Kerbrat-Orecchioni (1992 : 162) donne la définition suivante : « on appelle communément [...] politesse linguistique, celle qui s’inscrit et s’incarne dans des productions discursives ». Elle précise que la politesse « est ici entendue au sens large : le terme fonctionne comme un archilexème » de termes comme tact, savoir-vivre, déférence pour ne citer que les plus fréquents et la caractérise, reprenant Lakoff comme « un phénomène trans-sémiotique ».
Ce concept, associé à celui de l’émotion que nous étudions au chapitre suivant, est une notion centrale pour expliquer le fonctionnement profond des interactions verbales et de leur représentation au sein de l’écriture durassienne. Ce pouvoir explicatif de la politesse est signalé par Kerbrat-Orecchioni pour les interactions authentiques :
‘Je dirai tout net que ce « modèle B-L aménagé »166 me semble avoir un pouvoir explicatif considérable, c’est-à-dire qu’il permet de rendre compte de quantité de faits langagiers qui resteraient sinon bien mystérieux (Kerbrat-Orecchioni 2000 : 25).’Le modèle permet également de rendre compte de faits plus littéraires reliés à l’image de l’auteur inscrit, à la présentation des personnages, à leur définition en termes de caractère, mais aussi des enjeux profonds des différentes interactions qui se produisent et des différentes relations qui se nouent dans l’ensemble des romans. Aussi l’avons-nous déjà rencontré à plusieurs reprises au niveau de la macrocommunication, au sein de la communication non verbale et le retrouverons-nous encore en liaison avec les émotions et au sein de la typologie des dialogues. Il s’agira donc, dans ce chapitre, à la fois de synthétiser les éléments déjà apparus au cours de l’analyse d’autres notions, d’annoncer les articulations aux notions futures, mais surtout d’approfondir l’analyse par rapport au fonctionnement global des interactions dans les romans et de voir comment les dialogues durassiens nous ont contrainte à certains réaménagements des modèles théoriques proposés.
Chez Duras, la politesse se trouve en profonde association avec l’émotion, tant chez la romancière elle-même que dans la définition du comportement interactionnel des personnages qui sont des êtres dominés par leurs affects d’une part, mais qui, d’autre part, apparaissent aussi comme ayant un comportement très spécifique par rapport à la politesse. Cette articulation politesse/émotion que traduisaient déjà des éléments non verbaux comme le rire, le sourire et le silence se retrouve au niveau de l’organisation globale des dialogues durassiens. La plupart d’entre eux s’articulent autour des concepts de politesse et d’émotion qui constituent une forme de tension du dialogue, voire du roman dans sa totalité. Les dialogues centraux (héroïnes-êtres à l’écoute) sont dominés par les affects, mais témoignent des mécanismes de politesse alors que les autres dialogues, dominés par la politesse, sont fracturés par l’émotionnel.
Kerbrat-Orecchioni (2000 : 21), indépendamment des ouvrages fondamentaux consacrés en grande partie à ce sujet167, présente une remarquable synthèse de ce problème particulièrement complexe. Elle montre tout d’abord que la politesse linguistique peut être appréhendée à deux niveaux qu’elle définit comme suit :
celui des théories de la politesse proposées ici ou là (qu’il s’agisse de modèles plus ou moins formalisés, ou dans une perspective plus normative et moins « scientifiques », de ces innombrables traités qui composent le corpus de la « littérature du savoir-vivre »), théories qui reflètent une certaine conception « idéalisée » de la politesse « réelle » ;
et celui du fonctionnement effectif de la politesse dans une société donnée, la politesse étant entendue comme un ensemble de procédés observables permettant une gestion relativement harmonieuse des relations interpersonnelles, et reflétant donc une certaine représentation collective, dans la société considérée, de l’individu et de ses relations avec autrui
L’intérêt de ces deux niveaux d’analyse est d’articuler deux champs dans lesquels se sont développés les différents modèles de politesse : le savoir-vivre et l’étude de ses traités avec leurs définitions de normes sociales ou de règles à appliquer, et la politesse effective. Elle articule ainsi le niveau d’un idéal proposé par chaque type de société à un moment donné à celui de la réalisation analysable dans une société donnée au sein des différentes interactions qui s’y nouent. Ce niveau effectif, derrière les particularismes culturels des différentes interactions, permet paradoxalement de dégager des règles universelles de fonctionnement, comme celles de ménager les faces en présence.
Kerbrat-Orecchioni explique ensuite qu’en linguistique, le modèle dominant est celui de Brown et Levinson (sur lequel nous nous sommes appuyée jusqu’à présent) qui « rebaptisent » les notions goffmaniennes de « territoire »168 et de « face », respectivement en « face négative » et en « face positive », et que « le coup de génie de Brown et Levinson » a consisté à croiser « Searle et Goffman », autrement dit les notions d’« acte de langage » et de « face ». La politesse ainsi conçue est le fait de « ménager les quatre faces (face positive et négative du locuteur, face positive et négative de l’allocutaire) qui entrent en jeu dans une interaction » en évitant les actes menaçants (FTAs : Face Threatening Acts). Ce « désir/besoin de préservation des faces » est nommé le « face want » qui demande, selon Goffman cette fois, un véritable travail de « figuration » appelé « face work ».
Mais ce modèle, déclare Kerbrat-Orecchioni (2000 : 23), se fonde sur une vision « bien noire » des rapports sociaux et sur une conception « quelque peu paranoïde » de la politesse. Elle justifie, par là, la nécessité d’aménager, comme elle l’a fait, le modèle de base en y introduisant « une notion qui fasse office de pendant positif à celle de FTA » le FFA. (Face Flattering Act, qu’elle a appelé antérieurement anti-FTA), et démontre ainsi la nécessité de développer à côté de la « politesse négative, de nature "abstentionniste" », le concept de « politesse positive, à caractère "productionniste" ». Se trouve ainsi fondé ce qu’elle appelle alors « le modèle B-L aménagé ». Toutefois, il ne nous semblerait pas du tout aberrant en fonction même de ce qui a fait en sorte que Kerbrat-Orecchioni (2000 : 24) remplace le terme d’anti-FTAs par celui de FFAs, de conserver la notion d’anti-FTAs à côté de celle de FFAs. Kerbrat-Orecchioni dit que le terme d’anti-FTA « suggère malencontreusement que ces actes sont "marqués" par rapport aux actes menaçants » et qu’elle « préfère maintenant appeler FFAs ces actes susceptibles d’avoir sur les faces des effets positifs, comme le compliment, le voeu, ou le remerciement ». Et s’il est vrai que le remplacement est heureux, cela n’enraye pas, à notre avis, la possibilité d’avoir aussi des actes qui fonctionnent en anti-FTAs. Ainsi, au niveau de l’acte réactif, ne pas répondre à une insulte ou à un reproche, par exemple, constitue bien un anti-FTA et non un FFA.
Sur le plan plus spécifiquement formel, les FTAs et les FFAs fonctionnent différemment puisque les premiers sont souvent adoucis, alors que les seconds sont souvent renforcés. Les adoucisseurs, selon Kerbrat-Orecchioni (1996a : 55-58) se répartissent en « procédés substitutifs » parmi lesquels figurent, ce qu’elle appelle la formulation indirecte de l’acte de langage, les désactualisateurs modaux, temporels ou personnels, les pronoms personnels et les litotes ou euphémismes et en « procédés accompagnateurs » (l’énoncé préliminaire, les minimisateurs, les modaliseurs, les désarmeurs, les amadoueurs). Les durcisseurs comprennent, selon Kerbrat-Orecchioni (1992 : 225-227), les formulations plus brutales, les reduplications de FTA, les accompagnateurs à valeur d’intensification et les accompagnateurs à valeur pragmatique différente.
La nécessité de ménager les faces engendre alors un « ensemble de règles régissant le comportement de L (locuteur) vis-à-vis de A (allocutaire) », comme le fait d’« éviter de donner à A des ordres brutaux, de formuler des exigences inconsidérées, de marcher sur ses "plates-bandes" », pour reprendre les exemples de Kerbrat-Orecchioni (1986 : 231) concernant le ménagement de la face négative et « d’éviter de dire à A des choses désobligeantes, ou de se moquer de lui », pour reprendre ceux concernant le ménagement de la face positive. Il s’agit alors de principes « A-orientés », comme les appelle Kerbrat-Orecchioni (1992 :176). Toujours dans l’optique du ménagement des faces, il faudra aussi que le locuteur suive les règles de préservation de ses propres faces. La politesse sera dite « L/λ-orientée », selon qu’on tienne compte ou non des subdivisions polyphoniques. On y retrouve les lois de prudence, de décence, de dignité et de modestie dont nous avons déjà parlé à propos de Duras et de la gestion de l’information.
À cette théorie standard de la politesse, nous ajouterons les notions qui se trouvent derrière les expressions « gagner de la face » et « donner de la face » qui, traduites du chinois, apparaissent dans l’ouvrage de Zheng (1998 : 156-157). Elles y sont définies respectivement comme suit : « il s’agit de l’acte du locuteur qui consiste à augmenter la valeur sociale de sa propre face aux yeux du public ou de son partenaire, ou autrement dit, à gagner du prestige social », « l’acte de "donner de la face" consiste à hausser la valeur sociale de son partenaire ». Ces notions et expressions ont le mérite de tenir compte d’une politesse positive productionniste puisqu’elles témoignent de la possibilité de se valoriser et de valoriser l’autre.
Dès lors, comme le signale Kerbrat-Orecchioni (1992 : 254), le modèle de Brown et Levinson permet de décrire efficacement la politesse linguistique, facteur déterminant mais pas unique de l’organisation des interactions, et des phénomènes comme les « actes indirects » trouvent ainsi leur justification.
Mais Golopentia (2000 : 63) émet une forme de réticence avec laquelle nous serions assez d’accord et qu’elle formule en ces termes (nous soulignons) :
‘Hantées par un désir d’universalité, les descriptions pragmatiques se concentrent sur des fragments de conversation, voire sur des échanges conversationnels et se limitent souvent à l’étude d’actes de langage fétiches particulièrement aptes à exhiber le souci du « maintien des faces » (voir Brown and Levinson 1978) : l’ordre, la requête, les questions, le refus, l’excuse, les compliments, les salutations et présentations, les négociations, ou l’adresse et la référence au niveau locutoire. Elles reproduisent en ceci des stratégies qui ont été celles du structuralisme à ses débuts : analyse formelle et théorisation à partir de textes courts, le plus souvent des poèmes, fragments en prose, proverbes, parodies et pastiches etc.Elle pose alors une série de questions auxquelles, selon elle, l’analyste devrait essayer de répondre :
Est-ce que la conversation est polie (voire impolie) de façon continue ou discontinue ? [...]
Est-ce que le déclic initial (poli ou impoli) d’une conversation est fatal ?[...]
Est-ce la fin (polie ou impolie) d’une conversation qui décide de l’interprétation d’ensemble qu’on lui donne rétrospectivement ? [...]
Pouvons-nous imaginer des formats complexes, où une conversation commence par être impolie et évolue vers des échanges polis par la suite ; où une conversation, polie au début se détériore, perdant cette qualité au fur et à mesure de son déroulement ; où, enfin, une conversation évolue en zigzag [...] ? [...]
Si nous répondons par l’affirmative à la question précédente, est-ce que nous rencontrons, dans les conversations réelles, ce qu’on pourrait appeler des embrayeurs (shifters) de politesse, qui ménagent, en les adoucissant, les transitions impoli-poli ou poli-impoli ? [...]
Est-ce que le degré de politesse (1/ haut, 2/ moyen, 3/ bas) d’une conversation se maintient depuis le début jusqu’à la fin d’une conversation ? (Golopentia 2000 : 64).
Toutes les questions tournent, en fait, autour de la continuité ou non du degré de politesse dans la totalité d’une conversation et/ou d’une histoire conversationnelle.
Golopentia déclare qu’il lui semble que « l’analyste peut recourir à deux types de sources : « La première serait représentée par des gloses sur les conversations enregistrées, qu’on essaierait d’obtenir de la part de tous ceux qui y ont pris part [...]. La deuxième consisterait à examiner, dans les textes romanesques et théâtraux, les commentaires et les didascalies qui accompagnent et éclaircissent les tours de parole ».
Le problème évoqué ainsi justifie le recours aux textes littéraires et rejoint nos préoccupations fondamentales dans la mesure où, si le modèle Brown et Levinson permet effectivement d’analyser les actes de langage et les échanges (entendus comme la plus petite unité dialogale) entre les personnages durassiens, il ne nous permet pas de rendre compte en profondeur de l’ensemble des conversations représentées. Aussi avons-nous été amenée, pour l’analyse de la totalité des interactions de certains romans, à réaménager le modèle proposé en subdivisant les faces169.
Dès lors, nous envisagerons cette étude en trois parties. Dans la première, nous nous consacrerons à l’étude du langage de la politesse dans l’optique du « modèle B-L aménagé », dans la deuxième nous envisagerons l’aspect narratif et dans un troisième temps nous étudierons la globalité des dialogues au sein de quelques romans en montrant ce que le réaménagement des modèles peut offrir comme éclairage.
Dérogeant au principe de la stricte rigueur scientifique, nous emploierons le plus souventle terme de « territoire » en lieu et place de celui de « face négative ». L’expression de Goffman est beaucoup plus parlante, et son remplacement par face négative, commode sur le plan du système l’est peu sur le plan discursif.
Kerbrat-Orecchioni entend par cette expression le modèle de Brown et Levinson auquel elle a ajouté un développement du concept de politesse positive.
L’implicite, Les interactions verbales II et III déjà cités à plusieurs reprises dans cette étude.
Kerbrat-Orecchioni (1992 : 167-168) précise que « cette notion de "territoire" qui vient tout droit de l’éthologie animale, reçoit ici une extension beaucoup plus large, puisqu’elle recouvre à la fois :
* le corps et ses divers prolongements (vêtements, poches, sac à main, dont on supporte mal qu’ils soient indiscrètement fouillés) ;
* l’ensemble des réserves matérielles de l’individu (le "moi" : mon assiette, ma voiture, ma femme, etc.), auxquelles autrui ne saurait avoir accès sans autorisation explicite de leur propriétaire ou protecteur légitime ("touche pas à mon pote !") ;
* le territoire spatial : "sa place", son "chez soi", [...] ;
* le territoire temporel, et en particulier le temps de parole auquel on estime avoir droit [...] ;
* les réserves d’information enfin, ses secrets et ses jardins secrets [...] ».
Daussaint-Doneux (2000b : 339-350).