2.4. Un roman de politesse : Le square.

De nombreux critiques ont souligné le langage excessivement poli des protagonistes du Square :

‘Les deux partenaires (la plupart des critiques l’ont remarqué) emploient l’un à l’égard de l’autre un langage non seulement poli, correct, mais même châtié, cérémonieux (impression qui tient sans doute en partie, il est vrai, aux « Monsieur », « Mademoiselle », qui accompagnent chaque réplique) (Pierrot 1986 : 94).’

Pierrot montre ensuite, nous l’avons vu, que l’utilisation de nombreuses formules de politesse, d’acquiescement, de modalisation crée un langage qu’il qualifie de non réel. En fait, cette impression d’extrême politesse vient non seulement des appellatifs mais aussi des nombreux adoucisseurs pour colmater la seule menace d’un désaccord. Elle résulte également du fait que le degré de politesse n’est apparemment pas en harmonie avec le statut social des personnages.

En fait, si on y regarde de plus près, il s’agit d’une politesse qui confine à la politesse impolie. L’effet politesse vient d’un cumul d’adoucisseurs pour un même acte, qui témoigne de l’intention de ne pas vouloir blesser et de continuer à parler. Néanmoins, les agressions territoriales sont nombreuses et les menaces de la face positive sont là en permanence.

Au début, c’est l’homme qui adresse la parole à la jeune fille, c’est donc lui qui commet le premier FTA. Il le fait de manière assez maladroite puisque son entrée en matière pourrait être prise pour un reproche, en donnant raison à l’enfant par un « C’est vrai que c’est l’heure du goûter, dit l’homme », et constituer ainsi un deuxième FTA à l’encontre de la face positive, cette fois. Ensuite, l’homme tente de produire un FFA en formulant un compliment qui porte sur l’enfant : « il est gentil » (p. 10). Mais, ici encore, sa maladresse apparaît puisque la bonne se voit dans l’obligation de préciser tout de suite que « ce n’est pas le sien ».

Un premier désaccord va apparaître entre eux sur l’opportunité d’avoir ou non des enfants. L’homme tente de maintenir l’accord, de ne pas contredire de manière trop ouverte la jeune fille : des structures de concession sont utilisées (du type « Sans doute, Mademoiselle mais... ») et le recours aux formes interro-négatives et à un modalisateur pour atténuer la légère menace envers la face positive que constitue le fait d’être en désaccord avec quelqu’un à propos d’une opinion (« Ne pourrait-on pas dire aussi bien le contraire ? »). Dans un premier temps donc, la politesse formelle correspond assez bien dans l’ensemble à une politesse réelle.

La conversation évolue sur le métier de voyageur de commerce et la jeune fille commet un FTA plus important parce qu’elle interroge l’homme sur ses revenus (sujet relativement tabou en Europe). Elle le fait en employant quantité d’adoucisseurs : « Est-ce que je peux me permettre de vous demander si cela est d’un revenu régulier, Monsieur ? ». Ensuite, elle poursuit en lui demandant s’il mange à sa faim. L’adoucisseur employé (« si j’ose me permettre ») est intéressant parce qu’il témoigne de l’aggravation du FTA. La jeune fille clôt l’échange par un « tant mieux », simple anti-FTA auquel l’homme répond par une politesse excessive puisqu’à deux reprises, dans la même réplique, il remercie la jeune fille de l’intérêt qu’elle lui porte. Ensuite, la jeune fille continue son interrogatoire. L’échange est intéressant lui aussi :

‘- Si j’ose me permettre encore, Monsieur, est-ce que vous pensez que cela va durer pour vous de voyager comme ça ? Croyez-vous que vous vous arrêterez un jour ?
- Je ne sais pas.
- On cause, n’est-ce pas, Monsieur. Excusez-moi encore de vous poser ces questions.
- Je vous en prie, Mademoiselle... Mais je ne sais pas si cela va durer. Vraiment je ne peux rien vous dire d’autre, je ne le sais pas. Comment savoir ?
- C’est-à-dire qu’il semblerait qu’à voyager ainsi tout le temps, on doive un jour vouloir s’arrêter, c’est dans ce sens-là que je vous le demandais (Square : 14-15).’

L’agression territoriale continue (l’adoucisseur comprenant « Si j’ose...encore » en témoigne) et s’accompagne, cette fois-ci, d’un FTA à l’encontre de la face positive. L’acte comporte en implicite une condamnation du métier de voyageur. La réponse succincte de l’homme est prise par la jeune fille comme un refus (donc comme un FTA), et elle utilise alors deux actes visant à réparer ce qu’elle croit que l’homme a pris pour une attaque. L’excuse est acceptée et l’homme se sent obligé de développer son « je ne sais pas » qui avait été interprété par la jeune fille non comme un contenu mais comme un acte illocutoire de refus. La jeune fille reformule ses propos. Cette reformulation a pour but de supprimer tout FTA à destination de la face positive de l’interlocuteur. Le passage marque déjà une évolution sur le plan de la politesse : le premier incident est apparu (l’attaque de la face positive) et une nouvelle stratégie a été mise en texte (la reformulation polie).

Après quelques échanges où le thème se poursuit, un échange marque un durcissement :

‘- Mais, Monsieur, ne pourriez-vous pas, par exemple, le vouloir tout simplement ? Vouloir changer de travail ?
- Non, Mademoiselle. Je me veux tous les jours propre, nourri, [...] (Square : 16).’

L’échange comprend un reproche (FTA contre la face positive) de la part de la jeune fille, qui, même s’il est camouflé sous une forme de suggestion, se trouve renforcé par un « mais » et par le double emploi du verbe « vouloir ». Le « Monsieur » ici ne fonctionne plus du tout en marqueur de considération. L’homme pour la première fois réfute la suggestion de la jeune fille sans utiliser aucun adoucisseur. Il y a donc par rapport au début de la conversation une nette rupture de ton.

Tout de suite après, viendra un échange sur le climat à propos duquel une des rares interventions narratives indique que « la brise s’était levée ». Une différence apparaît ici entre la version théâtrale et la version romanesque sur le rôle du « comme il fait beau » proféré par l’homme. Dans la version théâtrale, cette indication apparaît après la didascalie « un long temps », et elle a alors le rôle, comme l’a montré Debreuille (2000 : 354), de relancer la conversation. Dans la version romanesque, cette même intervention constitue une diversion dans la conversation. Elle est à charge de l’homme et sert à revenir à un ton poli. La jeune fille approuve la déclaration de l’homme par un « c’est vrai », la diversion a atteint son but. L’indication narrative sur le climat vise à motiver le propos et à atténuer l’effet de rupture dans la cohérence du dialogue, mais elle est aussi le signe d’une « intention de vie » parce que, dans la vie réelle également, une thématique peut être coupée par un commentaire sur la situation. On voit à quel point un léger changement dans le cotexte suffit à modifier totalement le statut de l’acte de langage.

Après quelques échanges plutôt consensuels sur la possibilité de changer de vie, une nouvelle menace (p. 18-19) apparaît : la jeune fille marque clairement sa différence à l’aide d’un « Mais moi » plutôt agressif. Ses différentes répliques pourraient être prises comme autant d’attaques voilées pour la face positive de l’allocutaire parce qu’elles disent toutes d’une manière ou d’une autre : « je suis différente de vous et je ne voudrais à aucun prix vous ressembler ». C’est encore l’homme qui maintient l’accord par un « Je vous comprends, Mademoiselle », en se justifiant de ne pas pouvoir expliquer les choses correctement à cause de sa fatigue et en s’en excusant. Suit alors un échange de formules de politesse puisqu’au « Excusez-moi » du voyageur, la jeune fille répond :

‘- C’est moi qui m’excuse, Monsieur (Square : 19).’

La conversation aborde alors le sujet du mariage. Ils continuent à discuter et parlent notamment de leur peur (p. 29-30). La jeune fille multiplie les FTAs : elle préfère être à sa place qu’à la sienne (p. 24), il n’est pas unique en son genre (p. 28), elle ne peut pas se mettre à sa place (p. 28) ni le comprendre (p. 30), elle lui reproche « d’ignorer ce que c’est que de vouloir en sortir » (p. 30). L’homme va alors, à son tour, commencer les attaques par un « personne ne vous pleurerait » (p. 31). Bien sûr, il en attribue la responsabilité énonciative à la jeune fille, mais il aurait pu atténuer188 ce FTA qu’elle avait produit contre elle-même. Ensuite, il commet une invasion territoriale en lui retournant sa question : « vous mangez à votre faim ? » (p. 31). Toutefois, si l’on juge la gravité du FTA par rapport au moment conversationnel où il se produit (ils se connaissent déjà mieux), il est bien moins grave qu’au moment où la jeune fille l’avait commis (c’est-à-dire tout au début de la conversation).

La jeune fille continue ses attaques en remettant en doute de manière certes très polie la crédibilité du jeune homme « Ah ! Monsieur, comme il est difficile de vous croire, excusez-moi » (p. 32). C’est alors le voyageur de commerce qui commence à affirmer son désaccord de manière beaucoup moins polie qu’antérieurement : « Mais, Mademoiselle, nous ne parlons pas des mêmes choses »(p. 36). Il produit une série de FTAs :

‘- C’est quand même singulier, Mademoiselle, d’être en mesure de s’adoucir la vie et de le refuser (p. 42).
- En somme, Mademoiselle, il ne vous arrive jamais de faire quelque chose dont vous pourrez vous dire que ce sera toujours une chose de faite ? (p. 47).
- Je ne voudrais pas vous contredire, Mademoiselle, encore une fois, [...] (p. 47).
- Oui, Mademoiselle, oui, et sans doute ne peut-on rien vous apprendre de ce que vous pouvez voir encore, [...] (p. 49).’

Reproches et contradictions se cumulent, certes de manière voilée dans diverses formes d’indirection (acte expressif, demande, assertion) et accompagnés d’adoucisseurs, mais il n’en reste pas moins que les attaques demeurent.

Ensuite, il lui conseille de tenter d’améliorer ses conditions de travail, lui dit qu’elle est ambitieuse (p. 58). Il lui demande d’ailleurs de ne pas prendre garde à ses réflexions (p. 67). Et le premier entretien se clôt thématiquement sur un échange où la jeune fille agresse la face positive de l’homme :

‘- Ah ! Monsieur. Vous me donneriez envie de mourir.
- Moi particulièrement, ou est-ce une façon de parler ?
- C’est une façon de parler, Monsieur, sans doute, et de vous, et de moi.
- Parce qu’il y a aussi que je n’aimerais pas tellement, Mademoiselle, avoir provoqué chez quelqu’un, ne serait-ce qu’une seule fois dans ma vie, une envie aussi violente de quelque chose (p.73).’

Dire à quelqu’un qu’il lui donne envie de mourir est une agression qu’atténue à peine l’utilisation du conditionnel. L’homme demande d’ailleurs une précision afin d’éviter d’avoir à la ressentir comme attaque personnelle. Le « sans doute » apparaissant dans la réponse de la jeune fille prolonge l’agression, alors que sa réplique l’atténuait en reconnaissant l’aspect conventionnel de l’expression.

Nous nous sommes contentée d’analyser la première partie de l’entretien, mais dans la seconde partie la production de FTAs continue sur un ton toujours courtois.

En fait, Le square confirme que l’effet d’extrême politesse dégagé par la plupart des critiques vient essentiellement de l’emploi d’adoucisseurs alors que les propos sont dans l’ensemble peu agressifs puisque si l’on excepte les interrogations sur les revenus, les quelques reproches voilés et la remarque finale sur la mort, les actes de langage sont simplement menaçants. Les interventions réparatrices contribuent aussi à l’effet politesse puisque les personnages s’excusent souvent des menaces légères infligées à l’autre (ils réparent en quelque sorte avant que l’agression n’ait eu lieu). Mais le texte montre aussi que même une conversation marquée comme extrêmement polie dans son langage est, en fait, impolie en actes produits par le langage. Elle l’est d’abord par les thèmes abordés (argent, conditions de vie, rêves et peur, mariage, bonheur) qui tous relèvent de l’intime, ensuite par les attaques de la face positive et enfin par le désaccord affirmé. Sur le plan de la politesse langagière, il semblerait que les attaques contre la face positive d’autrui soient beaucoup plus impolies que les invasions territoriales qui sont elles inévitables dès que l’on se situe à l’intérieur d’une conversation familière.

Si les échanges restent globalement polis, c’est parce que lorsque l’un des deux interlocuteurs enclenche un processus plus menaçant, l’autre multiplie les adoucisseurs.

Toutefois, le texte romanesque sature assez vite en capacité d’incorporer des adoucisseurs et des appellatifs. L’attitude durassienne qui consiste à aller aux limites de la saturation d’un texte montre celles du code littéraire et confère, selon certains, un caractère artificiel au dialogue. À notre sens, il y a toujours dans l’écriture durassienne une sorte d’« exercice de style », une sorte de jeu sur les procédés littéraires poussés à l’extrême. Mais le jeu n’est jamais gratuit. C’est ainsi que, dans Le square, il traduit mieux que tout discours théorique l’aliénation et la blessure profondes des personnages : le « sous-esclavage » dont parle Blanchot (1959 : 215) de ce métier de domestique, pour la jeune fille, et le déclassement par l’exercice « d’un métier qui n’en est pas un » (Blanchot (1959 : 217) pour le voyageur de commerce. Notre interprétation rejoint en profondeur celles de Blanchot ou de Brée (cité par Pierrot 1989 : 95) qui tous deux soulignent, en d’autres termes, l’idée de vulnérabilité, d’humiliation et d’aliénation et nous écarte totalement de celle de Pierrot qui considère qu’« à travers cette conversation trop embarrassée de circonlocutions et de formules de politesse, l’auteur dénonce aussi toutes les entraves et les obstacles que la pratique sociale de la parole, le respect des usages, des conventions et de la politesse, apportent à une communication véritable ». Si ces considérations traduisent la position globale de Duras sur le langage social, l’attitude communicationnelle des personnages du Square se décrit plutôt en ces termes :

‘Il faut qu’ils parlent, et ces paroles précautionneuses, presque cérémonieuses, sont terribles à cause de la retenue qui n’est pas seulement la politesse des existences simples, mais est faite de leur extrême vulnérabilité. La crainte de blesser et la peur d’être blessée sont dans les paroles mêmes. Elles se touchent, elles se retirent au moindre contact un peu vif ; elles sont encore vivantes assurément. Lentes, mais ininterrompues et ne s’arrêtant pas par crainte de manquer de temps : il faut parler maintenant ou jamais ; toutefois sans hâte, patientes et sur la défensive, calmes aussi, comme est calme la parole qui, si elle ne se retenait pas, se briserait dans un cri (Blanchot 1959 : 208 ; nous soulignons).’

L’intérêt du commentaire de Blanchot - que Duras appréciait beaucoup - se situe également dans le fait d’établir un lien entre politesse et émotion, de montrer que ces paroles polies camouflent le cri existentiel.

Notes
188.

Lorsque quelqu’un exprime un FTA contre sa propre face positive, l’autre se trouve dans l’obligation de le nier ou à tout le moins de l’atténuer.