1.1. Communication non verbale.

Certains éléments de la communication non verbale, nous l’avons vu, peuvent jouer un rôle autonome, fonctionner comme un véritable acte de langage et à ce titre constituer sur le plan de la politesse un véritable FTA ou un véritable FFA.

Ainsi, le silence peut fonctionner comme un acte de langage - ou plutôt de non langage - qui constituera soit un FTA, soit un anti-FTA. Dans ce cas, il nous semble judicieux donc de conserver, à côté de la nouvelle appellation, l’ancienne appellation de Kerbrat-Orecchioni parce que le silence n’est pas un FFA, mais peut, par contre, être véritablement un acte anti-menaçant. On peut se taire pour éviter de menacer les faces de l’autre, comme lorsqu’on évite de répondre à une insulte ou à un reproche, ou pour éviter de menacer ses propres faces comme lorsqu’on évite de se dénigrer. Il ne s’agit pas alors d’accomplir un acte valorisant pour soi-même ou pour l’autre, mais bien un acte anti-menaçant. Quant à l’homme silencieux, il peut être vu comme un homme extrêmement poli ou au contraire extrêmement impoli. Le Breton a souligné le statut contradictoire qu’acquiert le silence :

‘Toute parole introduit dans le monde un supplément difficilement gouvernable, une énergie qui change l’ordre des choses, mais laisse l’homme démuni de toute prise pour contrôler les conséquences. D’où la méfiance affichée par nombre de sociétés à l’encontre du langage, le rappel de proverbes, contes ou mythes à propos de la nécessaire prudence qui doit habiter la parole et lui faire préférer souvent le silence (1997 : 72).
Le silence est l’ennemi à traquer, la peste diffuse de toute manifestation mondaine. Émergence négative, il est associé à un vide plongeant le groupe dans le désarroi à moins que quelqu’un ne trouve une parole secourable (1997 : 44).’

Le silence est poli, lorsqu’il s’agit d’éviter des attaques de la face positive de A en ne révélant pas quelque chose de négatif à son égard, quand on ne répond pas à une de ses agressions (insulte, reproche,...) ; quand on évite des sujets de conversation qui seraient menaçants pour l’autre, ou pour soi-même (il réfère dans ce dernier cas à la loi de dignité ou de décence) ; lorsqu’un « récepteur additionnel » évite de prendre parti dans une dispute ou une discussion ; dans les lieux publics - Le Breton (1997 : 47) signale le cas particulier des transports en commun. Bref, il est poli quand il s’oppose à la production d’un FTA contre les faces positives ou négatives des interactants. Il peut l’être aussi parce qu’il entre dans un système ritualisé de clôture, de la clôture de thème à la clôture de l’interaction. Traverso, dans le contexte de la conversation familière, parle en ces termes du rôle du silence lors de la clôture d’un thème :

‘Les deux points ci-dessus [inachèvements des interventions, ralentissement des enchaînements et de la régulation] s’accompagnent nécessairement d’une augmentation des silences en durée et en nombre. Le locuteur qui prend en charge la clôture en utilisant des marqueurs spécifiques et en laissant inachevées certaines de ses interventions, multiplie aussi les pauses dans ses derniers tours de parole (Traverso 1996 : 140).’

Pourtant, quand il devient une attitude conversationnelle, que ce soit celle de l’hôte ou de l’hôtesse, ou une attitude plus globale au sein de l’interaction, le silence devient une insulte pour les autres participants. Il est une façon de dire aux autres : « vous ne nous intéressez pas ». C’est ainsi que Duras choisissant dans La Chine, de présenter ses personnages comme n’ayant rien à se dire lors d’un repas, se voit contrainte pour ne pas que le silence apparaisse au lecteur comme une impolitesse insoutenable d’adoucir le FTA par le discours narratif171 :

‘La commande est passée. Trois Martel Perrier et une bouteille d’alcool de riz.
Ils n’ont rien à se dire. Personne ne parle. C’est le silence. Personne ne s’en étonne, n’en est gêné.
Les consommations arrivent. C’est le silence général. Personne n’y prend garde ni eux ni l’enfant. C’est comme ça (Chine : 158 ; nous soulignons).’

Rire et sourire fonctionnent aussi en liaison avec la politesse : nous avons vu au chapitre précédent que le rire se déclenchait à l’attaque des faces positives du locuteur ou de l’allocutaire et que le sourire était beaucoup plus en liaison avec la face négative puisqu’il constituait, notamment, une acceptation de l’envahissement de son territoire.

Quant au regard, il constitue très vite, pour peu qu’il soit trop appuyé une attaque de la face négative. La formule « pourquoi vous me regardez comme cela ? », ou « qu’est-ce que tu as à me regarder comme cela ? », souligne l’acte d’impolitesse qu’il peut constituer. L’attaque de la face négative peut être tellement forte qu’un simple regard sur soi, sur son compagnon ou sa compagne peut dégénérer en bagarre. Le texte durassien note souvent l’impolitesse de ces regards trop appuyés :

‘- Vous fumez ?
L’enfant fait signe : non.
- Excusez-moi... C’est tellement inattendu de vous trouver ici... Vous ne vous rendez pas compte...
L’enfant ne répond pas. Elle ne sourit pas. Elle le regarde fort. Farouche serait le mot pour dire ce regard. Insolent. Sans gêne est le mot de la mère : « on ne regarde pas les gens comme ça ». On dirait qu’elle n’entend pas bien ce qu’il dit. Elle regarde les vêtements, l’automobile. [...] Elle regarde tout. Le chauffeur, l’auto, et encore lui, le Chinois. L’enfance apparaît dans ces regards d’une curiosité déplacée, toujours surprenante, insatiable (Chine : 36-37 ; nous soulignons).’

L’extrait renforce la sanction sociale : par un jeu de polyphonie, la sanction est à la fois sous la responsabilité de la mère et du narrateur.

Quand le regard est un substitut d’un acte de langage, il se charge des mêmes menaces que l’acte qu’il représente :

‘Ils se regardent. Il demande :
- Qui es-tu ?
Elle le fixe, le regard est immense, il interroge.
- Je ne sais pas, dit-elle.
Le regard interroge toujours.
- Pour lui, qui es-tu ? (Abahn : 28).’

Le regard, qui équivaut ici à une demande, est, comme elle, menaçant pour la face négative. Toutefois, dans l’exemple, aucun commentaire narratif ne vient souligner la chose.

Un acte non verbal, comme un geste de la main, peut servir de rituel de salutations :

‘Maria lève la main en signe de salut. Elle attend. Une main, lente, lente, sort du linceul, se lève et fait signe à son tour, d’intelligence commune. [...]
Maria, sereinement, lève la main, encore.
Il répond, encore. Ah quelle merveille. Elle a levé la main pour lui signifier qu’il doit attendre. Attendez, disait la main (Dix heures : 79-80 ; nous soulignons).’

Duras insiste sur le fait que la communication a le statut d’un véritable langage et engendre, comme les salutations verbales, l’obligation de réciprocité.

Il reste le problème de la distance interactionnelle qui sépare les partenaires de la communication et qui peut à elle seule constituer un indicateur de politesse :

‘La jeune fille, à cette distance respectueuse, examina le corps massif, enfermé dans le fauteuil d’osier, qu’elle voyait pour la première fois (Après-midi : 26 ; nous soulignons).’

Il y a donc une distance de politesse qui s’oppose à la distance de familiarité. C’est comme si l’espace avait comme rôle de représenter la proximité ou la distance des relations. Toutefois, comme Hall l’a montré dans La dimension cachée, le concept de distance interactionnelle est très variable d’une culture à l’autre.

Mais tous ces signes occupent une autre position dans leur lien avec la politesse car, dans son ensemble, la communication non verbale, comme le signale Kerbrat-Orecchioni (1992 : 197-199, 226-227), joue souvent le rôle d’adoucisseurs ou de durcisseurs de FTA ou de FFA. Elle signale à ce propos l’étude de Janney et Arndt « consacrée aux procédés prosodiques et kinésiques d’adoucissement/durcissement des actes de langages, c’est-à-dire à ce qu’ils appellent non sans ambiguïté le degré d’"assertiveness" ». Elle mentionne que, selon les deux auteurs, six facteurs seraient à retenir : l’intonation, l’emplacement de l’accent tonique, la force de cet accent, la mimique faciale, le contact oculaire, la posture. Kerbrat-Orecchioni distingue comme adoucisseurs paraverbaux et non verbaux les faits suivants : l’intensité vocale faible ou atténuée, la voix haut perchée (pour certaines cultures), l’inclinaison latérale de la tête et le sourire. Pour les durcisseurs qu’elle déclare « beaucoup plus rares et "marqués" » que les adoucisseurs, elle signale surtout la voix stridente et l’augmentation du volume vocal. Duras note souvent ces adoucisseurs ou ces durcisseurs au sein du discours attributif ou sous forme de phrase autonome anticipative ou rétrospective :

‘- Alors, il va venir ? demanda aimablement M. Andesmas.
Elle fit signe qu’il viendrait, oui (Après-midi : 26 ; nous soulignons).’

Toute question fonctionne comme FTA par rapport à la face négative et le ton adoucit donc la menace. Un même phénomène s’observe dans Le marin, mais cette fois par rapport au reproche :

‘- Quand même, me dit-elle gentiment, tu abuses.
Elle paraissait contente.
- Tu trouves que j’abuse ?
- Un peu, dit-elle gentiment.
Elle ne voulait pas poursuivre la conversation (Marin : 29 ; nous soulignons).’

Mais le paraverbal et le non verbal peuvent aussi fonctionner en durcisseurs, comme les cris ou un ton agressif peuvent renforcer les menaces ou les reproches :

‘- Un pastis ? Tu n’as jamais aimé le pastis. Elle devint agressive. Tu vas encore te mettre à tes apéritifs (Marin : 67).’

On est en droit de présupposer que l’agressivité se marque dans le ton et qu’elle concerne la phrase suivant la notation. Le reproche s’en trouve ainsi aggravé. Le marin offre aussi un exemple de durcisseur non verbal :

‘- Elle est comment cette femme-là ?
- Tu vois bien, dis-je, toujours contente. Gaie. C’est une optimiste.
- Je vois, dit-il - il fit une grimace -, je n’aime pas beaucoup les femmes toujours contentes. Elles sont... il chercha le mot.
- Fatigantes, dis-je (Marin : 23 ; nous soulignons).’

Le chauffeur de la camionnette chargé d’amener les ouvriers à Florence se permet un avis qui fonctionne comme une critique de la femme du personnage principal, et en produisant une grimace - qui doit traduire sinon son dégoût, du moins sa grande désapprobation pour ce genre de femme - il renforce sa critique et dès lors produit un durcissement du FTA.

Cependant, il n’est pas toujours évident de décrypter le rôle de ces notations paraverbales ou non verbales par rapport aux propos représentés. Le dialogue romanesque pointe des cas très ambigus comme dans cet exemple du Marin où le chauffeur pose au personnage principal sa question concernant les Italiens sur un ton et dans une attitude qui font l’objet d’un commentaire narratif :

‘- Alors, les Italiens, comment vous les trouvez ?
Il me posa la question sur un ton provocant, avec une arrogance un peu enfantine. Puis il attendit ce que j’allais dire, l’air fermé tout à coup, faussement attentif à la conduite de sa camionnette.
- Je ne peux pas très bien savoir encore, dis-je, je n’en connais pas. Mais quand même, il me semble qu’on peut difficilement ne pas les aimer.
Il sourit.
- Ne pas aimer les Italiens, dis-je, c’est ne pas aimer l’humanité.
Il se détendit tout à fait.
- On a dit beaucoup de choses sur eux pendant la porcheria di guerra (Marin : 14-15 ; nous soulignons).’

En fait, la question posée, si elle constitue comme toute question un envahissement territorial, comporte surtout, dans ce contexte, une mise en risque de la face positive du locuteur. Il est Italien et, en tant que tel, a peur de vision négative que l’on pourrait avoir de son propre peuple, à cause de l’attitude de celui-ci pendant la guerre (le texte le précise). Le ton « provocant » et l’air fermé, cumulés à une indifférence feinte, sont autant d’« avertisseurs » pour l’allocutaire, autant de signes qui lui disent : « attention, n’attaque pas mon peuple, parce que tu m’attaquerais personnellement ». L’allocutaire dans le texte comprend parfaitement son rôle et répond à l’attente. Le locuteur se détend, le paraverbal l’indique. En fait, paraverbal et non verbal fonctionnent donc en véritables « avertisseurs » conversationnels.

Un autre cas de décryptage complexe se retrouve dans L’après-midi :

‘M. Andesmas fit un effort, remua dans son fauteuil et prit dans la poche de son gilet une pièce de cent francs. [...]
- Monsieur, monsieur Andesmas, merci bien.
- Tiens, tu sais mon nom, dit doucement M. Andesmas (Après-midi : 27 ; nous soulignons).’

L’interprétation du « doucement » est ambiguë. Tout dépend de la manière dont on analyse l’acte de langage produit par M. Andesmas. Si on le range, selon la terminologie de Searle (1982) parmi les « expressifs » qui marquent l’étonnement ou la surprise, « doucement » fonctionne bien en adoucisseur de surprise. Mais si cette expression de la surprise est envisagée comme un acte indirect, une hésitation apparaît entre le questionnement et le reproche. Le ton permet, alors, d’écarter toute possibilité d’interpréter l’acte de langage comme un reproche. Le paraverbal, s’il fonctionne en adoucisseur, remplit aussi le rôle qu’on pourrait désigner sous le nom d’« écarteur » interprétatif.

On pourrait peut-être même dans certains cas parler de « transformateurs ». Ainsi, dans le cas d’une invitation qui est un acte de langage plutôt poli - donc relevant, selon Kerbrat-Orecchioni (1992 : 227), de la politesse positive - parce que, malgré un certain envahissement territorial (il prend une partie du temps de l’autre), se faire inviter est plutôt gratifiant pour la face positive de l’invité (c’est lui dire « je souhaite votre compagnie »), un ton « poli » peut apparenter cet acte à une offense pour la face positive (en fait, cela consiste à dire : « je vous invite parce que j’y suis obligé, mais en fait je n’ai aucune envie de vous voir »). Un excellent exemple se trouve dans Les impudents :

‘Pour ne plus retarder leurs arrivées chez Barque, Jacques Grant préférait, en effet, rencontrer Georges Durieux à mi-route, entre le village et la propriété. Aussi celui-ci venait-il à Uderan de plus en plus rarement. La dernière fois remontait à quinze jours, et c’était à cette occasion qu’il semblait s’être intéressé à Maud.
- J’organise chaque été une pêche aux écrevisses. J’aimerais vous avoir tous les trois avec moi, je vous ferai signe, avait-il dit.
Son ton poli dénotait qu’il devait une politesse aux Taneran et qu’il s’en acquittait, tout simplement. Depuis, il n’était plus reparu au domaine ; [...] (Impudents : 87).’

Le commentaire narratif accentue l’aspect non sincère et donc quelque peu hypocrite de l’invitation. Vanderveken (1988 : 183) décrit l’acte en ces termes :

‘Inviter, c’est prier quelqu’un de se rendre quelque part ou d’assister à quelque chose (condition sur le contenu propositionnel) ; de plus en invitant, on présuppose généralement (condition préparatoire) que ce à quoi on invite l’allocutaire est bon pour lui.’

En fait, pour qu’une invitation soit effective - autrement dit pour qu’elle corresponde à ses conditions de félicité ou de réussite (selon la terminologie qu’on souhaite utiliser) - il faut, selon nous, qu’elle réponde non seulement à la condition préparatoire définie par Vanderveken, mais aussi au fait qu’elle présuppose une envie, un plaisir chez le locuteur qui définit une condition de sincérité de l’acte. Dans la vie réelle, on évite généralement de se rendre à une invitation formulée par pure politesse. Imaginons un cadre interactionnel où A invite B en présence de C et se voit ainsi contraint d’inviter C : il y a fort à parier que C (à moins qu’il y ait un fort enjeu de promotion sociale) n’aille jamais à ce type d’invitation, la ressentant comme une simple marque conventionnelle. La politesse, et ce n’est pas son moindre paradoxe, est loin d’être toujours polie. Nous verrons comment notre modèle permet de résoudre, en partie du moins, cette contradiction apparente.

L’indication du ton poli fonctionne donc ici en véritable transformateur dans la mesure où il change le statut même de l’acte qui, de FFA, devient un FTA. Mais le problème concerne le « ton » dans son ensemble. Kerbrat-Orecchioni (1992 : 265) parle, à ce propos, du « lancinant problème du "ton", capable d’inverser la valeur de n’importe quel marqueur normalement dévolu à la politesse » et indique que « nombreuses sont les formules qui sont ainsi susceptibles d’un emploi ironique sous leur apparence courtoise ».

En synthèse donc, on pourrait dire qu’indépendamment des rôles stricts d’adoucisseurs et de durcisseurs, la communication non verbale remplit les rôles d’avertisseurs, d’écarteurs et de transformateurs, mais, à la différence de ce qui se passera pour l’émotion, les niveaux du personnage et du lecteur sont confondus.

Notes
171.

L’exemple confirme ce que nous avons affirmé à propos du lien entre silence et politesse, puisqu’il signale explicitement l’absence de réaction des personnages.