2.3.4. Les autres interactions.

À côté de ces interactions mondaines, les romans présentent des conversations intimes où le sujet est soi-même, sa vie et ses émotions. Ce sont les dialogues centraux des romans durassiens. Leur contenu étant déjà très menaçant en lui-même, parce qu’il envahit les territoires de l’intime, ils prennent une forme apparemment polie quand ils se produisent dans le cadre d’une rencontre, mais peuvent aller jusqu’à la violence extrême dans les contextes familiaux en passant par une violence couverte dans les conversations entre femmes.

Les dialogues entre l’héroïne et l’être à l’écoute (ou l’amant) ne sont pas dépourvus de FTAs :

‘Ils mangent. Elle dévore. Le Chinois dit :
- C’est curieux, tu donnes envie de t’emporter...
- Où ?
- En Chine.
Elle sourit et fait la grimace.
- Les Chinois... J’aime pas beaucoup les Chinois... Tu sais ça... ?
- Je sais (Chine : 89).’

Dire à un Chinois qu’on n’aime pas les Chinois constitue un véritable FTA, qui plus est, fonctionne en réponse à un compliment. Bien sûr, des adoucisseurs sont présents : le sourire d’abord, le modalisateur « pas beaucoup », la tentative de maintenir le contact par un « tu sais ça » qui, en outre, montre que c’était son opinion générale avant de le connaître, mais il n’empêche que l’acte reste globalement menaçant. Quant aux dialogues Anne-Chauvin, Barbéris (1992) hésite, comme nous l’avons vu, pour les qualifier, entre impolitesse et ton cérémonieux.

Le dialogue qui, dans La pluie (p. 84-87), oppose Jeanne et son père discutant d’Ernesto est truffé de véritables agressions. Le cadre en est à première vue paisible :

‘C’est dans la cuisine.
L’après-midi.
Le père et Jeanne sont assis sur un banc, face à la rue (Pluie : 84).’

Mais l’accent est immédiatement mis sur l’émotion : « Chez le père, on devine la débâcle intérieure » (p. 84). C’est d’abord Jeanne qui commet une série de FTAs conversationnels puisqu’elle garde le silence, ne regarde pas son père et n’entend pas ce qu’il dit et qu’en outre, elle le laisse pleurer sans intervenir. C’est dès lors toute l’attitude conversationnelle de Jeanne qui fonctionne comme menace pour la face positive du père dans la mesure où elle lui dénie tout rôle de partenaire conversationnel. Quand le père lui pose une question sur sa fréquentation de l’école, elle répond par une véritable agression : « tu le sais, alors pourquoi tu le demandes ? ». Le père tente, comme semblent le suggérer les indications narratives, d’adoucir la conversation par le ton et par une retenue dans les propos (« Douceur du père. Prudence »). Après, c’est le père qui accomplit les agressions puisqu’il demande à Jeanne qui elle est et nie ainsi son existence. Après un moment d’accalmie résultant du passage d’Ernesto dans la cour, le père aborde le sujet des relations unissant Jeanne et Ernesto. Jeanne réagit en produisant une série d’agressions : tout d’abord, elle refuse le sujet par un « Je sais pas. Il y a des choses qu’on sait pas parler », ensuite elle attaque directement la face positive de son père par un « tu comprends rien ou quoi ? » et parle du « bonheur terrible » avec Ernesto provoquant un « hurlement » du père qui entrevoit la possibilité de la mort de sa fille. Le père, atteint au plus profond de lui-même, « se sauve, épouvanté », « pour ne plus entendre » dit le texte, et clôt ainsi la conversation. La violence est donc partout et aucune tentative n’est faite pour la maintenir à un niveau courtois ou poli. Elle est assez représentative du mode de dialogue familial durassien.

Les dialogues entre femmes comprennent eux aussi une certaine violence qui relève toutefois plus de l’agression territoriale et qui conserve une politesse apparente :

‘- Comment s’est-on trompé ? demanda enfin Tatiana.
Tendue, n’aimant pas qu’on la questionne ainsi, elle fit néanmoins cette réponse, navrée de décevoir Tatiana :
- Sur les raisons. C’est sur les raisons qu’on s’est trompé.
- Cela je le savais, dit Tatiana, c’est-à-dire que... je m’en doutais bien... les choses ne sont jamais aussi simples...
Pierre Beugner, une nouvelle fois, détourna la conversation, [...] (Ravissement : 78).’

La question de Tatiana est présentée par le commentaire narratif comme une agression territoriale. Selon le commentaire narratif toujours, Lol utilise des adoucisseurs pour y répondre : elle prend un air navré, nuance son affirmation première en faisant porter cette fois-ci l’erreur uniquement sur les raisons. Tatiana commet un nouvel FTA contre la face positive de Lol en disant en fait que celle-ci ne lui apprend rien, puis adoucit l’agression en reformulant son opinion. Pierre Beugner tente, lui, d’enrayer la menace en détournant la conversation. C’est un des rôles dévolu au témoin : tenter d’éviter le conflit.

Ainsi, les conversations familières - qu’elles se produisent entre amants, dans la famille ou entre amies - relèvent toutes d’une forme de violence vis-à-vis de soi-même ou de l’autre qui les oppose aux conversations mondaines où, quand violence il y a, elle est camouflée.