(1) Politesse et types de personnages.

Par rapport à la politesse centrée sur le locuteur, il s’avère que les personnages durassiens laissent très facilement attaquer leur face positive : ils exécutent les ordres, se laissent insulter sans réagir, et acceptent assez facilement aussi l’invasion de leur territoire. Quant à leur attitude face aux autres, elle se marque essentiellement par un envahissement territorial et par l’absence quasi-totale de FFAs en direction de la face positive de l’autre. Toutefois, ces impressions globales doivent être revues en fonction des types de personnages. Sous les deux grandes catégories - personnages principaux et personnages secondaires - on pourrait retenir quatre grands types de personnages au sein de l’univers durassien : l’héroïne (à laquelle s’assimilent le vice-consul et Ernesto), l’être à l’écoute (Chauvin, Alfonso, Jeanne,...), les êtres sociaux (l’autre femme, les maris, les ouvriers, les marchandes,...) et les êtres destructeurs (ou détruits). Dans la plupart des romans, héroïnes, êtres à l’écoute et êtres destructeurs fonctionnent en personnages principaux, alors que les êtres sociaux sont essentiellement des personnages secondaires.

Un comportement commun vis-à-vis de la politesse à destination d’autrui réunit les personnages principaux : ils envahissent en permanence le territoire des autres. Lol, sous le couvert d’une visite à une ancienne amie, envahit totalement Tatiana. Elle prolonge ses visites, accapare J. Hold, l’amant de Tatiana. Le vice-consul force Anne-Marie Stretter à danser avec lui, tente de s’incruster à la réception d’Ambassade et prend le temps de Charles Rossett à qui il veut absolument faire ses confidences. Alissa envahit la sphère privée d’Élisabeth Alione en forçant ses confidences, le trio destructeur celui de Bernard Alione en lui posant une série de questions pour le moins indiscrètes. Chauvin et J. Hold s’insèrent dans le territoire privé des héroïnes. La jeune femme des Yeux fracture l’espace privé du jeune homme qui pleurait seul à une table de bistrot. La narratrice et son compagnon par leur attitude d’écoute des conversations d’Émily L. et du Captain fracture leur espace. Les divers personnages de voyeur, par définition même, envahissent le territoire privé des autres. La bonne des Chevaux, qui ne cesse d’envahir le territoire privé de ses patrons, rejoindra par cet aspect les personnages principaux.

Par contre, leur attitude par rapport aux faces positives des allocutaires va clairement distinguer les êtres destructeurs des autres. Représentés essentiellement par le trio de Détruire, ils envahissent non seulement l’espace des autres, mais attaquent aussi leurs faces positives en les insultant.

À l’inverse, les agressions que commettent les héroïnes à l’égard de la face positive des autres restent relativement rares et, bien qu’elles soient souvent atténuées d’une manière ou d’une autre par la mise en texte, leur caractère exceptionnel les rend souvent mémorables :

‘- Stein dit que vous êtes folle, dit Élisabeth.
- Stein dit tout.
Alissa rit (Détruire : 103).’

Par un système de polyphonie verticale, Élisabeth n’assume pas véritablement la responsabilité de son dire, elle la laisse à Stein. De même dans le Barrage, quand Suzanne attaque la face positive de M. Jo, elle ne fait que répéter les propos de Joseph :

‘« Vous êtes une ordure, dit-elle faiblement. Joseph a raison une ordure. » (Barrage : 64).’

Le ton faible sur lequel ils sont prononcés indique que Suzanne n’y adhère pas entièrement.

Un comportement spécifique concernant la politesse auto-centrée distingue également les héroïnes des autres personnages principaux. Elles laissent très peu envahir leur territoire et, leurs confidences étant souvent stratégiques, elles livrent peu d’elles-mêmes. Claire Lannes pousse très loin la protection territoriale : elle tue sa cousine, notamment parce qu’elle prend trop de place dans la maison. En fait, elles tentent de protéger leur moi profond, souvent émotionnel, sous une forme de réserve qui cache leur être intérieur. Ce rôle de la réserve polie est clairement décrit dans Le ravissement :

‘La chose remarquable tout à coup, ce n’est pas leur maladresse qui maintenant n’est pas aussi flagrante, c’est l’expression de leur visage tandis qu’ils dansent, ni aimable, ni polie, ni ennuyée et qui est celle - Tatiana a raison - de l’observation rigoureuse d’une réserve étouffante. [...] Presque mondaine, elle pourrait rassurer des observateurs moins difficiles que Tatiana et Pierre Beugner (Ravissement : 157 ; nous soulignons).’

Lol est en train de danser avec J. Hold, et adopte une attitude de réserve qui est associée à une forme de mondanité rassurante. Le fait qu’en dansant, son visage n’affiche pas un air poli n’est en rien contradictoire dans la mesure où un air poli en dansant fait partie de ce que nous avons appelé la politesse impolie et non d’une politesse effective. Il signifie à l’autre : « je danse avec vous parce que j’y suis contraint(e) pour des raisons sociales mais cela ne me plaît pas du tout ».

Toutefois, ces héroïnes laissent attaquer presque systématiquement leur face positive : elles ne répondent jamais aux FTAs, même les plus menaçants pour leur face positive comme les insultes. Cette attitude s’explique par le fait qu’elles n’ont pas une vision positive d’elles-mêmes. Elles n’attendent pas que les autres menacent leur face positive, elles le font déjà elles-mêmes. Le vice-consul, dont le comportement est assimilable aux héroïnes, dit à Charles Rossett « je suis une plaie », « je suis d’une maladresse impardonnable » (p. 168) ; quant à Lol, elle dévalorise sa propre image aux yeux de J. Hold :

‘- Ah, je voudrais pouvoir vous donner mon ingratitude, comme je suis laide, comme quoi on ne peut pas m’aimer, je voudrais vous donner ça.
- Tu me l’as donné (Ravissement : 171).’

L’héroïne produit trois FTAs contre sa face positive. Elle présente en outre ses défauts comme un cadeau, comme si la seule chose qu’elle peut donner d’elle-même réside dans cette indignité. Ce cadeau fonctionne ici encore en durcisseur de FTAs. Élisabeth Alione, elle aussi, se discrédite. Elle se déclare maladroite (p. 88), avoue sa faiblesse aux autres :

‘- Je ne suis pas quelqu’un de très fort - elle la regarde -, vous vous trompez.
- C’est vous qui le dites ?
Les yeux sont repartis. Il y a un ton d’avertissement lointain.
- On le dit autour de moi. Je le pense aussi (Détruire : 76).’

Par la notation du ton d’avertissement, l’exemple témoigne que l’héroïne, même faiblement (comme tente à le prouver l’emploi de l’adjectif « lointain »), essaie de protéger son territoire.

Pour ces trois exemples, l’allocutaire (l’être à l’écoute), comme il devrait le faire dans la vie réelle, diminue le FTA : Charles Rossett niera le fait que le vice–consul soit une plaie, J. Hold réagit sur le cadeau et même Alissa (être destructeur) s’enquiert de savoir si la responsabilité de son acte incombe à Élisabeth Alione seule ou si elle reproduit la parole des autres, ce qui est une manière de détourner l’attaque.

Les êtres à l’écoute, par contre, adoucissent souvent leurs attaques, tout en se permettant parfois des actes très impolis. Ainsi, comme le dit Barbéris (1992 : 22), à propos de Chauvin :

‘L’homme intervient sans se présenter, il impose sa compagnie. Son « ton tranchant » rompt avec les usages de la conversation. C’est lui qui nomme Anne avec un vouvoiement impératif qui rappelle davantage le ton d’un interrogatoire : « Vous êtes madame Desbaresdes ».’

Mais Barbéris, quelques pages plus loin, parlera aussi de l’aspect cérémonieux des conversations Anne-Chauvin :

‘Souvent allusive, parfois brutale, parfois même interrompue par une réticence, l’expression se fait parfois plus cérémonieuse que ne l’exigerait la conversation courante (p. 54).’

Les propos pourraient sembler contradictoires par rapport à Chauvin. En fait, pour décrire l’attitude de Chauvin et résorber cette contradiction apparente d’impolitesse et de politesse, il faudra opérer quelques modifications à la notion de face. L’homme des Yeux 185 se permet aussi des agressions contre la face positive de la jeune fille :

‘Il dit qu’il a enlevé les meubles, les chaises, le lit, les objets personnels parce qu’il se méfiait, il ne la connaissait pas, des fois qu’elle aurait volé (Yeux : 40).’

Dans l’exemple, il évoque la possibilité qu’elle soit une voleuse ; ailleurs, il l’avait traitée en prostituée. Pourtant, on ne peut pas dire que l’homme soit grossier, ni même réellement impoli. Nous verrons par la suite comment comprendre en profondeur le rôle de ces personnages dans le système de politesse, avec l’aménagement du modèle et en tenant compte d’une autre forme de politesse impolie.

Les êtres sociaux (les maris, les frères aînés, les professeurs, les patrons de bistrot...) attaquent, eux, les faces positives des héros et des héroïnes par leurs reproches, leurs critiques, leurs insultes, mais il est beaucoup plus rare qu’ils s’en prennent au territoire des autres. L’attitude des patrons de bistrot, que ce soit dans Moderato ou dans L’amant, relève de la plus grande discrétion. Quant aux maris, c’est le traitement narratif lui-même qui les fait souvent disparaître du territoire romanesque. Le mari de Lol s’enferme dans son bureau alors qu’il a des invités (Ravissement : 88) produisant une forme d’insulte pour leur face positive mais leur ouvrant ainsi tout l’espace. Les frères des romans comme le Barrage, L’amant et La Chine, laissent plutôt leur soeur faire ce qu’elle veut mais les insultent et vont même jusqu’à les prostituer :

‘L’enfant raconte :
- Il a déjà essayé de me prostituer. C’était un médecin De Saigon qui était de passage à Sadec, Thanh l’a appris par le médecin lui-même... Thanh voulait le tuer (Chine : 175).’

Dès lors, on pourrait dire que c’est souvent l’impolitesse, même sous la forme la plus polie, qui caractérise la plupart des comportements. Sous l’apparence d’un langage courtois et d’une attitude très polie, tous, même ceux qui parmi les êtres sociaux sont le plus rompus au code de la politesse, agressent d’une manière ou d’une autre les faces des autres. Et même quand ils appliquent la règle du « dites-le avec les fleurs », ils développent un comportement très négatif face aux autres qu’ils n’hésitent pas à agresser par leurs reproches et, au besoin, à insulter ou à exclure. Les exemples de ne manquent pas. Dans Détruire, Bernard Alione commence la conversation avec le trio de manière très polie par des banalités sur leur projet, des compliments et des remerciements : « Ça m’a fait plaisir de vous connaître... À cause de vous, Élisabeth s’est moins ennuyée ici » (p. 108-109) ou « Vous alliez dire quelque chose d’intéressant » (p. 110). Mais il finit par les traiter de « malades » (p. 115), leur demande de quoi ils se mêlent (p. 117), dit à un écrivain que les romans ne racontent plus rien et qu’il ne lit plus (p. 119). Il veut partir (p. 121) et finit par ne plus répondre (p. 128). En fait, la métamorphose s’opère par une fracture émotionnelle, comme si la politesse conventionnelle et sociale n’était qu’un vernis qui ne résiste pas aux situations émotionnelles. De même, les professeurs font des reproches et les milieux d’ambassade excluent de manière violente l’individu qui transgresse son code.

Quant aux femmes sociales - Anne-Marie Stretter ou Tatiana -, qui assument une forme de désir codifié en fonction de la symbolique masculine, elles le manifestent publiquement et frôlent souvent l’indécence :

‘Avec indécence, pour la première fois depuis sa liaison avec Jacques Hold, Tatiana Karl en présence de son mari lève son visage vers son amant, si près, qu’il pourrait poser les lèvres sur ses yeux (Ravissement : 159).’

Le FTA produit par Tatiana à l’égard de son mari est renforcé par le commentaire narratif. Ces femmes présentent le paradoxe de se conformer aux usages tout en étant très transgressives, mais dans les limites autorisées par le corps social. Anne-Marie Stretter est présentée comme très respectueuse des rituels (« Voici, elle ouvre le bal avec l’ambassadeur, observe le rituel méprisé » p. 93) mais, en même temps, elle commet des outrances en invitant le vice-consul, et en réunissant ses amants dans les Îles. Le même genre de contraste se retrouve aussi dans la présentation de Marie-Claude Carpenter (Amant : 80-81) qui associe un comportement de parfaite hôtesse à l’impolitesse de laisser ses invités tout seuls chez elle, à la fin de ses réceptions.

Notes
185.

Pour les romans de la troisième période, une forme d’alternance de rôle pour les personnages principaux se produit. Elle rend souvent délicate la détermination typologique.