1.2.2. Les actes de langage

Les actes de langage fonctionnent de manière assez complexe par rapport au système de la politesse. On pourrait globalement distinguer des actes menaçants pour les faces, et qui feraient donc partie de la politesse négative, et des actes plutôt valorisant pour les faces qui font partie de la politesse positive. L’ordre, la requête, la demande, le refus, à titre d’exemple, sont des actes menaçants pour l’autre, alors que l’invitation, le compliment, le remerciement, la manifestation d’accord (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 227) sont plutôt valorisants pour autrui.

Néanmoins, comme dans une interaction quatre faces sont, au minimum, en présence, les choses sont en réalité bien plus complexes qu’il n’y paraît. Ainsi, un ordre est un double FTA pour le destinataire puisqu’il atteint sa face positive en le plaçant comme inférieur et envahit son territoire en l’obligeant à faire quelque chose, mais fonctionne en même temps en FFA pour le locuteur puisqu’il indique sa position haute ou, à tout le moins, le place en position haute. Bien sûr, les menaces qu’il fait peser sur autrui, et le risque qu’il fait encourir au locuteur en cas de refus, le place globalement dans les FTAs. Là, le cas est assez simple puisque les deux FTAs sont à destination de l’allocutaire et que, la politesse pouvant être définie comme une forme d’altruisme, c’est évidemment le risque que l’on fait encourir à l’autre qui prédomine. Par contre, un acte comme le compliment, bien que fonctionnant en FFA pour la face positive de l’allocutaire, constitue quand même un FTA pour sa face négative. Dire à quelqu’un qu’il a de beaux cheveux, ou une belle jupe, consiste à lui parler de quelque chose qui lui appartient et donc à s’introduire dans son territoire. Il n’est pas rare que celui qui formule un compliment soit payé en retour par une rebuffade176, sans compter que l’acte peut même être menaçant pour la face positive de l’allocutaire, dont l’acceptation serait assimilable à « un pêché d’orgueil ». L’invitation, nous l’avons vu, est flatteuse mais elle envahit le territoire temporel de l’autre et fonctionne pour le locuteur comme une promesse donc comme un envahissement de territoire et une mise en risque de sa face positive si les choses se passent mal. Bien sûr, globalement, l’intention est de faire plaisir à l’autre et l’on peut donc parler de politesse positive.

L’étude se complique encore lorsque l’interaction comprend plus de deux individus. Dans un trilogue, par exemple, un acte peut être un FFA pour B et être un FTA pour C. Un tel exemple se trouve dans Les chevaux où la bonne en saluant Ludi, attaque la face de Sara, sa patronne qu’elle ne salue pas, alors que celle-ci est présente sur les lieux :

‘La bonne sortit de la maison. Elle se frotta les yeux énergiquement et dit très aimablement bonjour à Ludi. Les hommes l’émouvaient toujours, comme les chats le lait.
- Bonjour, monsieur Ludi.
- Bonjour. Qu’est-ce que vous vous levez tard dans cette maison (Chevaux : 12-13 ; nous soulignons).’

La bonne, en apparence extrêmement polie - l’auteur le souligne par la notation narrative d’un durcisseur paraverbal et par la duplication des salutations (discours narrativisé et discours direct) - produit en fait un FTA très fort en ne saluant pas sa patronne. Et le durcisseur du FFA devient par la même occasion un durcisseur de FTA à l’égard de Sara.

Un autre exemple se trouve dans le trope communicationnel où Lol adresse un FFA à Jacques Hold, mais produit un FTA pour Tatiana :

‘- Ton bonheur ? Et ce bonheur ?
Lol sourit dans ma direction. [...]
[...]
Lol va répondre. [...]
- Mon bonheur est là.
Lentement Tatiana Karl se retourne vers moi et, souriante, avec un sang-froid remarquable elle me prend à témoin de la forme de cette déclaration de son amie (Ravissement : 148-149).’

C’est le commentaire narratif qui souligne, à destination du lecteur, à la fois le FFA et le FTA.

En outre, dans le trilogue, la simple parole adressée à A plutôt qu’à B, ou à B plutôt qu’à A, est déjà une menace parce qu’il y a un risque d’exclusion. Sans compter aussi que, comme le signale Kerbrat-Orecchioni, toute présence tierce fonctionne en durcisseur de FTA. Ainsi, l’insulte, le reproche publics agressent plus gravement que l’insulte ou le reproche privés. On pourrait faire le même genre de constat pour les conversations à quatre ou à cinq participants. Pour des nombres plus grands, on entre obligatoirement dans le cas de la réception, « point d’orgue du savoir-vivre »177, qui obéit à toute une codification reproduite dans les manuels de savoir-vivre concernant le rôle de l’hôtesse, celui de l’invité, la tenue à table, la teneur des propos, la durée de l’interaction. Le rituel social remplace alors la liberté individuelle. Et l’on assiste encore à cette variation proportionnelle entre figement et risque d’agression.

Tout polylogue pose aussi le problème du témoin et de l’envahissement du territoire conversationnel que constituerait son intégration à la conversation. Dans un échange verbal, normalement, seuls les « participants ratifiés »178 auxquels le discours est adressé participent à l’échange. Les autres assistent en témoins autorisés ou non. Mais il arrive qu’un des interlocuteurs fasse appel à eux - nous avons vu le cas du comportement de Gina dans Les chevaux - les forçant en quelque sorte à intervenir dans l’interaction, souvent pour prendre parti, parfois pour donner leur témoignage. Quoi qu’il en soit, l’acte est très agressif pour la face du témoin. Aussi voit-on apparaître des formules stéréotypées. Keller (1981 :100) les range parmi ce qu’il nomme les « gambits » et cite, pour l’anglais, une des formules que nous retrouvons dans le texte durassien :

‘[...] when he [the speaker] says « well, what do you think of it ?» ,  he very probably wants to exchange his active participant role for a passive one.’

Les chevaux offre un autre excellent exemple du procédé :

‘- Jacques, qu’est-ce qu’il en pense ? dit Diana.
- Il ne l’a pas dit. Sara s’adressa à l’homme : Qu’est-ce qu’en pense un homme ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
- C’est-à-dire, dit l’homme. Il rit
- Oui, c’est ça exactement, dit Diana.
- Je vois, dit Sara.
Ils se mirent à rire de bon coeur (Chevaux : 68-69).’

La scène montre tout à la fois l’embarras dans lequel plonge la demande d’opinion, le relais conversationnel que constitue le « c’est-à-dire » permettant au locuteur de trouver quelque chose à dire. Le jeu des réponses stéréotypées remplit une fonction à la fois ironique et protectrice des faces et permet à l’échange de déboucher sur un éclat de rire.

Il peut arriver que ce soit le témoin qui, lui-même, s’insère dans la conversation. Il se produit alors une invasion territoriale, qui, dans ce cas, est beaucoup moins grave que dans la situation précédente puisque tout interlocuteur parlant en public peut s’attendre à une irruption de ce genre. Le texte durassien nous montre une scène de ce type où Diana qui suit le groupe intervient en disant :

‘- Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais je suis de l’avis de Ludi (Chevaux : 80).’

Toutefois, les interactants ont à leur disposition des formules pour repousser l’invasion conversationnelle :

‘La mère à son tour s’approcha. [...]
« Je t’avais dit de ne pas l’acheter. [...]
- Si tu ne la fermes pas je fous le camp », dit Joseph.
Suzanne sortit de dessous le bungalow et s’approcha à son tour du cheval. [...]
« Si tu fous le camp, t’auras raison, dit Suzanne.
- Je ne te demande pas ton avis, dit Joseph.
- Moi je te le donne. » (Barrage : 12 ; nous soulignons).’

Les mécanismes étant relativement complexes et en étroite liaison avec le positionnement au sein de l’espace interactionnel, nous retrouverons le problème, de manière plus détaillée, dans notre typologie.

De manière générale, il nous semble aussi qu’il faudrait revenir plus systématiquement à la distinction de Goffman entre l’acte simplement menaçant et l’acte agressif. Ainsi, le conseil est-il simplement menaçant pour les faces, alors que l’insulte représente une véritable agression de la face positive. Les premiers vont plutôt engendrer un système d’adoucisseurs, les seconds réclameront une réparation.

Nous avons choisi de n’examiner que quelques actes de langage représentatifs du fonctionnement durassien. Du côté de la politesse négative, nous examinerons les ordres, les demandes, les refus les reproches et les insultes ; du côté de la politesse positive, nous examinerons l’offre (bien qu’il ne s’agisse pas toujours d’un acte de langage au sens strict), l’invitation, la déclaration d’amour et le compliment. Nous réserverons une place à part à l’excuse et au conseil dans la mesure où l’excuse est plutôt un acte de réparation et où le conseil, déjà envisagé sommairement, relève à la fois de la politesse positive et négative.

Notes
176.

Ce risque de rebuffade s’accentue encore lorsque le compliment vient d’un homme et est destiné à une femme parce qu’il est alors la manifestation d’une technique de séduction.

177.

Picard 1998 : 37.

178.

Kerbrat-Orecchioni 1990 : 86.