2.2. L’attitude de l’auteur inscrit.

Il ne s’agira pas ici de traiter de la politesse dont témoigne l’auteur inscrit dans sa communication avec le lecteur, déjà abordée dans notre première partie, mais plutôt de nous demander comment l’auteur juge, en termes de politesse, le comportement de ses personnages, et par quelles techniques il transmet ce jugement au lecteur.

Si l’auteur désire souligner explicitement le comportement poli ou impoli d’un personnage, deux voies s’offrent théoriquement à lui : soit il se sert du narrateur pour commenter ses actes, soit il utilise la voix des autres personnages pour juger l’acte.

Quand l’auteur inscrit explicite la norme de politesse par le biais du narrateur, il risque, comme nous l’avons déjà signalé, de paraître extrêmement moraliste ou de paraître véhiculer l’idéologie d’une certaine classe parce qu’il existe une tendance chez le lecteur à assimiler la voix du narrateur à celle de l’auteur. Le procédé n’est donc que rarement utilisé par Duras, et elle le placera plutôt alors dans la bouche d’un personnage. Il peut - et c’est généralement le procédé privilégié de Duras - l’impliciter par le recours à la négation et/ou à la stéréotypie et plus exactement par le recours au script des interactions réelles. Abahn offre un exemple de mise en texte d’un script - deux personnes inconnues arrivent chez une troisième - où le lecteur par comparaison aux interactions réelles a l’impression à la fois d’une très grande politesse des personnages et d’une très grande transgression à chaque fois soulignée par la négation :

C’est la femme qui la première entre dans la maison. Le jeune homme la suit.
C’est elle qui referme la porte.
Au fond de la pièce, l’homme grand et maigre aux tempes grises les regarde entrer.
C’est la femme qui parle.
- C’est ici chez Abahn ?
Il ne répond pas.
- C’est ici ?
Elle attend. Il ne répond pas.
[...]
- Je suis Sabana, dit-elle. Lui, c’est David.
Nous sommes d’ici, de Staadt.
L’homme vient vers eux lentement. Il leur sourit.
- Enlevez vos manteaux, dit-il, asseyez-vous.
Ils ne répondent pas. Ils restent debout près de la porte.
Ils ne le regardent pas
.
L’homme s’approche d’eux.
- Nous nous connaissons, dit-il.
Ils ne répondent pas, ne bougent pas.
[...]
- Nous cherchons Abahn. J’accompagne David. Nous sommes du village de Staadt.
[...]
- C’est moi Abahn (Abahn : 8-9 ; nous soulignons).’

Selon le script, la politesse est respectée. La femme entre la première, ce qui pourrait être assimilé à de la galanterie. Elle se renseigne pour savoir si elle est bien au bon endroit. Viennent alors les rituels de présentation, initiés par les nouveaux venus. Abahn dispense le sourire d’accueil au sein de son territoire et les invite à enlever leur manteau et à s’asseoir. Il leur demande s’ils se connaissent et finit par se présenter. Bref, un scénario somme toute assez classique lorsque deux inconnus se présentent à la porte. Mais des déviances se font jour, marquées par la série des non-réponses des personnages, qui indiquent, à destination du lecteur, que cette visite est anormale.

Il peut arriver que Duras choisisse de renforcer ou d’atténuer l’impolitesse par le discours narratif, mais il s’agit alors d’un personnage-narrateur :

‘Je vous ai dit que je vous aimais. Vous ne répondiez jamais à ce genre d’insanité (Émily : 142).’

Lorsqu’on se dit « je t’aime » dans un couple, l’acte - qui n’est plus une déclaration d’amour dans l’aspect nouveau qu’elle présuppose mais une simple confirmation du lien - réclame une réponse. Le silence habituel de l’homme est donc un FTA parce qu’il présuppose soit un non-amour, soit une disqualification des propos. Or, ici, la narratrice-personnage disqualifie elle-même son propos en le traitant d’« insanité », et adoucit ainsi pour le lecteur la menace que le silence fait planer. Il est à noter que le terme « insanité » est un marqueur de l’indirect libre et que si l’on ne veut pas imputer à la narratrice un comportement à la limite de la contradiction, il faut interpréter le terme comme un « ce que vous appelez insanité », et donc comme marqueur polyphonique. Toutefois, en n’utilisant pas la voix du personnage, le personnage-narrateur le prend à son propre compte et l’effet pour le lecteur est le même.

Golopentia évoque la possibilité d’utiliser une troisième technique, repérée selon elle par Vygotsky, et nommée « la doublure intérieure ». Le procédé consiste, pour le romancier, à doubler la parole extérieure qui est « pour les autres » par une parole intérieure « pour soi ». Ce procédé qui permet de créer une distance entre « ce qui est dit » et « ce qui est pensé » est essentiellement employé par un narrateur intradiégétique, mais peut également fonctionner avec un narrateur extradiégétique à condition d’utiliser la focalisation interne. Golopentia met en lumière les cinq relations que cette doublure intérieure peut entretenir avec les interventions conversationnelles :

  1. des interventions conversationnelles polies à doublure intérieure polie ;

  2. des interventions polies à doublure intérieure impolie ;

  3. des interventions polies dont le degré de politesse est le même que celui de leur doublure intérieure [...] ;

  4. des interventions polies dont le degré de politesse diffère du degré de politesse de leur doublure intérieure [...] ;

  5. de conversations, polies ou impolies, à doublures intérieures dans lesquelles tout souci de politesse reste absent etc (2000 : 67-68).

Elle applique le système aux Catilinaires d’Amélie Nothomb, et nous nous contenterons d’un petit passage de l’extrait cité pour illustrer le mécanisme :

‘- Encore une tasse de café, monsieur ?, demanda-t-elle.
Il refusa. « Non. » Je fus un rien choqué par l’absence de « merci » et de « madame ». Il était clair que les mots « oui » et « non » constituaient l’essentiel de son vocabulaire. Quant à moi, je commençais à me demander pourquoi il s’incrustait (Catilinaires cité par Golopentia 2000 : 68 ; nous soulignons).’

Pensées ou paroles intérieures sont reproduites pour rendre compte de l’impolitesse de ce voisin envahissant et monstrueux. Et il est vrai que le procédé est très abondamment employé chez les romanciers et notamment pour signaler les dérogations au système de politesse - mais pas uniquement, puisqu’il peut l’être aussi pour montrer un contraste entre intention de l’acte et la réaction suscitée ou pour dévoiler ce que Martins-Baltar (1994) appelle les motifs des actes de langage. On le retrouve fréquemment chez des auteurs comme Proust (avec narrateur homodiégétique) ou Lewis Carroll (avec narrateur hétérodiégétique) où il est relié à la politesse :

‘Là-dessus, elle ouvrit la porte et pénétra dans la maison. La porte donnait directement sur une vaste cuisine tout enfumée : assise au milieu de la pièce, sur un tabouret à trois pieds, la Duchesse était en train de bercer un bébé ; penchée au-dessus du feu, la cuisinière touillait le contenu d’un grand chaudron qui paraissait être empli de soupe.
[...]
« Voudriez-vous, je vous prie, me dire, demanda Alice assez timidement, car elle n’était pas certaine qu’il fût conforme aux règles de la civilité de parler la première, pourquoi votre chat sourit comme il le fait ? »
« C’est un chat du Cheshire, voilà pourquoi, répondit la Duchesse. Cochon ! » (Tout Alice : 139 ; nous soulignons).’

Il se retrouve aussi chez Nathalie Sarraute où il s’assimile au système plus large des « sous-conversations » et chez bien d’autres romanciers parmi lesquels Golopentia nomme Duras. Or, chez Duras, « ces paroles pour soi » sont justement celles qui ont été en grande partie supprimées à partir du Square 187. La romancière remplace ces plongées intérieures par des observations extérieures émaillées çà et là d’hypothèses interprétatives et demande alors au lecteur de reconstruire ce type de discours. En fait, le narrateur - quand il n’est pas locuteur - se place dans la position d’un récepteur de la parole qui ne dispose pas plus que le lecteur des clés de leur intentionnalité :

‘Tatiana paraît impatiente de voir le repas se terminer, elle est inquiète. Il me semble qu’elle devrait avoir quelque chose à demander à Lol (Ravissement : 142).’

L’extrait est typique de l’écriture renouvelée de Duras. L’emploi du verbe « paraître » implique une série de manifestations non verbales, l’émotion est présentée comme une inférence que tout lecteur, s’il avait été à la place de J. Hold, eût pu faire et l’interprétation sur l’intentionnalité du personnage est précédée d’un « il me semble » qui place la phrase sur le plan d’une reconstruction hypothétique à partir de signes extérieurs. Dès lors, le procédé de la doublure intérieure sera assez peu fréquent à partir des romans la deuxième période. On en trouve un exemple relié à la problématique de la politesse dans Émily :

‘Ce soir, le Captain avait peur. Cette fois elle ne dit pas pourquoi elle veut aller dormir dans cette maison de l’île de Wight. Lui, il ne veut pas céder à ce désir, il le trouve exagéré, déraisonnable. Que c’est presque une incorrection à son égard d’insister de la sorte, elle d’habitude si polie, si charmante (Émily : 72-73).’

Toutefois, même cet exemple reste problématique dans la mesure où un verbe comme « trouve » dénote une ambiguïté fondamentale entre le report de pensées et de paroles.

Dans le Barrage, par contre, une série de commentaires narratifs expliquent les intentions des personnages, rendent compte de la parole intérieure qui fonctionne en explication pour le lecteur de l’attitude peu polie de Joseph. Nous sommes dans le cadre global d’une invitation à dîner :

‘« Vous pouvez rester dîner, si vous voulez », dit-elle à son adresse. Elle n’avait pas l’habitude d’être aussi aimable avec lui. Son invitation cachait sans doute l’intention sourde de faire durer le supplice de Joseph et de Suzanne. Il y avait chez elle des foyers mal éteints de jeunesse, des sursauts d’une humeur encore joueuse.
« Je vous remercie, dit M. Jo, je ne demande pas mieux.
- Il n’y a rien à bouffer, dit Suzanne, je vous préviens, toujours cette saloperie d’échassier.
- Vous ne me connaissez pas, dit M. Jo, non sans malice cette fois, j’ai des goûts simples. »
Joseph revint de la cabine de bains et regarda M. Jo avec l’air de se dire qu’est-ce-qu’il-là-celui-là-à-cette-heure-ci. Puis, voyant qu’il y avait quatre assiettes sur la table et qu’il fallait en passer par là, il s’assit, décidé à se nourrir coûte que coûte. [...]
- Merde, j’ai faim, déclara Joseph. Toujours cette saloperie d’échassier ?(p. 70-71).’
Notes
187.

Sauf pour L’après-midi où sous la forme d’un monologue intérieur (et à notre avis sans aucun commentaire sur la politesse) elles structurent toute la première partie du roman, et pour Dix heures où Maria se parle parfois à elle-même.