1.3. Le paradoxe de la politesse impolie.

Au fil de l’analyse des marqueurs linguistiques de la politesse est apparu le concept de « politesse impolie », concept qui caractérisera d’ailleurs souvent le langage de nombreux personnages durassiens. On le retrouve sous la forme de l’invitation polie qui devient très impolie et sous les formes d’un langage très poli qui s’avère en réalité soit très menaçant, soit très agressif pour l’autre. Le problème s’expliquera en partie dans le langage par l’articulation entre adoucisseurs et nature de l’acte commis, et par une révision de la notion de face.

En fait, il nous semble que le jugement poli vs impoli est en étroit rapport entre le nombre d’adoucisseurs utilisés et le caractère menaçant des actes. Globalement, l’homme poli est celui qui utilise un certain nombre d’adoucisseurs même pour des actes peu menaçants alors que l’homme impoli est celui qui utilise des durcisseurs pour des actes menaçants et qui n’utilise pas d’adoucisseurs pour des actes agressifs. Entre ces pôles, se rencontrent tous les degrés de la politesse. Au-delà, existent l’homme grossier qui utilise des durcisseurs pour les actes agressifs et l’homme obséquieux qui cumule les adoucisseurs bien au-delà de ce que réclament la norme sociale et la gravité de l’acte.

Le paradoxe de la politesse impolie consiste dans l’utilisation d’adoucisseurs conférant un ton poli à l’acte alors qu’en fait de véritables agressions (et non de simples menaces) sont produites et c’est dans ce type de langage que se situe toute l’âme de la politesse mondaine remarquablement illustrée par Proust. La politesse, quant à elle, se situe soit dans la production de FFA, soit dans les stratégies d’évitement des menaces, soit encore dans l’atténuation des menaces inévitables.

Chez Duras, un échange comme celui qui oppose le Chinois et le frère aîné témoigne de cette politesse impolie :

‘Le rire du frère aîné devient un rire faux, cinglant. Il dit, il crie :
- Excusez-moi, c’est nerveux. Je ne peux pas m’empêcher... vous êtes tellement... mal assortis... je ne peux pas m’empêcher de rigoler.
[...]
Alors le Chinois dit très calmement, doucement, en souriant :
- Excusez-moi, je vous connais mal, mais vous m’intriguez... Pourquoi vous vous forcez à rire... Qu’est-ce que vous espérez...
Le frère aîné a peur :
- Je cherche rien mais... pour la bagarre... je suis toujours partant...
Le Chinois rit de bon coeur :
-... J’ai fait du Kung-fu. Je préviens toujours avant (Chine : 165 ; nous soulignons).’

Le frère est franchement agressif et grossier : son rire est d’une impolitesse marquée (appuyée par des durcisseurs narratifs) et lorsqu’il s’en excuse, il transforme l’impolitesse implicite en impolitesse explicite. Par contre, l’amant chinois se caractérise par une politesse impolie. En fait, il reproche au frère sa grossièreté, et attaque sa face positive en le remettant à sa place. Mais cette impolitesse réactive est commise de manière tout à fait courtoise. D’abord sourire et douceur du ton fonctionnent en adoucisseurs de l’acte. L’acte de parole lui-même commence par une réparation anticipative et se continue avec un adoucisseur. L’agression prend la forme d’un reproche indirect avant que n’arrive l’attaque véritable qui est encore formulée de manière indirecte. Le nombre d’adoucisseurs rend, du moins en apparence, cette attaque polie. L’effet politesse est, en fait, donné par les adoucisseurs, et correspond à une politesse réelle quand les actes (de langage) ne sont que de simples menaces inévitables dans toute interaction (verbale). Quand les adoucisseurs couvrent une agression de faces (et non plus une simple menace), on parlera de politesse impolie.

Les échanges « perfides » étudiés par Berthelot (2001 : 75) sous l’angle des rapports établis entre personnages à travers les dilogues pourraient constituer une sous-catégorie de cette politesse impolie. Berthelot montre que « sous couleur d’une entente de façade » la perfidie « révèle une mésentente secrète ». Il la décrit ainsi :

‘Sa forme canonique est une phrase blessante dont la cruauté est masquée par un énoncé à double sens, une intonation aimable ou un simple sourire (p.75).’

Il cite alors quelques exemples empruntés à Proust et à Balzac, auteurs chez lesquels ce genre d’échanges abondent parce qu’ils constituent un des traits de la mondanité où les pires atrocités peuvent être dites sur le mode le plus courtois. Chez Proust, de véritables meurtres s’opèrent ainsi par le langage. Ils fonctionnent en propriété distinctive de classe sociale car seule l’aristocratie parvient à y exceller ; la bourgeoisie reste au niveau de l’impolitesse (voire de la grossièreté). Nous ne résistons pas à l’envie de citer deux superbes exemples de Proust, l’un est de l’ordre du conflit noblesse-bourgeoisie, l’autre établit un système de hiérarchisation à l’intérieur même des valeurs nobiliaires :

‘« Dites donc, Charlus, dit Mme Verdurin, qui commençait à se familiariser, vous n’auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir de concierge ? - Mais si... mais si..., répondit M. de Charlus en souriant d’un air bonhomme, mais je ne vous le conseille pas. - Pourquoi ? - Je craindrais pour vous que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge. » (Proust II : 967)
«  Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, «  ce doivent être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il, à la fois pour confirmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une vague antipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l’amabilité, prouverait que celle-ci s’adresserait seulement à la qualité de fils de Mme de Surgis, n’ayant commencé que quand le baron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l’insolence était un don de nature qu’il avait joie à exercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis et se livrer à ses railleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.
« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus vertueuse. (Proust II : 696-697 ; nous soulignons).’