5. Les fonctions du paraverbal et du non verbal.

Dans le cadre des conversations réelles, plusieurs classifications des signes non verbaux ont été proposées, chacune d’entre elles repose sur un aspect particulier, mais aucune ne permet de classer complètement les différents phénomènes.

Ainsi, Scherer (1984 : 77) appuie sa « typologie fonctionnelle » sur la tripartition de Morris en divisant les signes non verbaux en signes « qui fonctionnent sémantiquement, syntaxiquement et pragmatiquement ». Mais les définitions qu’il propose posent problème dans la mesure où les signes non verbaux sont dits fonctionner syntaxiquement « quand ils régulent l’apparition et l’organisation des signes verbaux simultanés ou suivants » et ils fonctionneraient sémantiquement « quand ils signifient le référent par eux-mêmes ou quand ils affectent la signification des signes verbaux concomitants ». Le handicap, pour nous, est la non étanchéité de la catégorie 1 et de la catégorie 2, dans la mesure où « réguler l’apparition et l’organisation des signes verbaux » c’est en fait bien souvent en affecter la signification. Ce sont notamment les célèbres énoncés ambigus que la Grammaire Générative résout sur le plan syntaxique en structure profonde, mais qui, oralement, sont très souvent désambiguïsés par le placement de l’accent tonique et par une pause. Dès lors, le signe non verbal (accent tonique) fonctionne sémantiquement. Le cas d’homophonie entre « le pape a dit » et « le papa dit », cité par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 146) et repris de Wenk et Wioland, s’apparente aussi aux cas d’ambiguïtés homophoniques, mais il est traité par Kerbrat-Orecchioni au niveau sémantique. L’avantage néanmoins de cette typologie est de distinguer sur le plan pragmatique une « fonction expressive » et « une fonction réactive ».

Quant à Ubersfeld (1981 : 207), elle propose de les classer soit selon les fonctions de Jakobson, soit selon les actes de langage, assimilant de ce fait implicitement la communication non verbale au verbal.

Marc et Picard (1989 : 166-169), eux, ne parlent que des signaux corporels et, s’axant sur le social, répertorient trois fonctions : une fonction de communication qui se définit comme un échange d’informations et qui se subdivise en fonction quasi linguistique, en rôle d’étaiement du langage, en fonction expressive et en fonction impressive ; une fonction relationnelle et régulatrice qu’exercent les signes qui définissent la relation, les phatiques et les régulateurs d’échanges et une troisième qui, selon eux, réunissent les signaux non verbaux à fonction symbolique. Cette classification ne manque pas d’intérêt, mais pour l’utiliser il faudrait pouvoir l’élargir aux signes paraverbaux. L’existence de la troisième catégorie nous semble revêtir un intérêt tout particulier dans le cadre d’une application au texte littéraire.

Kerbrat-Orecchioni (1990 : 144-150) distingue six catégories de fonctions :

  1. Constituer les « conditions de possibilité de l’interaction ». Elle signale que la distance proxémique, l’orientation du corps et le regard sont les faits les plus pertinents de la catégorie.

  2. Structurer l’interaction :
    • en identifiant « les schémas participatifs et l’organisation interne des groupes et sous-groupes conversationnels », les marqueurs essentiels, selon elle, sont la direction des regards, les indications proxémiques et posturales ;

    • « dans le système d’alternance des tours de paroles », les marqueurs les plus importants seraient de nature prosodique ;

    • « dans l’organisation de la conversation en unités hiérarchiques », les modifications posturales et les marqueurs prosodiques en seraient les signes les plus significatifs.

  3. Déterminer le contenu de l’interaction :
    • au niveau syntaxique, gestes et prosodie contribueraient largement à l’identification des incises et des structures focales ;

    • au niveau sémantique, les facteurs prosodiques permettraient de supprimer les homophonies, d’établir les significations littérales (déictiques, illustratifs, pictographes), de déterminer les contenus implicites (connotations, allusions et emplois ironiques) ;

    • au niveau pragmatique, ils servent pour le marquage des actes directs, des actes indirects et seraient importants pour la réussite perlocutoire.

  4. Fournir des « indices de contextualisation » puisque le « matériel paraverbal et non verbal » donne « des indications nombreuses et diverses sur les caractéristiques biologiques, psychologiques et sociales ». Les statiques sont les signaux les plus pertinents à ce niveau, mais la voix, les intonations et les éléments mimo-gestuels tels que le tremblement joueraient un rôle important pour l’expression de l’émotion et le regard pour celle du sentiment.

  5. Déterminer la relation mutuelle : il s’agit aussi bien de signaux verbaux que paraverbaux.

  6. Faciliter les opérations d’encodage. Cette fonction a été démontrée, comme Kerbrat-Orecchioni le signale, par Cosnier et Brossard qui se fondent sur l’existence de signaux non verbaux lors des communications téléphoniques, sur l’appauvrissement gestuel lors de récitation et sur l’existence de mouvements compensatoires de la tête, lorsqu’on empêche le locuteur de bouger.

Cette classification présente trois avantages majeurs : elle permet de classer tous les signaux non verbaux, elle s’appuie sur une optique interactionnelle et enfin elle constitue une remarquable synthèse de tous les travaux antérieurs.

Néanmoins, en ce qui concerne le niveau pragmatique de la troisième fonction, il nous semblerait important d’apporter trois aménagements. Tout d’abord, signaler qu’au niveau des actes directs les phénomènes non verbaux peuvent constituer à eux seuls un véritable acte de langage. C’est le cas du regard de menace ou du signe de tête servant à refuser, par exemple. Kerbrat-Orecchioni paraît se centrer sur les signaux non verbaux que l’on qualifie de « coverbaux » et qui permettent de faire notamment la différence entre un acte assertif et une demande. Ensuite, il nous semble qu’en dehors de renforcer les chances de réussite du perlocutoire, les signes non verbaux peuvent manifester le perlocutoire. Cette dernière remarque permet de réintroduire la fonction impressive de Marc et Picard qui, autrement, ne trouvait pas d’équivalence dans cette typologie. Toujours au niveau de la troisième fonction, il est à noter qu’une espèce de macrofonction subsume toute la catégorie. Elle est de l’ordre de la tautologie : les signes non verbaux au sens large ont pour rôle d’exprimer le non-dit. Cette évidence aura, pourtant, de multiples conséquences dans le texte littéraire durassien.

L’intérêt est de voir comment ces différentes fonctions s’expriment dans le texte durassien. La sixième fonction est partiellement inopérante sur le plan littéraire : dans la mesure où les personnages sont des êtres de papier, les processus d’encodage du message n’ont aucune importance, puisqu’ils sont réalisés par l’auteur. Les cinq autres interviendront dans le texte littéraire en général, et dans le texte durassien en particulier, mais avec des spécificités reliées au texte romanesque.

* Duras mentionne relativement souvent le non verbal comme conditions de possibilité de l’interaction. D’ailleurs, l’exemple donné par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 144) est extrait d’India Song. Son oeuvre romanesque comporte plusieurs exemples de ce type :

‘Gina se leva, s’en alla et revint sur ses pas. Elle alla vers l’homme et c’est à lui qu’elle s’adressa sur le ton de la colère : [...] (Chevaux : 186).’

Le fait de devoir s’approcher de quelqu’un pour pouvoir lui parler est mentionné par l’expression « alla vers l’homme », les autres signes rendent une émotion, la colère.

‘George Crawn et Peter Morgan se sont rapprochés. Ils disent qu’il est bien étonnant [...] (Consul : 156).
Ils parlaient bas, à un mètre l’un de l’autre tout en regardant le groupe qui bavardait au loin (Chevaux : 183).’

Les deux exemples indiquent qu’un rapprochement est nécessaire à la conversation, mais le deuxième relie de manière significative la faible distance entre les interlocuteurs et le volume de leur voix. Ce genre de considérations associées aux conditions réelles des conversations font partie de tout un ensemble de procédés qui contribuent, tout en étant très proches du réel, à éloigner le texte d’un effet de réel, parce qu’en fournissant aux lecteurs une série d’informations dont ils n’ont nul besoin pour la diégèse, ils ne correspondent pas vraiment au code romanesque de l’effet de réel. Ce genre de présupposés nécessaires à la conversation sont rarement mentionnés par les romanciers, et relèvent beaucoup plus de formes de didascalies à l’intention d’un metteur en scène.

En outre, Duras note assez souvent dans ses textes la distance par rapport à laquelle il devient nécessaire de saluer, de rentrer en interaction avec quelqu’un :

‘Ils avancent les uns vers les autres.
Ils sont maintenant à la distance de se saluer (Détruire : 107-108).
Une fois de plus M. Jo fit deux pas dans la direction de Joseph et abandonna la partie. Joseph ne disait jamais bonjour à M. Jo, c’était inutile (Barrage : 69).’

Après la mention dans le texte des salutations échangées entre M. Jo et Suzanne, la seule évocation d’une réduction de distance suffit à faire comprendre au lecteur la tentative opérée par M. Jo de saluer Joseph.

Mais les notations de distance sont très souvent étroitement liées à la position d’« épieur » et contribuent cette fois à créer un effet de réel, à concrétiser dans la matérialité du texte cette position du voyeur dont nous parlions dans la partie consacrée au regard :

‘À cette distance, quand ils parlent, elle n’entend pas. Elle ne voit que le mouvement de leurs visages devenu pareil au mouvement d’une partie du corps, désenchantés (Ravissement : 64).’

Cette courte distance nécessaire à l’audition est utilisée, dans le même roman, comme arme pour casser l’illusion romanesque :

‘Je vois ceci :
Prudente, calculeuse, elle marche assez loin derrière lui. [...]
J’invente :
À cette distance il ne peut même pas entendre son pas sur le trottoir (Ravissement : 55-56).’

Les notations proxémiques de ce type apparaissent comme une spécificité de l’écriture durassienne, dans la mesure où certaines s’intègrent dans la problématique du voyeur et où les autres ne sont mentionnées que par rapport à l’interaction. Aucune autre raison que celle d’indiquer une nécessité d’ordre purement conversationnel ne justifie leur présence dans le texte. Chez les autres romanciers, ces notations - quand elles existent - ont un pouvoir informatif sur les personnages en présence, sur leur relation, et ne sont jamais uniquement des notations de pures conditions interactionnelles. Ce faisant, Duras restitue en fait un réel, différent du code romanesque habituel, et casse l’illusion romanesque qui repose sur l’effet de réel. De plus, elle opère une véritable mutation du statut romanesque du texte et change en profondeur le rapport de communication avec le lecteur. Tout se passe comme si le texte s’adressait à un metteur en scène ou à un cinéaste. Autrement dit, elle force le lecteur à visualiser la scène concrètement. Dès lors, le lecteur inscrit est une sorte de metteur en scène ou de réalisateur et l’écriture s’apparente à l’écriture théâtrale ou filmique.

* La deuxième fonction concerne la « structuration de l’interaction ». Cette fonction est également représentée dans le texte durassien, mais dans une spécificité toute littéraire. Car c’est ici qu’une des plus grandes différences entre les conversations réelles et le dialogue romanesque apparaît. Dans la conversation réelle, la structuration du dialogue est en perpétuelle négociation, tant sur le schéma participatif que sur le système d’alternance des tours de parole. La seule chose qui soit préétablie est l’existence d’un rituel d’ouverture et de clôture et une certaine complétude de l’échange. Dans le dialogue romanesque, tout est préétabli, il n’y a aucune négociation réelle, il n’y a que la création d’une illusion. Cette différence est explicitement mentionnée par André-Larochebouvy :

‘Le dialogue, construit d’avance, n’a guère besoin non plus de signaux d’enchaînement [...].’ ‘Le dialogue n’a pas besoin non plus de faire appel aux stratégies permettant de garder un tour de parole menacé par l’interlocuteur, [...] (1985 : 13-14).’

Dès lors, dans le dialogue romanesque, il y a peu d’indicateurs de passage de tours à l’exception des points de suspension. Le cadre participatif sera indiqué par du non verbal, mais ne servira pas tant la communication entre personnages que la communication auteur-lecteur inscrits. Dans le polylogue par exemple, ce genre d’informations sera à décoder comme des informations livrées par la voie du narrateur au lecteur pour lui indiquer « qui parle à qui ». Duras utilise majoritairement deux indices textuels : le changement de position ou le sourire. Le regard ayant été, comme nous l’avons vu, destitué de ses rôles fonctionnels pour n’exprimer que l’acte pur, c’est souvent le sourire qui assume son rôle d’indicateur de schéma participatif au sein du texte durassien :

‘- Que de littérature, dit Jacques.
- La littérature nous est toujours d’un grand secours, dit Diana.
Jacques sourit et se tourna vers l’homme :
- Avez-vous déjà vu pareille complaisance dans les sentiments ? (Chevaux : 159).’

Le changement de position de Jacques ainsi que son sourire permet de faire rentrer l’homme dans le débat qui opposait Sara, Diana et Jacques. Un procédé très similaire est utilisé dans Le ravissement :

‘Lentement Tatiana Karl se retourne vers moi et souriante, avec un sang-froid remarquable elle me prend à témoin de cette déclaration de son amie.
- Comme elle le dit bien. Vous avez entendu ? Elle le dit (Ravissement : 148-149).’

Sourire et changement de position servent à indiquer au lecteur le destinataire de la réplique de Tatiana. Parfois, seul le mouvement du corps suffit à l’indiquer :

‘- Ne lui en voulez pas, dit Max Thor à Bernard Alione, [...].
- Il ne m’en voudra pas, dit-elle. Il sait que vous ne pouvez pas être autrement - elle se tourne vers Bernard Alione -, n’est-ce pas ? (Détruire : 122).’

Ce sont les mêmes indices qui peuvent fonctionner pour indiquer le destinataire indirect de la réplique. Nous sommes alors devant un trope communicationnel :

‘- C’est pour m’emmerder, dit Ludi tout bas, [...].
- Qui ne cherche pas à emmerder qui ? dit Jacques, avec les vieillards ou autre chose ? Il se tourna vers Sara et essaya de lui sourire (Chevaux : 191).’

Jacques est inquiet de la relation qu’il pressent entre Sara et l’homme, et c’est donc à Sara que s’adresse en fait la réplique, qui en apparence sert de réponse à Ludi. Néanmoins, ici apparaît une différence entre le code romanesque et le code réel. Kerbrat-Orecchioni semble dire que le critère majeur de l’identification du trope dans les conversations réelles est le contenu et la pertinence des propos, les signes non verbaux étant annexes :

‘[...] cette identification repose essentiellement, certains indices non verbaux mis à part (comme le regard en coin), ou bien le recours paradoxal à une formule métacommunicative ayant toutes les apparences d’une dénégation (« je ne parle pas aussi à vous »), sur le contenu de l’énoncé, et sur des supputations concernant sa pertinence communicative (1990 : 96).’

Dans les romans, il semblerait que le seul lien sémantique soit trop ténu. Ainsi, dans l’exemple qui nous occupe, comment le lecteur pourrait-il déduire que c’est en fait Sara qui est visée sous la considération suivante : « tout le monde emmerde tout le monde ». Ce seront donc des notations non verbales qui prioritairement permettront au lecteur de décoder le trope, le contenu informationnel étant trop dilué dans le romanesque pour pouvoir l’identifier avec certitude. Et au théâtre, pourrait-on nous objecter ? C’est la pragmatique qui donnera la réponse la plus appropriée. Dans la vie quotidienne, le trope communicationnel est très souvent utilisé pour dire sans prendre trop de risques des choses que l’on n'est pas vraiment autorisé à dire : faire un reproche à un supérieur, faire une déclaration d’amour, donner une justification de notre acte à quelqu’un qui ne nous l’a pas demandée... C’est donc essentiellement sur le concept de pertinence de propos que le destinataire fictif comprendra que les paroles ne lui sont pas adressées et que le destinataire réel comprendra qu’en fait ces propos peuvent lui être destinés. L’emploi de « pouvoir » a, ici, son plein sens, dans la mesure où le destinataire réel ne peut en aucun cas en avoir la certitude, sinon l’ambiguïté ne protégerait plus le locuteur. Par voie de conséquence, plus le sujet sera délicat et moins les indications non verbales seront visibles. Kerbrat-Orecchioni parle d’ailleurs de « regard en coin ». Dans le roman, la fonction au niveau des personnages est similaire : Jacques ne peut pas se permettre de faire un reproche direct à Sara, parce que lui-même s’est permis des écarts notamment avec Diana et ensuite parce qu’il craint que la relation de Sara et de l’homme ne soit sérieuse et qu’elle ne le quitte. Le trope communicationnel lui permet de faire un reproche indirect, qu’il atténue d’ailleurs par un sourire. Mais, dans le texte romanesque, la préoccupation narrative est de faire comprendre tous ces implicites relationnels au lecteur, et il faut donc les lui indiquer. Quoi de mieux que les notations du non verbal pour le faire comprendre concrètement ? Et dès lors, le sourire mentionné dans l’exemple se voit conférer un double statut : atténuation du reproche au niveau des personnages, marqueur du trope pour le lecteur. La visée romanesque du trope communicationnel est essentiellement de nature informative. Au théâtre, par contre, la situation est tout autre. Le trope communicationnel y a deux fonctions pragmatiques : faire rire le spectateur ou augmenter la tension dramatique en jouant sur la connivence avec le spectateur. Il apparaît souvent à un moment clé de la pièce et est souvent fortement en liaison avec la « fable » ou avec le caractère du personnage. Aussi le dramaturge va-t-il renforcer les indices sémantiques et le décodage du trope se fera sur le contenu des propos que le spectateur identifiera sans équivoque. Restera aux acteurs et au metteur en scène de le jouer en finesse ou en lourdeur, en l’appuyant par des marqueurs non verbaux.

Ces notations peuvent aussi servir à montrer la subversion involontaire que les héroïnes durassiennes exercent sur le code conventionnel et social. C’est le cas de Lol qui pervertit le code en dissociant l’information verbale et non verbale. Est-ce le signe d’un comportement schizophrénique164 chez elle ? Est-ce la manifestation concrète du jeu du chat et de la souris que Lol fait avec Jacques Hold ? Est-ce les deux ? Difficile de trancher avec certitude. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que la description de ce type de comportement fait partie des techniques littéraires utilisées par Duras pour montrer à quel point l’être de l’héroïne ne trouve pas son expression dans les codes sociaux :

‘Lol est à ma droite entre Pierre Beugner et moi. Soudain elle avance son visage vers moi sans regard, sans expression, comme si elle allait me poser une question qui ne vient pas. Et ainsi, si proche, c’est à la dame qui est de l’autre côté de la table qu’elle demande :’ ‘- Est-ce qu’il y a de nouveau des enfants dans le parc ? (Ravissement : 144).’

Le dernier point à envisager, pour rendre compte du non verbal dans sa fonction de structuration du dialogue, est le rôle qu’il joue dans la hiérarchisation de l’interaction. C’est dans ce domaine que nous retrouvons la fonction symbolique du non verbal dont parlent Marc et Picard puisqu’il apparaît dans le dialogue romanesque comme dans les conversations réelles au sein des rituels d’ouverture et de clôture.

Le verbe « se saluer » présuppose autant du verbal que du non verbal et permet au romancier d’être synthétique sur ces rituels. Duras utilise parfois le verbe « s’incliner » au démarrage d’une interaction, mais c’est alors le cas d’une invitation à danser, comme dans Le consul ou dans un cadre de cérémonial un peu grotesque, comme c’est le cas dans le Barrage (p. 68-69 et p. 39-45) ou dans La pluie (131-137), lorsque des personnages ridiculisés par le narrateur se caractérisent par un excès de mondanités. Dans les deux cas, il s’agit en fait de donner de la « face » à des familles déchues socialement. Les deux personnages, M. Jo et le journaliste, en font trop par rapport au statut des familles parce qu’ils poursuivent des fins privées ; leur méconnaissance pragmatique contribue par ailleurs à les ridiculiser et, dans les deux cas, la famille refuse ces marques. Mais, comme souvent, Duras utilise sa symbolique propre qui ponctue l’interaction de manière extrêmement rituelle : les verres de vin entre Anne et Chauvin, la soie noire dans Les yeux ou les roses dans Le consul qui signalent la fin de la réception. Ces codes structurent véritablement les échanges. À titre d’exemple, les conversations entre Anne et Chauvin sont marquées par un rituel purement littéraire : l’ouverture développe une véritable technique d’approche ponctuée par les différents tremblements d’Anne, ensuite les conversations sont rythmées par les verres de rouge et par les entrées et sorties de l’enfant qui, en quelque sorte, ponctuent la conversation en la découpant en espèces d’unités, ensuite elle se clôture par deux signaux non verbaux : la sirène de l’usine et l’entrée des ouvriers. Il y a donc comme une espèce de tempo de l’interaction. À noter aussi que dans les romans durassiens, ce sont souvent les entrées et sorties des personnages, tout comme au théâtre, qui déterminent les scènes. Dans Les chevaux qui se présente comme de longues conversations, le découpage au sein de chacune d’elles pourrait se faire au niveau de l’arrivée ou du départ d’un des membres du groupe.

* La troisième fonction relative à la détermination du contenu de l’interaction est la fonction la mieux représentée dans le texte durassien. Par définition, la communication non verbale a comme caractéristique de ne pas être dite. Elle aura donc un rôle très important pour rendre ce qui est très difficilement traduisible en mots comme les émotions, les sentiments, bref les différents affects tant au niveau du locuteur que des interlocuteurs. C’est par des notations non verbales que Duras fera apparaître dans son texte la réalisation de « tabous ». Les notations de regard et de proxémie font comprendre les rapports de type incestueux unissant le frère et la soeur de La pluie. L’extrait suivant témoigne de la première révélation de l’amour incestueux qui unit Ernesto et sa soeur. Toute l’interaction y est non verbale et le rapport du non verbal et de l’indicible y est clairement mentionné :

‘Jeanne était restée muette après ce qu’avait dit Ernesto. [Les parents s’enfermaient peut-être pour s’aimer] Il avait regardé sa soeur longuement et elle avait été forcée de fermer les yeux ; et lui, ses yeux avaient tremblé et à leur tour s’étaient fermés. Lorsqu’ils avaient pu se regarder de nouveau ils avaient évité de le faire. Dans les jours qui avaient suivi ils n’avaient pas parlé. Ils n’avaient pas nommé cette nouveauté qui les avait anéantis et privés de parole (Pluie : 53).
Cette nuit-là Ernesto s’est approché des alentours du corps de Jeanne, de la surface tiède de ses lèvres, de celle de ses paupières. Il l’a regardé longtemps. Quand il est retourné à son lit [...] (Pluie : 107).’

Du premier extrait au second, s’effectue le passage de la compréhension du sentiment à sa réalisation. L’amour qui unit le frère et la soeur ne fera jamais l’objet du dire dans les dialogues frère/soeur, par contre il le sera lors des dialogues entre Ernesto et l’instituteur, entre Ernesto et sa mère.

C’est encore par les notations du non verbal que passera l’union de l’amour et de la mort :

‘Au fond du café, dans la pénombre de l’arrière-salle, une femme était étendue par terre, inerte. Un homme couché sur elle, agrippé à ses épaules, l’appelait calmement.
- Mon amour. Mon amour.
[...]
L’homme, dans son délire, se vautrait sur le corps étendu de la femme. Un inspecteur le prit par le bras et le releva. [...]
L’homme s’assit près de la femme morte, lui caressa les cheveux et lui sourit. [...] Dans la lueur du magnésium, on put voir que la femme était jeune et qu’il y avait du sang qui coulait de sa bouche en minces filets épars et qu’il y en avait aussi sur le visage de l’homme qui l’avait embrassée. Dans la foule, quelqu’un dit :
- C’est dégoûtant, et s’en alla.
L’homme se recoucha de nouveau le long du corps de sa femme, mais un temps très court. Puis, comme si cela l’eût lassé, il se releva encore.
- Empêchez-le de partir, cria la patronne.
Mais l’homme ne s’était relevé que pour mieux s’allonger encore, de plus près, le long du corps. Il resta là, dans une résolution apparemment tranquille, agrippé de nouveau à elle de ses deux bras, le visage collé au sein, dans le sang de sa bouche (Moderato : 17-19).’

Toute la scène qui constituera en fait la scène primitive dans l’acception psychanalytique du terme se déroule, à l’exception de ces deux mots « mon amour », dans le non-dit ; seule, la gestuelle décrite fait passer l’information au lecteur qui se trouve dans la même position de spectateur qu’Anne Desbaresdes. C’est au langage que reviendra la fonction de situer la scène sur le plan du tabou, de l’interdit premier. Et c’est le rôle qui incombe au « c’est dégoûtant » prononcé par un passant.

Autre désir sur lequel pèse un terrible interdit, le désir homosexuel. Trois romans le mettent en scène : L’amant, Détruire et Les yeux. Nous avons déjà signalé, lors de notre étude des statiques, à quel point les notations du non verbal l’expriment, mais il y a aussi la description des techniques d’approche dans la drague homosexuelle. C’est surtout Les yeux qui la mettent en scène. Cette technique n’est pas particulière à Duras, nous la retrouvons chez Gide et chez Proust où, avant d’aborder réellement l’objet du désir, toute une technique stratégique faite d’approches et de fuite, de regards et de regards évités est mise en place. Le début des Faux-monnayeurs est très parlant à cet égard. Gide, par les notations du non verbal, fait comprendre à son lecteur que l’amitié unissant Bernard et Olivier est quelque peu particulière et les stratégies d’approche entre les deux personnages relèvent d’un véritable jeu de chat et de souris :

‘Là, près de la fontaine Médicis, dans cette allée qui la domine, avaient coutume de se retrouver chaque mercredi entre quatre et six, quelques uns de ses camarades. On causait art, philosophie, sports, politique et littérature. Bernard avait marché très vite ; mais en passant la grille du jardin il aperçut Olivier Molinier et ralentit aussitôt son allure. [...]
Olivier rougit en voyant approcher Bernard et, quittant assez brusquement une jeune femme avec laquelle il causait, s’éloigna. Bernard était son ami le plus intime, aussi Olivier prenait-il grand soin de ne point paraître le rechercher ; il feignait même parfois de ne pas le voir.
Avant de le rejoindre, Bernard devait affronter plusieurs groupes, et, comme lui de même affectait de ne pas rechercher Olivier, il s’attardait (Les faux-monnayeurs : 9-10 ; nous soulignons).’

Dans Les yeux, se trouve la narration de la scène de rencontre entre le protagoniste principal et le jeune homme aux yeux bleus, cheveux noirs. Et même si la narration de l’interaction antérieure faite par le protagoniste principal est moins détaillée que chez Gide, les mêmes traits de stratégie rusée, de feinte, d’indication par le proxémique s’y retrouvent. Ici, la narration n’est pas simultanée à l’événement. En fait, le lecteur comprend, par la répétition du début du roman, que la rencontre s’est déroulée au début du roman :

‘- J’ai traversé le parc de l’hôtel, je suis allé près d’une fenêtre ouverte, je voulais aller sur la terrasse avec les hommes, mais je n’ai pas osé, je suis resté là à regarder les femmes. C’était beau, ce hall posé sur la mer devant le centre du soleil.
Elle se réveille.
- C’est peu après que je suis arrivé près de la fenêtre que je l’ai vu. Il avait dû entrer par la porte du parc. Je l’ai vu alors qu’il était au milieu de sa traversée du hall. Il s’est arrêté à quelques mètres de moi (Yeux : 88-89 ; nous soulignons).’

Le lecteur a assisté à la scène de rupture au début du roman, et il a le récit de la scène de rencontre quatre vingt-huit pages plus loin. La réalisation sexuelle est le non dit du texte, et c’est cet « impossible » qui devra tenter de se produire par la médiation de la femme.

Tout le contenu émotionnel se traduira par des phénomènes non verbaux et paraverbaux. Émotion aussi bien éprouvée par le locuteur que par les allocutaires, qui, chez Duras, constituent très souvent le contenu réel de l’interaction. Kerbrat-Orecchioni le situe essentiellement au niveau de la quatrième fonction puisqu’elle envisage son apparition au niveau du locuteur (1990 : 147). Quant à nous, nous l’examinerons également au niveau de la troisième fonction dans la mesure où, d’une part, le non verbal rendant l’émotionnel fait partie du contenu de l’information de l’interaction auteur-lecteur inscrits et que, d’autre part, il peut faire partie, au niveau de l’interaction entre personnages, de l’effet perlocutoire de l’acte de langage. À côté de toute une série d’indices non verbaux comme le rougissement, le tremblement, les yeux baissés qui renvoient à l’émotionnel, figurent aussi de nombreux indices paraverbaux comme les hésitations, les ruptures syntaxiques se marquant dans le texte par de nombreux points de suspension. Le texte durassien privilégie ce contenu informationnel parce qu’il dit mieux que le langage l’expression du désir et de l’être de la femme. N’oublions pas que ce langage pour Duras est un attribut de l’homme qui ne peut donc jamais dire la femme. C’est donc par un système de « sous-conversations », pour reprendre la terminologie de Sarraute, que cet être pourra tenter de s’exprimer.

* La quatrième fonction selon Kerbrat-Orecchioni (1990 : 147) consiste à donner des « indications nombreuses et diverses sur les caractéristiques biologiques, psychologiques et sociales des interactants ». Nous avons déjà signalé que Duras donne relativement peu de caractéristiques de type biologique. Par cette technique, Duras déroge au code romanesque habituel, rapprochant ainsi son écriture de l’écriture théâtrale. Par voie de conséquence, elle réclame une forte participation imaginative de la part de son lecteur et crée des héroïnes relativement diaphanes se rapprochant d’un certain type d’éternel féminin.

L’univers social dans lequel évoluent les différents interactants est indiqué aux lecteurs par une série de gestes relevant du non verbal comme tendre une coupe de champagne ou distribuer des roses pour Anne-Marie Stretter, comme le geste de refus d’Anne Desbaresdes qui est clairement marqué comme objet d’un apprentissage social :

‘Anne Desbaresdes vient de refuser de se servir. Le plat reste cependant encore devant elle, un temps très court, mais celui du scandale. Elle lève la main, comme il lui fut appris, pour réitérer son refus (Moderato : 108).’

Mais ces signaux, si l’on excepte les interactions transgressives, ne servent quasiment jamais la communication entre les personnages eux-mêmes, dans la mesure où l’état réactif constitue un hors-texte. Ils n’opèrent donc qu’au niveau de la communication avec le lecteur. Ainsi, nous l’avons déjà vu dans la partie consacrée à la nature des éléments, les vêtements qui, dans la vie, constituent de forts indicateurs sociaux fonctionnent plutôt chez Duras en symboles des personnages.

C’est donc au niveau psychologique que ces indications non verbales et paraverbales auront le plus d’importance. La sélection opérée par Duras correspond par d’ailleurs en tous points aux éléments mentionnés par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 147-148) comme très révélateurs de la psychologie. Voix, regards, tremblements, rougissements, rires et larmes ont, comme nous l’avons vu dans les sections consacrées à la nature des éléments non verbaux, la part belle au sein de l’écriture durassienne. C’est par ce type de parallélisme que l’interaction romanesque se rapproche le plus de l’interaction réelle. Duras ne construit cependant pas véritablement un personnage psychologique. Elle ne le pose jamais dans la permanence, rejette de son écriture à peu près tous les traits de caractère permanents, à l’exception de l’absence et d’une certaine forme de folie. Par contre, les notations d’ordre paraverbal (ton, voix, débit...) ou non verbal (tremblement, regard...) témoignent d’une analyse très fine de la psychologie momentanée, celle qui apparaît au cours d’une interaction donnée et qui révèle les affects les plus variés. Il peut même arriver que la romancière transforme une attitude extérieure provisoire en trait définitoire de l’être : « celui qui ne répond pas », « celle qui se tait », « celle qui baisse les yeux ». Le comportement interactionnel et conversationnel remplace alors l’habituelle caractérisation psychologique du personnage.

Théoriquement, ces notations sont signalées comme instrument d’information aussi bien pour le lecteur que pour les autres interactants, mais, dans le texte durassien,c’est souvent l’information au lecteur qui prime. Il est d’ailleurs à noter que, lorsque les autres personnages ne remarquent pas ces divers signes, le texte les signale comme une transgression à la norme, sous cette forme négative si chère à Duras. Cette technique consistant à ne pas poser le personnage en être psychologique pour le lecteur, mais à le mettre littéralement en scène, en donnant l’impression de noter aussi précisément que possible les différents gestes et signaux paraverbaux produits, place à la fois l’auteur inscrit et le lecteur dans l’illusion (puisqu’il s’agit quand même, nous l’avons vu, d’une forme de sélection dans les possibles interactifs) d’assister à des interactions réelles. Au lecteur de faire alors tout le travail interprétatif. Ce qui a pour conséquence de le placer, exception faite des sélections et des hiérarchisations opérées par l’auteur inscrit, dans la même situation que s’il était le témoin d’une interaction réelle.

* La cinquième fonction mentionnée par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 149) détermine « la relation mutuelle » des participants. De fait, les signes non verbaux et paraverbaux jouent un rôle privilégié dans la relation amoureuse. Ils en sont les indicateurs, tant pour les interactants romanesques que pour le lecteur. Ce sont eux aussi qui indiquent les rapports, le plus souvent très distants, entre les femmes et leur mari. Ce sont eux encore qui indiquent les différentes sympathies entre les personnages. Nous avons d’ailleurs vu que, sur ce plan bien précis, Duras les utilisait aussi dans sa communication avec le lecteur, puisqu’elle s’en servait sous la forme d’un regard ou d’un sourire commun, par exemple pour créer, par l’écriture, une certaine similitude entre des personnages qui n’étaient pas réunis dans l’interaction romanesque.

À cette fonction de la communication non verbale, nous pensons pouvoir associer la politesse, qui joue un rôle fondamental dans le « ménagement des faces », et qui, d’une certaine manière, est liée au relationnel.

Ici aussi, la romancière opère des choix. Ainsi, le silence est, dans la vie réelle, fortement marqué sur le plan de la politesse. Or, dans le texte durassien, les silences ne sont que très rarement reliés à la politesse, alors que le rire ou le sourire le sont très fort. Duras préfère accentuer le lien du rire ou du sourire avec la politesse et atténuer celui du silence pour lui laisser une place plus purement romanesque (création de tempo, création d’une figure de femme, lieu d’écriture...).

Le modèle fonctionnel, proposé par Kerbrat-Orecchioni pour les interactions réelles, permet d’analyser la plupart des fonctions de la notation du non verbal dans le texte littéraire, à condition toutefois d’y apporter certaines précisions. Il convient, tout d’abord, d’appliquer cette classification à un double niveau : celui de la communication entre personnages et celui de la communication entre auteur-lecteur inscrits. Ainsi, les indications des tours de parole à l’aide de procédés non verbaux sont des signes adressés aux lecteurs, alors que les personnages, en êtres de papier qu’ils sont, n’en ont nul besoin. Dans les interactions entre personnages, des modifications apparaissent par rapport aux interactions réelles : la sixième catégorie mentionnée par Kerbrat-Orecchioni, celle qui regroupe les fonctions du non verbal reliées à l’encodage, n’est pratiquement jamais mentionnée dans le texte durassien. Un seul exemple, extrait de L’amour, a retenu notre attention, et encore uniquement par le métadiscours qui l’accompagne, parce que le signe produit relève plus du déictique que du geste d’encodage pur. La sélection de certains éléments au détriment d’autres, l’éclairage de certaines significations, alors que d’autres sont laissées dans l’ombre, impliquent déjà un travail du romancier qui choisit de livrer au lecteur certains faits et pas d’autres et de leur donner un sens programmé dans une certaine direction participant en profondeur aux réseaux de signifiance du texte, alors que, dans la vie réelle, ces mêmes signaux pourraient aller dans des directions variées, voire opposées. Il est à noter d’ailleurs que les interactants-personnages interprètent très peu ces signaux. Le cas du silence est assez exemplaire à cet égard, dans la mesure où aucun personnage, à l’exception des êtres sociaux, ne semble le considérer comme dérangeant, alors qu’il l’est dans la vie réelle. Ces signaux jouent donc aussi au niveau de la communication avec le lecteur. Ils sont pour lui des indicateurs d’état affectif chez le personnage, et marquent les moments forts du récit. Plus important encore, ils définissent un véritable statut du lecteur et de l’auteur, les plaçant tous deux dans une situation de voyeur-spectateur et transformant ainsi tout le statut de l’écriture romanesque en écriture filmique. Deux éléments jouent un rôle fondamental à ce niveau : le regard et la relative absence de commentaire relevant de l’intentionnel ou de l’état affectif de réception. Chez Balzac, par exemple, tout le travail interprétatif est fait par le romancier et placé soit sous la plume du narrateur, soit dans la bouche des personnages :

‘- Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons maintenant dîner ici.
- Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui pour toujours ?
- Oh ! pauvre homme ! répondit Mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dîners !
Le petit salon retentit d’une fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi : Je vous entends (Balzac, Le cousin Pons : 35 ; nous soulignons).’

Balzac développe à l’extrême le travail interprétatif. Plusieurs procédés sont utilisés : les adjectifs comme « fausse » traduisant le travail interprétatif du narrateur, la notation de l’intention du cousin Pons lorsqu’il tousse et enfin les propos de madame Camusot dans la deuxième réplique sont placés en liaison directe avec la « figure piteuse » de sa fille.

Chez Duras, rien de tel :

‘Elle ouvre les yeux. Elle le voit, elle le regarde.
Il se rapproche d’elle. Il s’arrête. Il l’a atteinte.
Il demande :
- Qu’est-ce que vous faites là, il va faire nuit.
Elle répond très clairement :
- Je regarde.
[...]
Elle se tourne vers lui, à peine, elle parle. Sa voix est claire, d’une douceur égale qui effraierait.
- Vous avez entendu on a crié.
Son ton ne demande pas de réponse. Il répond.
- J’ai entendu (Amour : 14-15).’

Dans cet extrait, sont indiqués les regards, la distance (condition nécessaire à l’interaction), les accompagnateurs paraverbaux (ton, voix). Mais aucune intention de la part des personnages n’est indiquée, aucun effet réactif psychologisant relié aux facteurs paraverbaux ou non verbaux. Au contraire, le narrateur note que « le ton n’appelait pas de réponse », alors que le personnage répond. Un roman comme L’amour pousse le procédé à son paroxysme, créant presque des personnages autistes. Duras y recourt à des notations du type de celles qui qualifient, dans l’extrait, la voix de la femme. Elle est, dit-elle, d’« une douceur qui effraierait », non d’une douceur qui effraie ; un peu plus loin le corps de la femme est dit « très visible sous la robe », il n’est pas dit « être vu ». Tous ces indicateurs sont donc renvoyés dans une espèce de virtualité, à destination d’un observateur potentiel qui pourrait, lui, peut-être, les décoder. Et si cet observateur était le lecteur ? En fait, au niveau des personnages, seuls les regards et les sourires sont facteurs d’échange. Les autres signaux ne sont donnés, dans une espèce de gratuité, que comme note d’un observateur extérieur à destination d’une virtualité qui pourra peut-être les interpréter et recréer ainsi une certaine unité psychologique aux personnages. Cette manière de procéder crée une des spécificités de l’écriture durassienne, l’insérant au sein d'un code plus théâtral ou cinématographique que purement romanesque, l’apparentant aussi à la technique d’écriture des Nouveaux Romanciers, appelés aussi « l’école objectivale » ou encore « l’école du regard ». Nous nous situons donc ici sur le plan des fonctions littéraires de la communication non verbale. La plupart des signaux non verbaux s’inscrivent dans le fonctionnement littéraire profond, puisqu’ils interviennent à tous les niveaux de l’acte créatif où ils ont souvent une fonction symbolique. Ils participent à la création des caractères des personnages, notamment en remplaçant les traits psychologiques par des traits interactionnels. Ils sont en étroite liaison avec le sujet même des romans, puisqu’ils indiquent l’indicible et participent à montrer l’échec de la communication verbale, domaine du social et de la masculinité. Enfin, ils définissent l’écriture, créent en son sein un véritable tempo et déterminent les statuts du narrateur, de l’auteur et du lecteurs inscrits. Toutefois, il nous reste à signaler que plus ces signaux sont reliés aux conditions de l’interaction ou à ses modalités techniques (c’est-à-dire quand ils relèvent des fonctions 1, 2 et 6 déterminées par Kerbrat-Orecchioni), moins ils ont de signification littéraire. Censés créer un effet de réel, ils produisent souvent un effet inverse quand ils sont, comme chez Duras, pléthoriques parce qu’ils pervertissent alors au plus haut point les principes informationnels de la communication littéraire où le lecteur s’attend légitimement à ce que toute information soit significative sur le plan de la signifiance du texte.

Notes
164.

Voir à se sujet Winkin (1981 : 31) qui rend compte des travaux de Mead et de Bateson amenant au concept de « double bind » (double contrainte).