(2) Deux types particuliers de personnages.

Deux grands types de personnages sont associés, depuis la littérature médiévale, à la problématique de la politesse : l’homme grossier (vilain, rustre, paysan, insolent, pour en décliner les modalités d’apparition) et l’homme très poli, voire trop (chevalier courtois, mondain, dandy, séducteur) sont, entre autres, les diverses formes que de tels personnages peuvent revêtir.

Dans ses romans les plus autobiographiques, Duras met en scène, sous les traits du frère aîné, le personnage de l’homme grossier. Les sources de la grossièreté sont, aux dires de la romancière, à rechercher dans sa famille même. Elle le dit dans L’amant où, dans la famille, il n’y a ni bonjour, ni merci, et l’affirme aussi dans Le Monde extérieur :

‘Elle nous aimait, mais elle n’a jamais été tendre, ma mère. Moi aussi je me méfie de la tendresse. Jamais on ne s’embrassait chez nous, jamais on ne se serrait la main, jamais on ne se disait bonjour. Jamais on ne se souhaite la bonne année, ni une bonne fête, ça nous faisait rigoler. Peut-être quelque signe quand nous nous quittions, et encore ! C’est après que je me suis aperçue que ça me manquait. Quand je suis arrivé en France, il fallait s’embrasser, se demander comment ça allait, tout ce cirque, je n’y arrivais pas (p. 200 ; nous soulignons).’

L’extrait est intéressant parce qu’il établit une espèce de liaison entre la politesse et les affects, montrant qu’une absence de rituels peut être ressentie comme un manque d’amour. En outre, il prouve que tous les rituels, dont les souhaits (FFAs), s’apprennent dans la famille et font partie de son rôle de socialisation. Enfin, l’extrait se clôt sur la sensation d’une forme de comédie de la politesse, d’un « cirque » peu sincère. Les frères aînés sont d’une grossièreté absolue, non seulement avec les membres de la famille, mais aussi avec les amants de la soeur contre lesquels ils procèdent à une véritable agression de faces, prenant leur argent et ne daignant même pas leur parler, ni les saluer. le Barrage, L’amant signalent le fait, et Duras le reprend encore dans La Chine :

‘Elle dit aussi que la mère et le frère aîné arrivent dans la B12.
Le frère aîné ne dit pas bonjour au Chinois. La mère, si, elle lui sourit, bonjour Monsieur. Comment ça va... ? (Chine : 157).’

Duras renforce l’impolitesse du frère aîné en juxtaposant son refus aux salutations de la mère, en tout point conformes au rituel : utilisation des formules consacrées (bonjour et appellatif, le « ça va ? » rituel), et d’un sourire qui fonctionne en durcisseur des FFAs.

Dans le Barrage, la mère disculpe son fils, mais ne s’accuse pas explicitement de la mauvaise éducation donnée :

‘« S’il est grossier quelquefois, ce n’est pas de sa faute, dit la mère, il n’a reçu aucune éducation [...] » (p. 84).’

Dans La Chine, à l’inverse, elle exprime clairement sa culpabilité à ce sujet et s’en excuse d’ailleurs :

‘Le Chinois ne sait pas. Il n’écoute plus la mère. Il regarde le fils aîné, fasciné. Il dit :
- C’est curieux comme votre fils donne envie de le frapper... excusez-moi...
La mère s’approche du Chinois, dit tout bas qu’elle le sait, que c’est un vrai malheur. Elle ajoute :
- Ma fille a dû vous le dire... Excusez-le, Monsieur, excusez-moi surtout, j’ai mal élevé mes enfants, c’est moi la plus punie.
La mère. Elle regarde vers le bar, elle dit qu’elle va le ramener à l’hôtel, qu’il est ivre.
Le Chinois sourit. Il dit :
- C’est moi qui m’excuse, Madame... je n’aurais pas dû lui répondre... mais ça m’a été difficile tout à coup. Ne partez pas pour ça...
- Merci Monsieur. Ce que vous dites, je le sais, c’est un enfant qui appelle les coups.
- Méchant peut-être, non ?
La mère hésite. Et puis elle dit :
- Peut-être, oui... mais surtout cruel, vous voyez... (Chine : 166-167 ; nous soulignons).’

Sous une forme très courtoise, le dialogue relève une nouvelle fois de la politesse impolie : le Chinois, en attaquant le fils aîné, commet tout d’abord une véritable agression - apparemment non intentionnelle - des faces de la mère. Les points de suspension (marqueurs, ici, d’un ton hésitant), les « excusez-moi » sont certes des adoucisseurs, mais l’attaque est bel et bien portée. La mère, elle, s’auto-flagelle. Elle n’agresse pas son interlocuteur, mais déroge à la loi de dignité en attaquant ses propres faces. Le Chinois tente encore d’atténuer l’agression et la mère abonde dans le sens de cette atténuation en disant que ce qu’il lui a dit, elle le sait. L’agression des faces est grave puisque l’interaction menace d’être suspendue. Mais le ton paraît très poli. Nous avons donc une parfaite représentation de la politesse impolie : des propos agressifs sous l’apparence la plus courtoise, sans qu’il ne soit nullement question de perfidie, comme dans les cas cités par Berthelot.

L’autre type de personnage fréquemment utilisé dans la tradition romanesque est celui de l’homme « trop » poli. L’excès de politesse peut, d’ailleurs, exaspérer. Larthomas (1972 : 229) analyse en ces termes un passage d’En attendant Godot de Beckett : « les personnages, au lieu d’être touchés par la politesse de leur interlocuteur, réaction normale en de telles circonstances, sont vite exaspérés et "se regardent avec colère" ». Dans le lexique, ce personnage peut même être caractérisé d’« obséquieux », adjectif qui incorpore dans sa définition même, non seulement l’idée d’excès mais aussi des caractéristiques morales comme « servilité » et « hypocrisie ». La formule toute faite « trop poli pour être honnête » est révélatrice de l’opinion commune sur l’excès de politesse et fait apparaître le fait que derrière un langage trop poli ou une attitude trop polie, se cachent souvent de l’impolitesse foncière et/ou de la méchanceté. Elle signale aussi, a contrario, ce qui semble constituer une des « valeurs ajoutées » à la politesse : la sincérité. En fait, une politesse idéale devrait être tellement acquise qu’elle en paraîtrait innée et qu’elle traduirait un idéal moral de gentillesse. Aussi n’est-il pas rare que, chez Duras, une discussion sur la politesse et la grossièreté aille de pair avec une discussion sur la gentillesse ou la méchanceté comme dans le précédent extrait de La Chine.

L’utilisation de « l’homme trop poli » par un romancier se fait en général en fonction de valeurs morales associées. Le romancier peut l’utiliser comme exemple de servilité à l’égard de catégories sociales dominantes. Apparaîtront les personnages du serviteur obséquieux, de l’employé servile qui commettent souvent des actes de bassesse et de traîtrise. L’effet d’exaspération sur le lecteur est alors évident. Parfois aussi, cette politesse excessive est utilisée en symbole d’une mutation sociale, et devient symbolique d’une classe sociale en voie de disparition par opposition à une classe montante qualifiée de Nouveaux Riches. On retrouve cette utilisation à la fois chez Balzac dans Le cousin Pons et chez Proust. Enfin, le romancier peut aussi l’utiliser comme exemple du « beau parleur », du « séducteur » où c’est plutôt le trait d’hypocrisie qui est activé. Le vicomte qui deviendra le mari de la malheureuse Jeanne dans Une vie est présenté par Maupassant sous ces traits :

‘La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut. Petit père répondit : « Oui, certes, c’est un garçon très bien élevé » (Une vie : 33).
Et plus leurs coeurs se rapprochaient, plus ils s’appelaient avec cérémonie « monsieur et mademoiselle » (Une vie : 38).’

Mais, cette politesse ne cache que les calculs stratégiques pour obtenir la jeune fille et avec elle, l’argent du père. Elle ne résiste pas à la déception et l’homme poli se transforme rapidement en individu grossier :

‘Mais Julien, la face pâle, demanda [à ses beaux-parents qui riaient de leur ruine] : « Qu’est ce que vous avez à rire comme ça ; il faut que vous soyez fous ! »
[...]
Alors Julien exaspéré s’élança. D’une gifle il sépara la tête du gamin et le chapeau géant s’envola sur le gazon ; puis, s’étant tourné vers son beau-père, il balbutia d’une voix tremblante de colère : « il me semble que ce n’est pas à vous de rire. Nous n’en serions pas là si vous n’aviez gaspillé votre fortune et mangé votre avoir. À qui la faute si vous êtes ruiné ? » (Une vie : 91).’

Balzac met en scène le même type de personnage sous les traits d’un Charles Grandet qui lui aussi, dès sa première entrée dans le roman, est présenté comme un homme très poli :

‘- Asseyez-vous auprès du feu, lui dit Grandet.
Avant de s’asseoir, le jeune étranger salua très gracieusement l’assemblée. Les hommes se levèrent pour répondre par une inclination polie, et les femmes firent une révérence cérémonieuse (Eugénie Grandet : 47).’

Duras utilise cette figure de « l’homme trop poli » dans ses premiers romans où elle sert de contraste avec le personnage du frère grossier : elle apparaît une première fois sous les traits de Georges dans Les impudents, où est plutôt activée la figure du séducteur mais du séducteur honnête et sérieux, et une deuxième fois avec M. Jo, dans le Barrage, où l’association de l’envie de séduire et d’une forme de servilité ne rend pas le personnage très sympathique.

Dans Les impudents, la caractérisation de Georges se fait toujours en liaison avec la politesse :

‘- Comment se fait-il qu’on ne voit plus Durieux ? Va-t-il toujours chez Braque ?
Puis, remarquant que Jacques partait maintenant pour Sémoic sans attendre son ami, elle lui fit des reproches avec véhémence.
- Ta soeur et moi mourrons d’ennui, ici. Tu nous enlèves jusqu’à la moindre compagnie, comme toujours. Si j’aperçois Durieux je lui dirai ce que j’en pense. [...] Mais Jacques avait ri de ses reproches :
- Si tu crois que ça l’amusait !... Il venait par politesse, ce pauvre Durieux. Tu te trompes sur les gens, tu ne sais pas l’homme que c’est, Durieux... (Impudents : 88).’

Dans l’extrait, Jacques présente Georges Durieux comme un homme qui vient chez eux par pure politesse. On apprend par la suite (p. 105) que ce n’est pas tout à fait vrai, qu’en fait Georges a des visées sur Maud (la soeur de Jacques), mais que ce dernier l’a découragé en disant qu’elle est fiancée à Jean Precresse.

Un peu plus loin dans le roman, un autre dialogue - se produisant chez Braque, cette fois - est très révélateur de l’extrême politesse du personnage :

‘Lorsque Georges, à son tour, se leva, Maud crut qu’il se disposait à s’en aller. Décidée à le suivre, passant outre au malencontreux effet que cela pourrait avoir, elle esquissa le geste de se lever.
Peut-être le comprit-il, mais il n’eut pas l’air de le remarquer.
Elle lui dit qu’elle était venue pour le voir. Elle avait ainsi des moments d’incroyable audace.
- Pourquoi, du jour au lendemain, avez-vous cessé de venir ? Ce sont des choses qui ne se font pas...
Il fit mine de prendre sa remarque pour une de ces exagérations mondaines dont il est de rigueur d’user quelquefois. Non, il ne voulait pas s’asseoir.
- Je vous raccompagnerai tout à l’heure si vous le permettez.
Elle vit son regard égaré par un désir si violent de sa présence, qu’il en perdait son assurance, sa fermeté ordinaires. D’un seul coup éclatait sur le visage de cet homme une longue contrainte : jusqu’ici il l’avait dominée et s’était tenu léger, aérien, au sommet de la vague puissante de son désir refoulé. Maud comprit qu’il se laissait maintenant submerger même par la défense qu’il s’était imposée, qu’il perdait tout à coup son irréalité, s’abandonnait d’un seul bloc à cette vague amère, profonde, de son désir (Impudents : 103-104 ; nous soulignons).’

Nous avons souligné, à la fois, tout ce qui correspondait au comportement transgressif de la jeune fille et au comportement marqué comme « poli » du jeune homme. Le discours de « drague » ouverte émanant de Maud est détourné élégamment par Georges en discours mondain. Il refuse de s’asseoir, mais propose, conformément à la plus parfaite galanterie, de la raccompagner chez elle quand elle quittera l’établissement. Le commentaire narratif qui s’en suit situe la politesse dans son rôle fondamental de contrôle du désir et plus généralement de toute pulsion.

L’exemple suivant fait état d’une politesse qui consiste à demander aux parents l’autorisation de « fréquenter » la jeune fille de la famille :

‘- Si vous le permettez, avait-il dit, je ne viendrai plus aussi souvent, c’est une chose pénible dans les conditions où nous nous voyons... Je crois qu’il serait plus élégant de ma part de parler à votre mère...
Elle avait ri des empêchements qu’il se créait, observant avec satisfaction combien la tentation de passer outre le torturait chaque jour davantage (Impudents : 130).’

Georges est présenté comme un garçon un peu trop poli et que sa politesse empêche de vivre. Mais, à la différence du modèle des séducteurs « trop polis », les sentiments de Georges sont sincères et c’est surtout un effet de contraste qui est recherché entre le personnage de l’amoureux et la figure très impolie du frère (voire de la famille) :

‘Jacques cria comme un possédé :
- Ce n’est pas vrai, menteuse !
Mais Maud était déjà dehors (Impudents : 154).
Quant à la muflerie de Jacques, il y avait longtemps qu’elle avait cessé de s’en étonner (Impudents : 178).’

Dans le Barrage, Monsieur Jo est également présenté comme un homme extrêmement poli :

‘« Peut-être que Joseph pourrait la conduire ?
- C’est délicat, dit Joseph hésitant.
- Joseph peut conduire toutes les autos, dit Suzanne.
- Si vous le permettez, une autre fois, dit M. Jo, très poliment.
[...]
- Je pourrais vous revoir ?
- Quand vous voudrez, dit Suzanne.
- Merci. » Il serra Suzanne encore plus fort.
Il était vraiment très poli (Barrage : 53 ; nous soulignons).’

Monsieur Jo non seulement témoigne d’une grande politesse dans ses refus et de plus, tout le commentaire narratif souligne le fait. Mais sa politesse qui cache un désir profond pour Suzanne contribue, par ailleurs, à conférer un certain ridicule du personnage : il est en quelque sorte trop poli par rapport à cette famille où violence, colère, insultes règnent en permanence. Or la politesse, comme en témoigne Picard (1998 : 75-76), comprend comme principales valeurs l’idée d’adaptation « aux usages en vigueur autour de soi » qui permet de vivre en harmonie avec les autres. En outre, pour le lecteur actuel, cette façon qu’a M. Jo de faire sa cour à la jeune fille revêt un parfum désuet :

‘Est-ce que je pourrai être présenté à madame votre mère ? (Barrage : 37).
Dès que M. Jo se fut assis, Joseph commença.
« On s’emmerde », déclara-t-il.
M. Jo avait pris l’habitude du langage de Joseph.
« Je m’excuse, dit-il. On va commander une autre bouteille de champagne.
- C’est pas ça, dit Joseph, c’est à cause de vous qu’on s’emmerde. »
M. Jo rougit jusqu’aux yeux (Barrage : 81-82).’

Joseph commet un FTA à l’égard de la face positive de M. Jo, mais adouci dans la mesure où l’emploi du « on » supprime les références aux personnes précises. M. Jo, en homme poli, l’interprète comme une demande indirecte186 et va jusqu’à s’excuser de ne pas l’avoir anticipée. Alors, Joseph répète son acte de langage mais, cette fois, en le formulant de manière très menaçante pour la face positive de M. Jo puisqu’il l’accuse directement d’être la cause de leur ennui, après lui avoir reproché de s’être trompé sur le sens de ses premières paroles. L’attaque provoque un effet perlocutoire émotionnel, mais aucune tentative de riposte de M. Jo.

Par la suite, Duras évacuera ce type de personnage ne gardant plus que le frère impoli. Dans L’amant, par exemple, lors d’une scène similaire, l’amant chinois ne sera plus caractérisé par un excès de politesse. Il paiera et sera correct sans plus. L’excès de politesse n’apparaîtra plus que dans Le square, mais avec une fonction bien différente puisqu’il servira alors à montrer l’aliénation profonde des domestiques ou des voyageurs de commerce et dans La pluie - mais le roman fonctionne en forme de reprise de tous les romans antérieurs - sous les traits du journaliste qui, au commencement de son entretien avec Jeanne s’excuse à quatre reprises et « tourne autour du pot » pour produire un acte menaçant pour la face positive de Jeanne, qui consiste à remettre en question le caractère prodigieux d’Ernesto. Le langage familier et les nombreuses hésitations enlèvent cependant le côté « pompeux » que la politesse pouvait revêtir dans les premiers romans.

Notes
186.

Conformément au code de politesse, ce type de demande ne pourrait se faire que par sous-entendus.