2.3.1. L’interaction mondaine.

Les exemples ne manquent pas et ces interactions constituent des scènes romanesques à part entière : scène de réception, de funérailles, de visite, dîners. Ce type d’interaction commence dès La vie tranquille où une scène de condoléances et d’enterrement est reproduite :

‘Les jours m’ont paru longs après la mort de Jérôme et j’ai repensé à ma jeunesse et à cette scène plusieurs fois, parce que je n’avais rien à faire, qu’à regarder les gens monter lentement à travers les arbres pour venir aux condoléances. Papa et maman se tenaient toujours au salon côte à côte silencieux. On les voyait à peine lorsqu’on arrivait du dehors tant l’ombre y était épaisse. Ils parlaient peu et les gens devaient trouver ce silence décent. Ils ressortaient du salon l’air égaré, ils me serraient rapidement la main en passant et en s’en allant (p. 39-40).’

La scène est en apparence une scène de condoléances classique où tout le monde respecte le rituel en vigueur. Pourtant, déjà, la mise à distance narrative donne un aspect non sincère à l’attitude des parents. Le silence n’est pas dit « décent », il est dit que les gens devaient trouver ce silence décent. Mais la fracture apparaîtra au moment de la bénédiction lors de la mise en bière. « Il n’y avait pas eu de visiteurs », premier dysfonctionnement à la page 40. Ensuite, le texte présente en ces termes la vraie fracture :

‘L’un des hommes a posé sur la table de nuit une petite soucoupe d’eau bénite et une branche de buis. Il ne restait plus qu’à fermer le cercueil. L’homme a pris un air solennel et il a dit :
« La famille ? C’est pour bénir. » Puis ils ont attendu que nous bénissions Jérôme, chacun à notre tour. Papa et maman paraissaient gênés, ils ne savaient quelle contenance prendre. Ils courbaient les épaules et avaient l’air vieux et enfantin. Ils n’y avaient pas pensé. Je sentais qu’ils ne pourraient pas bénir Jérôme. Et ils ne pouvaient pas non plus décider de ne pas le faire. Ils avaient honte devant les hommes de ne pouvoir s’y résoudre. Mais leur honte, s’ils y avaient consenti, aurait été bien plus grande encore. [...] Peut-être étaient-ils hypocrites à leur manière. Mais personne n’aurait pu les forcer à prononcer des paroles de regrets. Ils pouvaient se dire qu’ils n’avaient menti à personne dans la mesure où la mort de Jérôme nous forçait à une attitude vis-à-vis des étrangers. Ils se le disaient sans doute, et qu’ainsi ils restaient en paix avec eux-mêmes. Bénir notre oncle, ç’aurait été trop déguiser l’indifférence avec laquelle ils le voyaient mourir. C’étaient, à soixante ans passés, consentir au mensonge, même le plus naturel ; [...]. Et puis il y avait ce signe à faire, d’une religion dont ils se passaient depuis trop longtemps, qui n’avait plus de sens.
Pour finir, j’ai dit aux hommes qu’ils pouvaient faire ce qu’ils avaient à faire (p. 41-42).’

Une parole d’un employé des pompes funèbres suffit à dérégler la belle mécanique et à provoquer l’émotion chez les parents. Nous retrouvons le procédé décrit par Golopentia des paroles auto-adressées pour dénoncer, cette fois, le contraste entre l’attitude polie et l’émotion éprouvée. Ensuite, le texte note le bruit des vis et le cercueil devient une « boîte en bois » autour de laquelle des vieilles (inconnues) viennent dire des prières. Quant à Clémence, la seule à avoir véritablement aimé Jérôme, elle est partie avant l’enterrement. Et la narratrice de conclure sur une condamnation de tout le rituel :

‘C’est le matin de l’enterrement. Quand le monde cessera-t-il ? Quand les gens cesseront-ils d’enterrer leurs morts avec un soin si parfait ? (p. 50).’

La scène encore écrite sur le mode ancien - avec un narrateur qui explique et juge, avec les paroles auto-adressées servant de contraste entre ce qui est et ce qui paraît - comprend déjà en germes tout le mécanisme des grandes scènes durassiennes. Une interaction réglée en théorie comme du papier à musique par un rituel social que vient fracturer un comportement marginal : l’émotionnel surgit et le code se casse. Ce seront les visites Lol-Tatiana, la réception d’ambassade du Consul, le repas chez Anne Desbaresdes.