1. Politesse et langage.

Avant de rentrer dans le détail de l’analyse, on dira que la conversation, dans son ensemble, est un acte extrêmement poli parce qu’elle est un signe d’altruisme, d’intérêt pour l’autre, mais qu’elle peut aussi se transformer, dans certaines circonstances, en acte condamné par la société. Cette affirmation se devra d’être nuancée, car si l’acte de converser est globalement valorisant pour les faces positives, il est un acte agressif pour les faces négatives. Comme le dit Maingueneau (1999 : 31), « virtuellement, le seul fait d’adresser la parole à quelqu’un constitue déjà une menace sur la face négative de celui-ci : on lui prend son temps, on le force à vous écouter, à s’intéresser à ce que vous dites ». Duras, comme en témoignent les trois exemples du Square, souligne le paradoxe :

‘- Lorsque les gens ont envie de parler cela se voit très fort et, c’est bien curieux, cela n’est pas bien vu en général. Il n’y a guère que dans les squares que cela semble naturel (Square : 58 ; nous soulignons).’

En fait, « avoir envie de parler à l’autre » est globalement condamné par la société parce que cela constitue à la fois un acte menaçant pour la face négative du partenaire et une menace pour sa propre face positive en cas de rebuffade. Le lieu semble pouvoir fonctionner en véritable adoucisseur de FTA parce que la personne qui se promène dans un square se présente comme jouissant d’une certaine disponibilité. Le même cas se produit pour les cafés et dans les périodes de vacances, cadre spatio-temporel des romans durassiens qui rend disponible aux rencontres, et aux rencontres verbales. Mais le fait de parler est utilisé par les personnages du même roman comme adoucisseurs d’un FTA :

‘- On cause, n’est-ce pas, Monsieur. Excusez-moi encore de vous poser ces questions (Square : 15).
- Non, Monsieur, c’est inutile de me parler comme ça. Je préfère que cette horreur grossisse encore. C’est ma seule façon d’en sortir.
- On peut toujours bavarder, n’est-ce pas, Mademoiselle, et simplement je me demandais s’il ne serait pas comme un devoir de se soulager de tellement espérer ? (Square : 102).’

Dans le premier cas, la conversation est prise comme véritable justification de l’agression territoriale que constitue le fait de poser des questions. Le fait de parler garantit une élection réciproque (valorisante pour les faces positives des deux partenaires) et un accord sur le territoire (il permet un certain envahissement, mais le degré d’intimité se négocie). Aussi, le fait de dire « on cause » rappelle en quelque sorte cet accord et garantit qu’il n’y a pas d’intentions cachées derrière les questions ainsi posées. Le deuxième exemple vise à réduire l’agression ressentie par la jeune fille, en rappelant le statut de la conversation qui présuppose un pacte de non agression des faces positives, même s’il n’est pas toujours respecté dans la réalité. Mais en même temps, l’acte fonctionne en reproche indirect : pourquoi se sentir visé, alors qu’on ne fait que parler ?

Lacroix (1990 : 371) signale que « l’une des règles primordiales de la conversation est d’empêcher autrui de découvrir les limites de son esprit et les lacunes de son savoir », autrement dit d’empêcher autrui de perdre la face. Par ailleurs, on sait que l’habile causeur « gagne de la face », et que l’autre la perd. En fait, la conversation comporte, en son sein, la possibilité en constante d’agresser l’autre et d’être agressé. Aussi en arrive-t-on au fait que tout micro-acte de langage (ou acte élémentaire selon la terminologie de Vanderveken170) à l’intérieur des conversations est potentiellement menaçant. Même un compliment, acte que Kerbrat-Orecchioni classe, à juste titre, dans la politesse positive reste menaçant à certain niveau. Aussi, l’enchaînement suivant ne serait pas du tout inenvisageable :

  1. Tu as de beaux cheveux.

  2. Laisse mes cheveux tranquilles.

Le locuteur B enchaîne, en fait, sur l’agression territoriale accomplie par A. L’enchaînement est marqué comme déviant et est à la limite de la non-pertinence : un témoin pourrait faire deux types d’inférence : soit B est au bord de la paranoïa, soit A déplaît terriblement à B. S’il semble judicieux de classer ce type d’acte dans la politesse positive, il ne faudrait pas pour autant oublier qu’une menace persiste. Cette menace potentielle explique d’ailleurs pourquoi le compliment n’est pas toujours suffisamment valorisant pour pouvoir faire office de « réparation ». Dans un des épisodes de Friends, (Fr. 2, 17 août 2001), Chandler, un des garçons du groupe d’amis, a surpris par inadvertance Rachel à moitié nue. Celle-ci en est gênée. Aussi, pour tenter de réparer l’agression territoriale, Chandler lui fait-il ce compliment : « Pour moi, ils sont très jolis tes roploplos ». Pas vraiment apaisée, Rachel répond : « C’est tout ce que tu trouves à dire ». Le compliment n’a pas réussi à atteindre son but et Ross (un autre membre du groupe) réussira à apaiser la tension en proposant en signe de réparation que Chandler montre à Rachel son « zizi ». Si Chandler n’est pas réellement d’accord, Rachel estime que c’est, effectivement, le seul moyen qu’aurait Chandler de réparer son acte et cherchera tout le reste de l’épisode à apercevoir Chandler nu. Le fait est intéressant parce qu’il montre que le compliment n’est pas assez puissant pour compenser une attaque de face et que de manière plus globale un FFA ne compense pas la réalisation d’un FTA. Ceci nous amène, certes de manière un peu triviale, à la notion de réparation que Goffman définit en ces termes :

‘Lorsque ceux qui participent à une entreprise ou à une rencontre ne parviennent pas à prévenir un événement qui, par ce qu’ils expriment, est incompatible avec les valeurs sociales défendues, et sur lequel il est difficile de fermer les yeux, le plus fréquent est qu’ils reconnaissent cet événement en tant qu’incident - en tant que danger qui mérite une attention directe et officielle - et s’efforcent d’en réparer les effets. À ce moment, un ou plusieurs participants se trouvent ouvertement en déséquilibre, en disgrâce, et il leur faut essayer de rétablir entre eux un état rituel satisfaisant (1974 : 20 ; nous soulignons).’

Goffman distingue donc clairement la menace de l’agression réalisée - ce qui n’est plus toujours le cas avec la notion de FTA, même si Kerbrat-Orecchioni (2000 : 24) dit que les « "menaces" que réalisent les FTAs ne sont pas toujours des "menaces" au sens usuel » - et montre que toute agression demande une réparation qui constitue une forme de rééquilibrage. L’acte verbal rituel est l’excuse, acte par lequel le locuteur reconnaît sa faute et se met en état d’infériorité. Mais, et l’exemple extrait de la série télévisée le montre, il est possible aussi d’effectuer le rééquilibrage par un FFA. Celui-ci n’est pourtant pas toujours suffisant parce qu’il compense l’agression d’une face par la valorisation d’une autre sans opérer pour autant, à la différence de l’excuse, de rééquilibrage entre interactants. La stratégie de Ross, de nature non verbale, est la seule à pouvoir rééquilibrer complètement la relation, mais s’apparente à la loi du talion.

Aussi le langage dispose-t-il de moyens non verbaux et d’une série de formules plus ou moins stéréotypées visant, pour la plupart, à éloigner les menaces, à réparer les agressions que l’on fait, ou à signaler à l’autre qu’il nous attaque. Nous tenterons d’analyser cet ensemble de moyens pour montrer, au sein des romans de Duras, comment la politesse se marque dans le langage tant non verbal que verbal des interactants, ce qui justifie d’ailleurs son appellation de politesse linguistique.

Notes
170.

Vanderveken (1988 : 30-32) distingue des actes — qu’il nomme « actes de discours » — élémentaires et des actes complexes.