revendiquant comme réalité, et ainsi montrer qu’on est fier de ce qu’on est :

‘« Il m’a dit qu’on était immoraux », dit Suzanne.
Joseph rit encore une fois.
« Oh ! c’est sûr qu’on l’est. »  (Barrage : 138).
- Stein dit que vous êtes folle, dit Élisabeth.
- Stein dit tout.
Alissa rit (Détruire : 103).’

Dans les deux cas, le reproche ou l’insulte proférés sont rapportés par une autre personne. Il peut donc sembler important pour le personnage insulté de pouvoir rire afin de ne pas perdre la face devant l’interlocuteur-rapporteur. Mais l’exemple extrait des Yeux et cité dans le chapitre « des normes », où l’homme de l’histoire demande à la jeune femme si elle est une prostituée et où la négation du verbe « rire » présente l’action comme le comportement normal et normé à ce type de propos somme toute fort insultant, nous contraint à penser que la différence entre le caractère direct ou rapporté de l’insulte ou du reproche n’est pas pertinent pour l’apparition de la réaction. Le rire est donc ici un moyen de prendre une distance face à l’outrage et ainsi de regagner de la face.

Mais le rire, au lieu d’être réactif, peut quand même émaner du personnage qui profère l’insulte :

‘Bernard Alione se dresse. Personne ne le retient. Il se rassied. Il a un rire bref.
- Je n’avais pas compris... vous êtes malades, dit-il. Voilà... (Détruire : 115).’

Le sourire pourrait apparaître dans une situation fort similaire. Il s’apparenterait alors aux « adoucisseurs » mentionnés par Goffman, Kerbrat-Orecchioni et Lacroix. Mais il ne nous semble pas que, dans le cas présent, le rire ait la même fonction. Il nous paraît, par la distance qu’il met entre soi et les autres, être au contraire un « durcisseur »161 de l’attaque. Ceci demanderait à être confirmé par une étude au sein des interactions réelles. En tout cas, il signale un état de malaise chez le locuteur, renforcé ici par les notations du non verbal.

L’obligation stipulée de rire aux plaisanteries faites, aux blagues racontées est, elle aussi, une question de ménagement de la « face positive ». En fait, lorsqu’une intention comique est manifestée par le locuteur, ne pas rire consisterait à rendre l’échec de cette intention évident pour le locuteur et par là même lui infliger une rebuffade. Cette obligation sociale est formulée par Duras, dans un passage d’Émily :

‘Il y avait aussi des touristes, de Ceylan vous aviez dit, et d’autres aussi, de nationalités diverses. Les uns comprenaient vaguement le français et riaient poliment sans conviction des plaisanteries des jeunes gens (Émily : 16).’

Toujours au niveau de la face positive, le rire peut apparaître en réaction au compliment qui, même s’il constitue une attaque territoriale, domine sur le plan de la politesse par son action valorisante pour la face positive de celui ou celle à qui il est adressé. Kerbrat-Orecchioni (1994 : 199) classe d’ailleurs le compliment parmi les formes de la politesse positive puisque « c’est un "anti-FTA" s’il en est »162, dit-elle, « censé venir caresser et "flatter" la face positive de celui auquel il se destine ». Toutefois, lorsque Kerbrat-Orecchioni (1994 : 250) mentionne le rire parmi les réactions « infra-verbales » au compliment, il semblerait que ce soit plutôt « des petits rires et des petits gloussements » qui apparaissent au sein des interactions réelles. Dans Le consul, Marguerite Duras indique le rire comme réaction à un compliment de nature tellement particulière que l’on pourrait le qualifier de « pseudo-compliment » :

‘- Vous vous ferez à la vie d’ici, je ne crois pas que vous soyez exposé à des accidents.
Charles Rossett rit. Il dit : Merci quand même.
- Je commence à voir, poursuit le vice-consul, ceux qui le sont, à les distinguer des autres. Vous non.
Charles Rossett essaie de rire (Consul : 104).’

Le compliment émanant ici de la bouche du vice-consul consiste implicitement à dire à Charles Rossett qu’il est un être équilibré, qui ne sombrera pas comme lui dans une folie criminelle. Nous avons affaire ici à une intention de compliment, mais qui dans sa réalisation s’avère d’une maladresse sans pareille. Le mécanisme consiste à formuler un compliment en envisageant le pire : vous ne deviendrez pas fou, vous ne serez pas un criminel. Que le propos soit perçu comme compliment, le « merci » en est un indicateur (Kerbrat-Orecchioni 1994 : 238), mais son association au « quand même » en réduit la portée. Un rire apparaît face à ce mauvais compliment qui pourrait n’être qu’une maladresse provisoire du vice-consul. Mais celui-ci persiste dans son erreur et Charles Rossett n’est alors même plus capable d’en rire et de minimiser par ce fait l’attaque qui lui est faite à sa face positive. Il semblerait que ce type de compliment qui en fait comprend une attaque, volontaire ou non, peut se produire en interaction réelle et serait alors assimilable à ce que Kerbrat-Orecchioni (1994 : 239) nomme « le compliment perfide », bien que, dans l’exemple, il s’agisse plus de maladresse que de perfidie, et pourrait susciter les mêmes réactions que celles de Charles Rossett : rire et formule de type « merci quand même ».

Deux exemples extraits des Chevaux pourraient nous faire penser que le rire est également en liaison avec l’invasion territoriale :

‘- Il ne l’a pas dit. Sara s’adressa à l’homme : Qu’est-ce qu’en pense un homme ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
- C’est-à-dire, dit l’homme. Il rit.
- Oui, c’est ça exactement, dit Diana (Chevaux : 69).
- Il va aller dîner chez toi, dit Jacques.
- Peut-être qu’on abuse, dit Sara en riant (Chevaux : 82).’

Les deux échanges ont, sur le plan de la politesse, la même structure. La réplique initiative est une attaque territoriale : dans le premier cas, par le fait de demander à quelqu’un ce qu’il en pense, dans le deuxième, par le fait d’imposer son fils à des amis pour dîner. Le rire accompagne à chaque fois les propos réactifs. Or, dans le premier exemple, l’homme ne trouve rien à répondre et risque donc de passer pour un « imbécile », de perdre la face. Le rire atténue son incapacité à répondre. Sara, elle, conteste une décision de son mari. Le rire fonctionne en adoucisseur. C’est donc bien en liaison avec la face positive que le rire apparaît.

Ainsi, chez Duras du moins, le rire permis par le savoir-vivre n’apparaît qu’en liaison avec la menace qui plane sur la « face positive » du personnage. Il peut être un rire réactif devant quelqu’un qui perd la face, ou un rire réactif qui permet de récupérer de la face comme il peut apparaître à l’encodage de propos et servir alors d’adoucisseur du propos ou de renforçatif de l’attaque produite. Le lien du rire avec la face positive semble confirmé par les cas les plus flagrants de la vie quotidienne, comme les situations où une personne se trouve en position ridicule notamment à la suite d’une chute, ou par les différentes tartes à la crème, source inépuisable du rire dans un certain cinéma, ou encore par cet exemple extrait de l’émission « Vivement dimanche prochain », diffusée à TV5 le dimanche 23 janvier 2000, où pour répondre à Michel Drucker qui lui parle de ses insomnies, Guy Bedos déclare que « ça, c’est le problème des gens intelligents », suscitant un véritable éclat de rire auprès de l’assistance. Guy Bedos a dérogé à « la loi de modestie ». En s’autoproclamant « intelligent », il s’est en quelque sorte donné de la face positive, ce qui risquait par voie de conséquence de lui en faire perdre au niveau des téléspectateurs en le faisant passer pour un être orgueilleux. Le rire du présentateur et des différents animateurs dédramatise le tout, plaçant résolument le propos dans une intentionnalité comique et Guy Bedos ne court plus aucun risque de perdre de la face.

Par contre, le cas du sourire est beaucoup plus ambigu, parce que son lien avec la politesse est de nature éminemment plus complexe. Il fait partie tout d’abord des différents rituels d’ouverture et de clôture des interactions :

‘Ce soir à Calcutta, l’ambassadrice Anne-Marie Stretter est près du buffet, elle sourit, elle est en noir, [...] (Consul : 92).
Dans un coin désolé du salon octogonal, il n’y a plus de fleurs, Anne-Marie Stretter auprès de son mari tend la main en souriant (Consul : 141).
Elle a levé la tête, elle a regardé la patronne de la Marine, celle qui part pour la Côte d’Ivoire, elle lui a fait un signe de la main comme un adieu et elle lui a souri. Puis, de nouveau, elle a regardé le sol (Émily : 44).
La mère se leva pour dire bonjour à M. Jo et lui sourit (Barrage : 39).’

Les exemples parlent d’eux-mêmes. Le sourire du rituel d’ouverture dit que l’entrée au sein de son territoire ne sera pas conçue, ou vécue, comme attaque. Le sourire de clôture confirme qu’il n’y a pas eu agression, que tout s’est bien passé. Ce sourire de rituel d’ouverture peut aussi être le signe d’une reconnaissance. On accueille l’autre avec le sourire parce qu’on le connaît :

‘La patronne de la Marine était allée vers lui, le voyageur anglais. Elle lui avait parlé en anglais. Elle lui avait demandé comment s’était passé le voyage. Elle l’avait appelé Captain. Glad to see you, Captain. Le Captain avait dit que le voyage s’était bien passé. Yes, we had quite a good trip. Le Captain avait souri à la patronne de la Marine. Ils se connaissaient bien. Glad to see you too, Madame... (Émily : 32).
C’est un salon de thé près de la gare de Green Town. [...] C’est elle qui a fixé ce lieu, ce salon de thé.
Elle était déjà là lorsque je suis arrivé. [...] Je l’ai vue tout de suite, seule, entourée de tables vides. Elle m’a souri, du fond du salon de thé, d’un sourire charmé, conventionnel, différent de celui que je lui connais (Ravissement : 129).’

Le sourire de drague est lui aussi très parallèle aux sourires d’ouverture rituelle, puisque lui aussi signifie « je t’accueille dans mon territoire ». La mère du Barrage insiste pour que sa fille le produise :

‘« Pourquoi tu fais une tête d’enterrement ? dit la mère. Tu ne peux pas avoir une fois l’air aimable ? » 
Suzanne sourit au planteur du Nord. Deux longs disques passèrent, fox-trot, tango. Au troisième, fox-trot, le planteur du Nord se leva pour inviter Suzanne (Barrage : 36).’

Ce sourire fait alors partie des rituels conventionnels de la drague féminine, qui se doit d’être implicite, comme chacun sait...

Le sourire « fixe » qu’Anne Desbaresdes arbore tout au long du repas mondain est lui aussi à mettre en liaison avec la territorialité. Agissant ainsi, Anne donne l’impression d’ouvrir son territoire aux autres et de remplir ses obligations d’hôtesse. Néanmoins, la fixité de son sourire s’avère être une arme de défense territoriale qui permet à sa vie intérieure de se poursuivre loin de tous ces gens qui lui sont si étrangers.

Nous venons donc de voir que le sourire ritualisé est plutôt en rapport avec « la face négative », puisqu’il sert en général à accueillir l’autre au sein de son territoire personnel, mais le sourire fonctionne aussi en liaison avec la face positive. Il peut alors, comme cela avait été signalé par les théoriciens de la politesse, devenir un adoucisseur des différents refus ou reproches qui atteignent directement la face positive de celui qui les reçoit. C’est par exemple le sourire que produit Anne-Marie Stretter, lorsqu’elle tente de refuser l’invitation à danser du vice-consul :

‘Elle fait la grimace, elle sourit, elle dit :
- Si j’accepte je n’en finirai plus, et je n’ai plus envie de danser... (Consul : 142).’

C’est ce même sourire qui atténue le refus de Sara dans l’extrait suivant :

‘Elle se tourna vers Sara. Un bitter campari ?
- Non. Elle sourit à Diana (Chevaux : 159).’

Mais le sourire peut aussi atténuer une critique, ou un désaccord :

‘- Eh ! dit Ludi en souriant, tu dis ce que tu veux, mais il y a aussi que tu es mince comme une allumette, épicier (Chevaux : 141).
Elle est jeune, dit M. Jo d’un ton accablé.
- Pas tellement, dit la mère en souriant. Moi, à votre place, je l’épouserais (Barrage : 85).’

L’utilisation d’un adoucisseur est, dans ce dernier exemple, d’autant plus nécessaire que la mère, non contente de contredire M. Jo, commet l’audace de lui forcer la main pour le mariage.

Le sourire apparaît aussi en réaction lorsque quelqu’un s’autodévalorise mettant ainsi en péril sa propre face positive :

‘- Je sais, je suis une plaie.
- Mais non... - Charles Rossett lui sourit - mais pourquoi ?... mais vous paraissez très fatigué (Consul : 168).’

Enfin, comme Kerbrat-Orecchioni (1994 : 250) l’a signalé, le sourire apparaît en réponse à un compliment. Il exprime alors, toujours selon Kerbrat-Orecchioni, « le plaisir et la gratitude, et s’apparente donc à une acceptation du compliment ». Un exemple prototypique nous est fourni par la bonne des Chevaux qui, prenant pour un compliment le propos de Ludi à son égard, lui répond par un sourire :

‘- Vous êtes extraordinaire, dit-il, j’ai jamais vu quelqu’un comme vous.
La bonne, flattée, sourit à Ludi (Chevaux : 124).’

C’est aussi une des interprétations possibles au sourire de Jeanne (Pluie : 88) en réaction aux propos du père qui, dans l’exemple précédemment cité, lui disait qu’elle était sauvage comme sa mère.

Quand le sourire est acceptation du compliment, il peut accompagner notamment les cas des surenchères163 qui, selon Kerbrat-Orecchioni (1994 : 236-237), « passeraient pour une provocation, ou pour le symptôme d’une mégalomanie pathologique, si elles n’étaient pas très systématiquement présentées par leur teneur même et par leur accompagnement prosodique et mimique, comme relevant de la modalité ludique ». Elle continue en disant que « l’intonation, le petit rire, la mimique appropriée sont autant de marqueurs d’une distance auto-ironique indispensable pour faire passer une transgression aussi éhontée de la loi de modestie ». Le sourire, dans cet exemple du Barrage, apparaît comme un autre marqueur possible :

‘« Vous êtes belle et désirable », dit M. Jo.
Suzanne sourit à M. Jo.
« Je n’ai que dix-sept ans, je deviendrai encore plus belle » (Barrage : 94).’

Nous constatons donc à quel point rire et sourire jouent un rôle au sein de la politesse. Le rire, bien que prohibé par la société polie, intervient pourtant au sein même de la politesse en jouant un rôle d’adoucisseur de menaces envers la face positive. Le sourire, quant à lui, fait partie des règles de la société polie, et il est rituellement lié à l’accueil d’un être connu ou inconnu au sein de son territoire : il dit à l’autre : « ta venue ne m’agresse pas ». Mais il joue aussi un rôle non seulement d’adoucisseur de différents types d’agression pour la face positive, mais encore de reconnaissance devant celui ou celle qui, par ses compliments, nous fait en quelque sorte « gagner de la face ». Aussi, son mécanisme au sein de la politesse, quoique moins contradictoire que celui du rire, est beaucoup plus complexe.

Viennent maintenant les aspects spécifiquement réservés aux sourires. Ils sont au nombre de quatre. Tout d’abord, le sourire peut, à la différence du rire, constituer un véritable acte de langage détenteur d’une réelle force illocutoire. C’est, par exemple, le sourire d’excuse (Chevaux : 100) que nous avons mentionné précédemment, et dont Kerbrat-Orecchioni (1994 : 161) donne une description précise. Mais, à en croire le commentaire figurant dans Le ravissement, le sourire peut aussi être un avertissement contenu, une menace voilée :

‘Pierre Beugner me sourit avec cordialité. Au fond de ce sourire il y a maintenant une certitude, un avertissement que demain, si Tatiana pleure, je serai révoqué de son service à l’hôpital départemental (Ravissement : 158).’

Ensuite, et c’est là aussi une spécificité du sourire par rapport au rire, il intervient au niveau du « principe de coopération » défini par Grice. En effet, sourire à quelqu’un peut constituer un encouragement pour le forcer à continuer ce qu’il était en train de dire, et c’est donc coopérer à la continuation de l’interaction. Un exemple de ce type nous est fourni par Moderato :

‘- Je crois qu’ils ont passé beaucoup de temps ensemble pour en arriver là où ils étaient, oui. Parlez-moi.
- Je ne sais plus, avoua-t-elle.
Il lui sourit de façon encourageante.
- Qu’est-ce que ça peut faire ?
De nouveau elle parla, avec application, presque difficulté, très lentement (Moderato : 46).’

Un autre, dans Le ravissement :

‘Le sourire de Tatiana lorsqu’elle réussit à avoir Lol pour elle je le reconnais. Elle attend la confidence, elle l’espère neuve, touchante mais douteuse, assez maladroitement mensongère pour qu’elle, elle y voie clair (Ravissement : 147).’

D’un encouragement à parler, à continuer ce qu’on était en train de dire, le sourire peut devenir un incitateur à la confidence.

La troisième spécificité du sourire est le rôle qu’il joue au niveau de l’écriture elle-même, et plus précisément dans la communication entre auteur et lecteur inscrits. Indiquer au lecteur « qui parle à qui » au sein d’un trilogue ou d’un polylogue romanesque n’est jamais chose aisée. Aussi, pour éviter l’emploi systématique de phrases du type « X s’adresse à », le romancier recourt-il à des procédés variés. Une notation de regard peut, par exemple, remplir cette fonction, mais nous avons vu que ce n’est pas le procédé préféré de Duras. Ne reste alors que le sourire, souvent accompagné d’un mouvement vers le partenaire choisi :

‘Jacques se retourna vers Sara et sourit.
- Toi aussi tu espères qu’ils vont coucher ensemble ? (Chevaux : 67).
- De quoi n’es-tu pas fatiguée ? demanda Jacques. C’est moi qui en chercherai une.
Ils sourient à la même idée, tous les deux.
- Ce qu’il y a de bon dans ce pays, dit précipitamment Diana, c’est ce vin. Mais il faut le boire frais. Ici, à cet hôtel, il n’est jamais assez frais.
- On verra, dit Jacques, il ne faut pas se gâcher la vie, il se tourna vers Diana en souriant, mais pour le vin, c’est vrai (Chevaux : 52).’

Jacques répond à deux interlocuteurs à la fois. L’impression de saut du coq-à-l’âne est évitée par la mention d’un sourire accompagné d’une orientation corporelle. Mais ce dernier extrait nous montre une autre fonction du sourire au sein de la communication auteur-lecteur. Il indique la complicité entre Jacques et Sara et induit l’existence d’un sous-entendu à un double niveau communicationnel, puisqu’il existe autant dans la communication entre personnages que dans la communication reliant auteur et lecteur inscrits. Le lecteur peut le recomposer : Sara n’est pas fatiguée de l’amour, l’intervention précipitée et hors propos de Diana semble confirmer cette supputation.

Le dernier point par lequel le sourire se distingue totalement du rire réside dans les qualifications dont il se voit gratifié et qui sont en liaison avec sa nature fondamentalement polie. Ainsi, le sourire est souvent « forcé » (Yeux : 17), « contraint » (Chevaux : 109), « poli » (Consul : 144). Il est donc le signe d’un effort de politesse que le texte souligne.

Comme tous les autres éléments mixtes, les rires et sourires de l’univers durassien sont en liaison directe avec l’émotionnel, souvent dévastateur dans le cas du rire, contrôlé dans le cas du sourire. Mais, à la différence des autres éléments mixtes, ils sont en lien direct avec la mise en scène de la politesse au sein des romans durassiens. Leur étude impose de distinguer les plans communicationnels, car, même si ces éléments interviennent au niveau de la macrocommunication, ils ne font ni rire, ni sourire le lecteur.

Avant d’aborder les fonctions de l’ensemble de la communication non verbale, une conclusion s’impose quant à leur nature. Le parcours que nous avons réalisé à l’intérieur des romans durassiens nous a menée aux constations suivantes. Tout d’abord, Duras note avec une extrême précision tous les accompagnements non verbaux et paraverbaux de ses dialogues. Ce qui a pour conséquence, d’une part, de placer ses écrits dans ce que Traverso (1999 : 111) nomme les « commentaires métaconversationnels », avec des observations qui nous paraissent très judicieuses, mais qui mériteraient de recevoir confirmation dans l’étude des interactions réelles, d’autre part, de perturber la communication habituelle avec le lecteur de roman qui se voit assailli, pour un échange entre personnages ou pour une interaction, par un ensemble d’éléments qui participent beaucoup plus à l’analyse des conversations qu’à des informations importantes pour le fonctionnement de la diégèse. Duras est capable de décortiquer un fou rire, d’analyser les conditions proxémiques de l’interaction, de fournir de nombreuses indications sur des personnages uniquement décoratifs. Elle place ainsi, à la fois par le regard et par l’écoute, et son narrateur et son lecteur en situation d’« épieurs » d’échanges qui se produisent entre les personnages. En apparence, le statut du lecteur est identique à celui d’une personne qui, dans la vie, observerait des interactions entre des individus et recevrait une série d’informations verbales, paraverbales et non verbales à l’état brut, sans qu’une hiérarchie ne soit opérée entre ces différents éléments. Pourtant, nous ne sommes pas purement dans un rapport mimétique. Traverso (1999 : 104-105) en récuse l’aspect dans le dialogue romanesque parce que, dit-elle, il est « lié à une double transformation » : une espèce de « traduction » de l’oral vers l’écrit et un passage « du multi-canal au mono-canal ». À ces deux raisons que nous avons abondamment développées dans la partie consacrée à la transcription, s’en ajoute une autre qui apparaît de manière manifeste dans l’étude des éléments non verbaux. En fait, l’auteur inscrit par le biais du narrateur ne reproduit pas de la même manière tous les éléments qui sont censés se produire. Certains sont très scrupuleusement notés, comme les regards, les sourires, les rires, les tremblements, d’autres le sont beaucoup moins, comme les gestes de la main, les mouvements de têtes, les haussements d’épaule, le débit... Dès lors, une sélection, très apparente pour les « statiques », est déjà opérée sur le matériau brut. Et l’oeil ou l’oreille du lecteur ne reçoivent qu’une perception déjà sélectionnée par un autre oeil ou une autre oreille, celui ou celle du focalisateur choisi par l’auteur inscrit. Aussi faudrait-il rectifier notre première impression : le lecteur n’est pas simplement placé dans un statut d’« épieur » d’une interaction réelle, mais plutôt en spectateur d’un film où une sélection aurait été opérée par l’oeil de la caméra et par la portée du micro, autrement dit par une conscience médiatrice avec certains effets « zoom ». Duras subvertit ainsi fondamentalement le rapport à l’écrit en transformant le statut du lecteur en celui d’un spectateur d’interactions réelles se déroulant sous le regard « sélectionnant » d’une caméra. Dernière raison pour laquelle le rapport mimétique est à exclure, c’est que l’auteur inscrit ne se contente pas uniquement de sélectionner les éléments non verbaux et paraverbaux, il sélectionne également leur caractéristique en fonction de choix romanesque et en fait, sous une apparence hétéroclite, il les hiérarchise.

Ainsi, le silence, quand il constitue une non-réponse soit à une assertion, soit à une question, est dans les interactions réelles assez fortement marqué par rapport à la politesse, pouvant même constituer un véritable affront à l’interlocuteur dans le cas d’une non-réponse à une question. Le texte durassien ne note quasiment jamais cet aspect du silence réactif, parce que Duras lui fait jouer des rôles beaucoup plus significatifs au sein de son écriture, comme son lien avec la féminité. Il s’agit donc d’une deuxième sélection opérée au sein des non verbaux, la première touche les éléments eux-mêmes, la deuxième concerne leur caractérisation.

Sur le plan de la hiérarchisation, on constate que certains éléments sont sans signification aucune au sein de la diégèse : ils relèvent purement des conditions d’interaction et sont des éléments livrés à l’état brut. La seule médiation littéraire relève de leur décomposition linéaire et de la sélection opérée. Ils sont peut-être destinés à créer une espèce d’effet de réel, bien qu’on puisse se demander si leur surabondance, au sein de l’univers durassien, ne provoque pas l’effet contraire. Et leur présence n’est pas sans nous faire penser à ces fauteuils de La pluie (p. 121) qui sont « réels jusqu’à l’irréalité ». D’autres sont fortement inclus dans la diégèse soit avec des valeurs symboliques, comme les cris et les statiques, soit avec des valeurs significatives pour la caractérisation des personnages, pour leur rapport au monde ou pour leur relation interpersonnelle. Des portées intentionnelles sont alors données, des valeurs pragmatico-sémantiques sont dégagées. D’autres enfin comme les cris, les silences, les rires, les regards, le rythme interviennent dans l’écriture elle-même soit dans la création d’un code littéraire (indicateurs de clôture d’échange, de partenaires de communication...), soit au sein de la communication entre auteur et lecteur inscrits, soit encore comme véritable mécanisme générateur d’écriture ou comme définition même de cette écriture. Nous retrouvons ces aspects dans la partie consacrée aux fonctions.

Notes
159.

Par le procédé que nous avons appelé la contamination narrative.

160.

 Sans que l’écriture durassienne n’en devienne pour autant « carnavalesque ».

161.

L’expression est la traduction donnée par Kerbrat-Orecchioni (1992 : 224) au terme « hardener » qui renvoie à tout procédé capable d’aggraver la menace contre les faces des interactants.

162.

Les anti-FTAs sont les actes anti-menaçants pour les faces. Nous y reviendrons dans le chapitre consacré à la politesse.

163.

Kerbrat-Orecchioni (1996 : 236) situe, à la suite de Pomerantz, les cas de « surenchère » au sein des cas « très minoritaires mais malgré tout attestés, où l’accord s’exprime sans ambages, ni minimisation d’aucune sorte, voire avec surenchère ».