6. Conclusion.

Le chapitre consacré à la communication non verbale a exigé un développement, d’autant plus long que l’analyse littéraire a pu, quelque fois, prendre le pas sur le cadre strict de l’analyse linguistique. Un tel débordement se voit justifié à la fois par des raisons reliées à la nature même du travail, à l’écrivain choisi et par des raisons d’ordre plus heuristiques.

En fait, son étude, souvent évoquée par les chercheurs qui, comme Durrer et Lane Mercier, se sont penchés sur le dialogue romanesque dans une perspective linguistique, n’a pas véritablement fait l’objet d’une analyse systématique165. À titre d’exemple, Durrer (1994 : 37-64), sous le chapitre intitulé « style oralisé », envisage plus les traces du « français parlé », au sein du littéraire, que le mécanisme de translation des codes. Kerbrat-Orecchioni et Traverso en ont ébauché l’étude, mais, sous peine de sortir totalement de leur domaine de recherche, ne pouvaient en faire une étude détaillée. Aussi avons-nous pensé qu’une analyse plus approfondie du transcodage, au centre de notre champ de recherche, pouvait revêtir un certain intérêt.

Nous avons étudié la manière dont se codifie le dialogue romanesque chez Duras, son lien avec les interactions réelles et comment l’analyse menée par les conversationnalistes et les interactionnistes pouvaient éclairer certains aspects du dialogue littéraire, jusqu’ici restés dans l’ombre.

C’est par la transcription de la communication non verbale et son utilisation au sein d’un univers romanesque que se traduisent le mieux les rapports entre le dialogue littéraire et les interactions réelles. Ce rapport, nous l’avons vu, n’est nullement d’ordre mimétique. Il est d’ordre conventionnel, reposant sur une sorte de bijection entre l’univers réel et l’univers littéraire. Le romancier se voit contraint d’utiliser la ponctuation, pour rendre le paraverbal ou la disposition graphique, pour tenter de rendre des silences de l’écriture. S’établit alors un lien entre code graphique et code oral, mais aussi entre les codes littéraires et le code oral. L’état idéal consisterait à ce que tout élément de l’ensemble A (code oral) ne corresponde qu’à un seul élément de l’ensemble B (code graphique), mais, comme nous l’avons vu, le mécanisme est loin d’être parfait et le romancier est généralement obligé d’assurer, comme le signale Traverso (1999 : 105) « le passage de la multicanalité de la communication authentique à la "monocanalité" du texte ». Ces différentes « traductions » (le mot est lui aussi emprunté à Traverso) ne vont pas sans ambiguïtés. La ponctuation n’est pas monosémique, la linéarité laisse planer, dans certains cas, des ambiguïtés quant au rattachement de certains faits non verbaux à la réplique précédente ou à la réplique suivante. Duras, quant à elle, ne déroge pas au rapport conventionnel entre le code graphique et le code oral, mais entre le code littéraire et le code oral. Elle sort totalement des conventions romanesques, utilisant des codes théâtraux, voire cinématographiques ou poétiques, pour rendre, dans un code graphique, la multicanalité de la communication authentique. Le cas le plus remarquable est sa gestion de la disposition paginale, qu’elle utilise à la manière des poètes. Les blancs rendent le silence de l’écriture, et les dialogues placés à mi-page, dans Détruire ou Émily, rendent les conversations parallèles. Sa façon de reproduire, sous forme d’observation extérieure, les déplacements, les gestes, les mimiques, les tons, les voix, les débits, les rires, les sourires - observations non toujours significatives sur le plan de la diégèse - apparente son écriture au texte théâtral plus qu’au texte romanesque. Ainsi est-ce bien dans la manière de rendre le non verbal qu’apparaît une des grandes spécificités de l’écriture durassienne.

Une autre raison pour laquelle le rapport entre les interactions réelles et le dialogue littéraire n’est pas de l’ordre du mimétique relève de la sélection opérée par la romancière. Dans l’interaction réelle, toute communication entre interactants s’accompagne simultanément d’une foule de signes non verbaux. Le romancier opère une sélection parmi tous ces éléments choisissant normalement ceux auxquels il attribue une signification pour la diégèse. Duras, sur ce plan, choisira tous les marqueurs de l’émotion ou des affects, établissant ainsi une véritable communication non verbale entre les êtres. Nous avons vu aussi qu’elle pervertissait le code romanesque et la communication avec le lecteur en notant des éléments non significatifs au sein de son univers, et qui relevaient plus des conditions de l’interaction, comme la nécessité de crier ou de parler à voix basse selon la distance à laquelle on se trouve de son interlocuteur. Cette façon de procéder ne relève pas, comme chez les autres romanciers, de la recherche d’un quelconque effet de réel, mais participe plutôt à créer un « effet-caméra ». Nous nous trouvons ici, une fois encore, au risque de nous répéter, dans une subversion profonde du code d’écriture.

Cette sélection ne s’opère pas uniquement au niveau des éléments, elle s’effectue aussi sur le plan de leur signification. Ainsi, le silence ne sera que peu vu dans sa corrélation avec la politesse, Duras préférant le relier à la nature même de la femme. Par contre, le rire et le sourire seront essentiellement envisagés sous cet angle, permettant même, tant l’analyse durassienne est fine, de reposer des questions sur leur statut dans les interactions authentiques. Bien sûr, cette sélection romanesque se fait en fonction de l’univers créé. Relier le silence à la politesse aurait consisté à relier la femme au social. L’opposition rire/sourire sur ce plan lui permet de concrétiser l’opposition être/paraître chez ses héroïnes. C’est encore sur le plan de la signification des éléments non verbaux que s’effectue chez Duras une nouvelle transgression au code romanesque. Duras n’explicite que très rarement le caractère intentionnel de ces signes, comme elle ne décrit que très peu la réaction qu’ils produisent, se contentant, sur ce plan, d’une espèce de virtualité. En fait, pour interpréter la signification profonde qu’ils recouvrent, le lecteur durassien se voit contraint de juxtaposer les différents romans où ils apparaissent. Duras explicite, au fil des romans, à peu près toutes les mentions non verbales qu’elle emploie, mais jamais toutes dans un seul roman. En revanche, les caractéristiques qu’elle en donne pour un roman restent valables pour les autres. Dès lors, pour comprendre en profondeur un roman durassien, le lecteur se voit obligé de les avoir tous lus et de juxtaposer les différents métadiscours ou « métaconversations » qu’ils recèlent. Se crée ainsi une obligation, pour le lecteur, d’avoir avec l’auteur une « histoire conversationnelle » qui lui permettra de décoder les romans. Le procédé est poussé à l’extrême dans des romans comme L’amour ou comme Abahn. Curieusement pourtant, ces romans ne s’inscrivent pas, comme ceux de Proust, Zola ou Balzac, au sein d’une oeuvre posée comme unitaire, alors qu’aucun d’eux n’est véritablement autonome.

Le dernier point qui nous conduit à réfuter l’aspect mimétique du dialogue romanesque se situe sur le plan de la fonction de la communication non verbale. Dans la vie courante, cette communication a un rôle fonctionnel : elle permet à l’interaction d’exister, elle facilite l’encodage, elle indique l’écoute, elle continue un message verbal, elle permet de connaître son partenaire de communication. Dans le roman, elle ne joue aucun rôle fonctionnel au sens strict, puisque toutes les conversations entre personnages sont, en fait, régulées par l’auteur inscrit. Son apparition relève de l’esthétique, des particularités d’une écriture ou d’un rôle informatif au sein de la macrocommunication textuelle. Nous avons vu que, chez Duras, la plupart des statiques étaient reliés au symbolique, que d’autres traits définissaient l’écriture, l’écrivain et le lecteur, toute une série de facteurs qui situent la notation du non verbal dans le domaine de l’esthétique, qu’il s’agisse d’esthétique pure et simple ou d’esthétique de la réception. Cette fonction ne peut être celle de la communication non verbale authentique, exception faite, bien évidemment, des discours d’orateur. Par contre, la fonction informative remplie par les signes non verbaux au sein de l’univers littéraire les apparente aux interactions réelles. Dans les conversations authentiques, chaque interactant se fait une représentation de l’autre autant, sinon plus, par les signes non verbaux qu’il manifeste que par les propos qu’il profère. Ainsi chaque interactant se voit-il informé sur des domaines aussi divers que l’appartenance sociale de son interlocuteur, son état psychologique, son degré de sincérité, d’adhésion par tous les signes paraverbaux et non verbaux qui se produisent. Dans la communication littéraire, les divers interactants n’ont nul besoin d’être informés, mais, par une sorte d’artefact visant à corroborer l’illusion réaliste, ils sont normalement mis en scène à la fois comme décodeurs et encodeurs de ce type de signes. Nous avons signalé que Duras dérogeait en partie à ce fonctionnement littéraire, puisqu’elle mentionne très peu le côté réactif des personnages. En outre, le caractère informationnel joue surtout au niveau de la macrocommunication, c’est-à-dire que ces signaux visent pour la plupart à informer le lecteur. Durrer (1994 : 40) mentionne un rôle informatif quasiment prototypique de l’usage des signes non verbaux dans les romans du XIXe siècle, en disant que, dans ces romans, « ils ne viennent pas soutenir un discours mais tendent plutôt à dévoiler son caractère mensonger ». Ce type d’information est essentiellement à destination du lecteur et peut, par artefact, être décodé par le personnage. Ainsi la portée informative des signaux non verbaux est-elle, dans son ensemble, prioritairement à examiner au sein de la communication auteur-lecteur inscrits. Elle sert à caractériser les différents personnages, à indiquer leur rapport relationnel, mais tout cela à destination du lecteur. Par voie de conséquence, dans la codification romanesque, il ne peut avoir de signes non verbaux purement gratuits : ils doivent tous soit relever de l’esthétique, soit de la nécessité informationnelle. Mais, ici encore, nous avons vu que Duras pervertissait le code en vigueur en notant les signes à pur rôle fonctionnel.

Après avoir montré à quel point l’aspect non mimétique des dialogues romanesques pouvait s’observer par la manière dont ils rendaient la communication non verbale, il nous reste à souligner que ces signes non verbaux entretiennent quand même un grand rapport de parenté avec les conversations authentiques, ce qui, par ailleurs, justifie leur étude au sein du dialogue littéraire pour réinterroger, par la suite, la linguistique des interactions réelles à leur propos. Le romancier puise ses sources dans la vie quotidienne, il observe, analyse les interactions qui ont lieu autour de lui et les transpose sous forme stylisée dans ses romans. Ce rôle d’observateur est pleinement revendiqué par Duras qui va même jusqu’à parsemer ses romans de récit de conversation. Le rôle fondamental qu’elle fait jouer dans ses romans à tous les signes non verbaux est relié à l’expression de l’émotionnel, rôle que confirme l’analyse des interactions réelles. Elle souligne aussi leur rapport avec la politesse, mais là encore elle rejoint l’analyse faite pour les conversations authentiques où, comme le signale Kerbrat-Orecchioni (1992 : 162), « "le ton" et la mimique jouent pour l’effet de politesse (ou au contraire de grossièreté) que peut produire dans l’interaction un énoncé donné, même si les descriptions sont à ce sujet encore bien pauvres, un rôle décisif ». En outre, à travers le rendu littéraire des conversations, certains traits des interactions réelles sont grossis par le romancier. Ainsi en est-il, par exemple, du rôle du rire par rapport aux menaces pour « la face positive », rôle que Duras accentue au fil de ses romans et qui, à notre connaissance, n’a pas été mis en lumière pour les interactions réelles. Il s’avérait dès lors intéressant de réexaminer ces interactions à la lumière de ce que le dialogue romanesque accentue. Ainsi la boucle est-elle bouclée : l’analyse interactionnelle permet de faire apparaître des éléments caractéristiques d’une écriture qui, sans elle, seraient restés dans l’ombre, et cette écriture permet, par la sélection et le grossissement qu’elle opère, de révéler des aspects des interactions authentiques, qui, peut-être, sans elle, n’auraient pas été décodés.

Notes
165.

Page (1973), dont l’ouvrage n’est, à ce jour, pas traduit en français, envisage le problème dans notre perspective.