3. Un modèle aménagé.

Même si le modèle de Brown et Levinson réaménagé par Kerbrat-Orecchioni fonctionne très bien pour décrire les échanges (employés ici dans leur définition de plus petite unité dialogale), il présente aussi l’inconvénient d’être fortement centré sur le dilogue, alors que, comme nous l’avons dit, la situation de polylogue complexifie sa mise en pratique. Ce modèle ne suffit pas non plus, comme le dit Golopentia, à expliquer l’ensemble des interactions d’un roman parce qu’il n’incorpore pas en son sein les possibilités de traduire les évolutions. En outre, s’il parvient partiellement à expliquer, grâce à l’introduction de la notion de stratégie, comme nous le verrons, l’une des formes de politesse impolie que constitue le cas des invitations ou l’impolitesse des conversations Anne-Chauvin, il reste totalement insuffisant pour décrire l’évolution des dialogues entre Ernesto et l’instituteur ou les causes de l’insolence de la bonne dans Les chevaux.

En fait, ce modèle de la politesse puise ses sources chez Goffman qui, en tant que sociologue, considère l’homme en perpétuelle représentation sociale. Il cite d’ailleurs (1973a : 76-77) le célèbre texte de Sartre sur le garçon de café qui est en représentation de lui-même. Les théoriciens, que ce soient Goffman, Brown et Levinson ou Kerbrat-Orecchioni, ont donc tendance à donner une conception totalisante et somme toute assez unitaire de chaque face où l’image de son moi passe par l’image qu’en donnent les autres. Goffman (1974 : 9) définit la face positive comme « une image du moi délinéée selon certains attributs sociaux approuvés », Kerbrat-Orecchioni (1992 : 168) comme « l’ensemble des images valorisantes que les interlocuteurs construisent et tentent d’imposer d’eux-mêmes dans l’interaction ». Quant à la face négative, Kerbrat-Orecchioni la définit grosso modo comme correspondant « aux territoires du moi » chez Goffman (1973b : 43-72).

Vion (1992 : 111-118) remet en question, dans le chapitre intitulé La notion d’espace interactif, l’aspect homogène des individus qui entrent en interaction :

‘En fait, quels que soient les corps de doctrine invoqués, il faut reconnaître que le sujet est une instance complexe et, en tant qu’énonciateur, qu’il n’est pas la source unique de ses productions (Vion 1992 : 113).’

Il conclut son chapitre en reliant le problème d’hétérogénéité des interactants et le problème des faces :

‘Le concept d’espace interactif se présente comme un aménagement de notions qui traitent des instances énonciatives et ont à voir avec la face, la figuration ou la relation sans toutefois s’identifier à elles. Partant d’une conception sociale du sujet, telle qu’elle se trouve développée dans les sciences humaines, et de l’idée d’une hétérogénéité des instances énonciatives, il permet d’appréhender la face comme une réalité plus complexe qu’une image homogène de soi et la relation comme étant plus ambiguë qu’un simple positionnement réciproque (Vion 1992 : 117 ; nous soulignons).’

Nous avons déjà proposé189 un aménagement de la théorie standard de la politesse en postulant un double niveau pour les différentes faces des interactants : un niveau dépendant du statut social et un niveau relatif à l’être humain, en définition plus « psy ». Ce double niveau n’est nullement incompatible avec la définition traditionnelle de la face positive en « ensemble des images » - il s’agit simplement de catégoriser les images -, ni avec la définition du territoire (ou de la face négative). Toutefois, ce dédoublement opéré au sein des faces repose sur la conception d’une coexistence entre un moi psychologique et un moi social, ce qui ne peut pas être la position d’un sociologue comme Goffman puisqu’il présuppose que l’être humain joue en permanence un rôle. Le schéma des faces revêtirait, alors, la forme suivante :

message URL fig1.gif

Cette subdivision des faces n’est pas sans correspondance avec les notions de public et de privé (avec en son coeur l’espace de l’intimité) traditionnellement liées au territoire, mais qui sont aussi en correspondance avec la face positive. Tout individu démultiplie les images de lui-même, dans ses différents rôles sociaux (époux, parent, enfant, rôle professionnel) et en tant qu’individu (définies alors en fonction de paramètres tels que les oppositions beauté/laideur, intelligence/bêtise, générosité/avarice...). Nous n’avons pas jugé bon de créer un troisième niveau pour l’intime parce qu’il fait partie intégrante de la face humaine comme d’ailleurs, dans sa correspondance sociologique, il n’est, comme l’indique le schéma, qu’un sous-ensemble du privé, très variable non seulement d’une culture à l’autre, d’un groupe à l’autre mais aussi d’un individu à l’autre.

Dans le modèle initial de Brown et Levinson, la dimension purement sociale est réintroduite sous la forme de « distance sociale » (D) et de « relation de pouvoir » (P), au niveau des « stratégies », « l’idée étant que la politesse doit en principe croître en même temps que D, P et le "poids" du FTA »190. Pour ce qui est de (P), il semblerait intéressant et nullement contradictoire avec les données définitoires de l’intégrer au sein même des faces. Les expressions utilisées par Zheng (1998) prendraient ainsi leur plein sens. En fait, on donnerait de la face à quelqu’un qui est « en position haute » en ne considérant que sa face sociale, par contre « l’être qui est en position basse » gagne de la face quand on le considère en tant qu’individu. Toutefois, le fait de postuler un double niveau dans chaque face n’empêche pas de faire intervenir également la position sociale, à l’instar de Brown et Levinson, au niveau des stratégies.

Ce dédoublement des faces semble opérationnel pour analyser, sur le plan de la politesse, certaines interactions de la vie réelle. Lors d’un match de football de la coupe d’Angleterre, un joueur accroché au maillot a répondu par un coup de poing, dérogeant ainsi à toutes les règles du jeu. L’accrochage était en fait une atteinte à la face négative du joueur en tant que joueur. Normalement, cet acte agressif ne mérite pas de réponse puisque les transgressions sont sanctionnées par l’arbitre, selon un principe de délégation qui vise au bon déroulement du jeu. Or le joueur s’est senti attaqué dans sa face négative d’individu et a répondu en tant que tel à cette agression de territoire. Cet exemple confirme la coexistence des deux représentations à l’intérieur de chaque face et à l’intérieur de chaque interaction, mais aussi la sanction qui frappe l’individu qui ne se conforme pas au jeu social des faces.

Dans les interactions professeur-élèves, ce dédoublement permet d’expliquer certains phénomènes sociaux. Perdant de la face dans leur statut d’enseignant, certains professeurs se voient menacés dans leur statut de personne et démissionnent ou dépriment...

Une expression figée utilisée lors des visites témoigne aussi de ce double statut des faces : « Fais comme chez toi » à laquelle le locuteur ajoute souvent de manière ironique « Mais n’oublie pas que tu es chez moi ». La formule consacrée exprime l’obligation pour l’hôte d’offrir son territoire à l’invité. L’autre partie, celle que l’on ajoute, atteste de l’existence d’un individu derrière le statut d’hôte, qui défend sa face en tant qu’individu.

En fait, et c’est là qu’interviendrait la notion de stratégie, toute interaction se positionne à un des deux grands niveaux de ménagement des faces. La distance matérielle qui sépare les interactants en sont les marqueurs concrets, et la civilisation française semble particulièrement attachée à ce positionnement interactionnel puisque la langue, à la différence des langues germaniques notamment, établit clairement une différence entre les interactions liées par « tu » et celles liées par un « vous ». Dans les conversations mondaines, professionnelles ou dans les échanges transactionnels, autrement dit dans toutes les interactions pleinement sociales, le ménagement des faces se fait déjà au premier niveau, alors que dans les conversations familières, les faces sociales restent à l’arrière-plan.

Dans une conversation familière, l’image que l’on peut avoir de son rôle social ou professionnel joue relativement peu, car le ménagement des faces se situe au niveau de la personne. Rôle social et territoire social ne disparaissent pas pour autant de l’interaction, mais sont relégués. Remettre le social au premier plan pourra constituer un FTA (refus du rapport d’amitié) ou devra se traiter en termes d’ironie. Ainsi, si l’on répond au tutoiement de quelqu’un par un vouvoiement, ou si l’on appelle un ami « monsieur » en le vouvoyant, on replace l’interaction à un niveau social et l’on agresse la face positive de l’autre. Si l’on dit à un familier : « monsieur l’ingénieur », l’appellation ne peut être qu’ironique de même que peut être, à l’heure actuelle, au sein d’un couple, l’appellation « monsieur mon mari » ou « madame mon épouse ». Toutefois, ne pas du tout tenir compte de l’arrière-plan social dans une interaction positionnée comme familière peut réserver des surprises. Ainsi, même si un employé est dans un rapport d’amitié avec son patron, il ne peut oublier, lorsqu’il entre en interaction avec lui, que c’est son patron.

Par contre dans une interaction d’ordre social, si l’on touche les faces individuelles, le FTA augmente par nature et l’on retrouve la notion de stratégie mise en place par Brown et Levinson. À titre d’illustration, si un patron reproche son employée de mal faire son travail, il commet, par ce reproche, un simple FTA mais s’il lui dit qu’elle est une mauvaise femme, le FTA s’accroît. Il y a comme un code qui fixe en quelque sorte la « décence » des attaques. On pourrait continuer le mécanisme dans la mesure où le passage, dans une conversation familière, du privé à l’intime est toujours terriblement menaçant pour les faces humaines des interactants en présence.

Ce positionnement de l’interaction - et c’est à ce niveau que le dédoublement des faces prend tout son sens - est fixé par le concept de « place »191 d’où parlent les interactants et par leur histoire conversationnelle. Il est indiqué par des marqueurs, mais il existe des possibilités de le modifier à l’aide de ce que l’on pourrait appeler des transformateurs de positionnement. Ainsi, un patron peut dire à son employé « je vous parle en ami ». Dans un cadre privé, le fait de se re-vouvoyer, alors que l’on se tutoyait, engendre aussi une métamorphose de la relation de la même manière qu’un « je ne voudrais pas être indiscret » indique que l’on va enfreindre les territoires du privé, si l’on est dans une interaction sociale, et de l’intime, si l’on est au sein d’une conversation privée.

Pour le texte durassien, ce positionnement de l’interaction permettra d’expliquer certaines formes de politesse impolie, comme l’invitation des Impudents, et l’ambiguïté sur le plan de la politesse des dialogues Anne-Chauvin dans Moderato.

Pour l’invitation des Impudents, la relation se situe au niveau amical. Georges aurait dû inviter ses amis sur un ton non conventionnel, leur montrant le plaisir qu’il aurait à les recevoir. Le fait d’avoir pris un ton social rend cette invitation impolie parce qu’il attaque les faces individuelles des personnages, en y remettant de la distance sociale. Le procédé est assez fréquent dans la vie réelle : lorsque l’on se dispute avec un ami ou un proche et que l’on revient au vouvoiement, l’acte est très insultant parce que l’on remet de la distance sociale dans une relation intime.

Pour Moderato, Chauvin ne tient absolument pas compte de l’arrière-plan social. Le fait qu’Anne Desbaresdes soit la femme de son patron est quasiment gommé de toutes les interactions qui les opposent. Toutefois, le texte pose à deux reprises la conscience qu’a Chauvin de cette différence :

‘- Vous êtes Madame Desbaresdes. La femme du directeur d’Import Export et des Fonderies de la Côte (Moderato : 31-32).
- Je vous ai vue souvent. Je n’imaginais pas qu’un jour vous arriveriez jusqu’ici avec votre enfant (Moderato : 32-33).’

Le choix opéré par l’auteur de signaler le statut social d’Anne et de montrer que Chauvin en est conscient rend l’arrière plan présent et force le lecteur à en tenir compte dans le jugement qu’il peut porter sur les différentes interactions qui se nouent. Ce fait aura pour conséquence que la plupart des actes (de langage ou non) que Chauvin commettra vont se transformer : de simples FTAs contre les faces individuelles, ils vont devenir insultants pour les faces sociales d’Anne et pour son statut. Nous sommes là dans le contexte des stratégies de Brown et Levinson où (D) et (P) accentuent le FTA :

‘- J’ai dû trop boire, continua-t-elle, voyez-vous, c’est ça.
- C’est ça, oui, dit l’homme (Moderato : 35).’

Sur le plan humain, la réplique de Chauvin est à peine menaçante pour Anne : il ne fait que confirmer un léger FTA qu’elle a commis à l’égard de sa propre face positive. Par contre, si le lecteur considère qu’elle est la femme de son patron, Chauvin sera jugé comme impoli par le fait qu’il ne minimise pas l’attaque.

De même, lorsque Chauvin ordonne à Anne Desbaresdes, sous la forme d’un « parlez-moi » (p. 42), de lui raconter sa vie, l’acte n’est pas très menaçant pour la face individuelle où il pourrait même être pris pour un FFA (votre vie m’intéresse, tout ce qui vous touche m’intéresse), il le devient pour la face sociale par rapport à laquelle un ouvrier n’est pas en droit de donner des ordres à la femme de son patron. Le fait que le narrateur précise (p. 49) qu’« il ne l’aida pas » à remettre sa veste fonctionne selon le même mécanisme de renforcements de FTA. Quant à l’acte de la traiter de « chienne », déjà insultant sur le plan de la relation humaine puisqu’il est à l’intérieur de l’intime, il devient inadmissible si Anne Desbaresdes est encore vue dans son rôle social.

En fait, si les interactions reliant Anne et Chauvin ne sont pas impolies en elles-mêmes - si l’on considère que ce sont deux individus qui se rencontrent autour d’un événement émotionnel - elles le deviennent pour le lecteur qui ne peut s’empêcher de se dire, au vu de la mise en texte, que c’est un ouvrier qui s’adresse en ces termes à la femme de son patron. Le double circuit communicationnel opère une nouvelle fois. Mais pour comprendre en profondeur le mécanisme qui se produit, il s’avère nécessaire de postuler un double niveau des faces. Anne Desbaresdes, en entrant pour boire du vin rouge dans ce bistrot d’ouvriers, témoigne qu’elle a, elle-même, totalement nié l’aspect social de sa face positive, et c’est cette perte qu’elle s’afflige à elle-même qui autorise Chauvin à placer la conversation sur le simple plan humain et à ne pas tenir compte de la distance sociale. Mais il n’en reste pas moins que, pour le lecteur, Anne apparaîtra comme transgressive, et Chauvin comme impoli. Il suffit d’ailleurs de comparer la réaction des invités lors du repas et celle de Chauvin. Anne Desbaresdes, par un mécanisme fort similaire à ce qu’elle avait fait en rentrant dans le café, déconstruit complètement sa face sociale (non seulement, elle ne respecte pas son statut de « femme de directeur », mais, en plus, elle déroge à son rôle interactionnel d’hôtesse et à sa place conversationnelle en n’écoutant pas les invités et en leur répondant à peine). Les invités continuent à la considérer dans sa fonction sociale et dans son rôle de maîtresse de maison puisque, non seulement ils font en sorte de ne s’apercevoir de rien mais, en plus, ils continuent à lui parler de sujets généraux (vacances, leçons de piano). Les invités restent donc polis.

En général, d’ailleurs, chez Duras, les dialogues opposant héroïnes et êtres à l’écoute ne tiennent pas compte du statut social réel des personnages et lorsque l’être à l’écoute est en position d’infériorité sociale, il peut apparaître comme très insolent. Cette négation de statut culmine dans Les yeux où le personnage masculin ne considère pas l’héroïne comme un professeur mais la traite en prostituée, position où elle s’était elle-même placée en abordant l’homme dans le café et en acceptant d’aller chez lui moyennant finance. C’est donc une fois encore l’héroïne qui autodétruit sa face positive sociale.

Le fait de considérer que la face positive et la face négative se constituent à deux niveaux, le social et l’individuel, permet de mieux comprendre comment fonctionne la représentation des stratégies conversationnelles, et comment Duras, en jouant sur les niveaux, subvertit en profondeur l’idéologie dominante qui recommande de traiter les individus en fonction de leurs faces sociales. Dans Le square, les personnages se donnent l’un à l’autre de la face en oubliant leur statut social réel, en tentant de se traiter comme deux êtres humains qui se rencontrent. Toutefois, leur tentative de gérer les relations sur le plan purement humain échoue parce que, dans leur langage, les adoucisseurs cumulent, comme s’ils étaient adressés à une personne hiérarchiquement supérieure. C’est par là que Duras marque l’aliénation profonde des personnages : ils sont tellement marqués par leur rapport social, ils l’ont tellement intégré que l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de l’autre en tant qu’êtres humains ne peut se passer de l’image sociale où ils sont en position basse, et les autres, par définition, en position haute. Nous continuerons l’illustration au travers des Chevaux et de La pluie 192, mais cette fois pour montrer également comment ce modèle de faces dédoublées intervient au sein de l’histoire conversationnelle des personnages.

Dans Les chevaux, les interactions entre la bonne et les autres personnages du roman, à savoir ses patrons (Sara et Jacques) et les amis de ses patrons (Gina, Ludi et Diana), autrement dit un groupe d’intellectuels de gauche en vacances, sont particulièrement intéressantes sur ce plan.

Jacques, par ses propos et son langage, révèle une adéquation profonde entre son être et le marxisme ; il a une conscience des classes lorsqu’il parle de l’attitude petite-bourgeoise de la bonne (p. 62), il réagit au conformisme, donc à l’idéologie dominante (p. 61) et partage la conscience que la bonne a de sa propre aliénation (p. 84). Quant à Sara, elle est elle-même aliénée par le mariage (p. 53) et se sent avec sa bonne dans une sympathie, au sens étymologique du terme. Dès lors, Sara et Jacques renversent le comportement « normal », conforme à l’idéologie bourgeoise des rapports de politesse domestique-patrons.

Selon Goffman (1973a : 146-147), le domestique est, dans notre société, le type classique de la « non-personne » : « on attend de lui qu’il soit présent dans la région antérieure pendant que le maître de maison donne le spectacle de son hospitalité à ses invités, alors que sous certains rapports, le domestique fait partie de l’équipe du maître de maison... ». Il cite un exemple donné par une certaine Mme Trollope qui signale qu’une femme extrêmement pudique, au point d’éviter tout contact inconvenant avec le coude d’un homme et d’envahir la chaise de sa voisine pour ce faire, n’hésite pas à lacer son corset devant un valet noir, et finit en disant que l’on a « tendance à ne s’adresser aux domestiques que lorsqu’il faut leur donner une "instruction" ». Ce rôle de non-personne entraîne, toujours selon Goffman (1973a : 147), « habituellement un certain manque d’égards pour celui qui joue ce rôle ».

Dans Les chevaux, la bonne est posée en non-personne puisqu’elle est dépossédée de son nom et qu’elle est réduite à son seul rôle. Qu’en résulte-t-il ? Lors de l’interaction patron-domestique, une bonne est quasiment dépossédée de ses faces. Sa face positive est, par définition, réduite au minimum. Quant à sa face négative, à part peut-être un lieu qui lui serait réservé (du type cuisine) et les attributs de sa fonction, elle n’a pas d’espace privé et doit en permanence être à la disposition de ses patrons. Par contre, il est de son rôle non seulement de ménager la face positive de ses patrons, mais en plus de leur « donner de la face » en faisant preuve de soumission, de respect, voire de servilité. Quant à leur face négative, elle l’envahit en permanence de par sa fonction et doit ainsi réduire les actes menaçants soit en utilisant de nombreux adoucisseurs lors de demande d’instructions ou d’ordre, soit en se faisant aussi invisible que possible, lorsque, contrainte par ses tâches, elle envahit leur espace.

Mais la bonne des Chevaux agit à l’opposé du modèle proposé. Tout d’abord, elle protège sa face négative en protégeant son territoire spatial (elle essaye de se débarrasser le plus souvent possible de l’enfant dont elle est chargée), mais aussi son territoire temporel : elle réserve ses soirées pour aller au bal avec un douanier, contraignant Sara à rester à la maison avec son enfant. Pour ce qui est de sa face positive, elle refuse les ordres, répond aux propos qui pourraient être insultants, concourt dans les prix de beauté, bref, comme dirait Sara, « elle est sans servilité aucune » (p. 51). Autrement dit, elle revendique pleinement son statut de personne, va même jusqu’à se plaindre de ses patrons à leurs amis, se positionnant ainsi en égal. Elle attaque leur face positive en leur faisant des reproches perpétuels, en critiquant leur enfant, et ne ménage aucunement leur face négative puisqu’elle intervient à tout moment dans leur espace, coupe leur conversation et n’adoucit en rien cet envahissement.

Sa première apparition dans le roman est très significative à tous ces niveaux :

‘La bonne sortit de la maison. Elle se frotta les yeux énergiquement et dit très aimablement bonjour à Ludi. Les hommes l’émouvaient toujours, comme les chats, le lait.
- Bonjour, monsieur Ludi.
- Bonjour. Qu’est-ce que vous vous levez tard dans cette maison.
- Impossible de fermer l’oeil avec la chaleur, alors forcément, on dort le matin.
Elle alla dans la cuisine et, à son tour, se servit de café froid.
[...]
- La bonne apparut à la fenêtre de la cuisine.
- Alors, qu’est-ce qu’on mange à midi ?
- Je ne sais pas, dit Sara.
- Si vous ne savez pas, c’est pas moi qui saurais.
- On va à l’hôtel, cria Jacques de la salle de bains, moi je ne mange pas ici.
- C’était pas la peine de m’emmener en vacances, alors, dit la bonne. Et lui ?
Elle montra l’enfant (Chevaux :13-14 ; nous soulignons).’

Elle salue Ludi et le texte renforce le FFA par la notation du paraverbal. Cependant, comme nous l’avons vu, même cet acte de politesse positive est en fait un FTA puisque Sara et son fils sont présents et qu’elle ne les salue pas. Ensuite, en discordance avec son statut social, elle se sert du café sans en proposer ni à Ludi, ni à Sara. Dans la deuxième partie de l’extrait, elle envahit le « territoire » de sa patronne à double titre. Tout d’abord, physiquement ; ensuite par sa demande de renseignements (mais elle n’adoucit d’aucune manière cette intrusion qui, par voie de conséquence, devient très agressive) ; enfin, elle attaque la face positive de Sara et de Jacques par les reproches qu’elle leur fait, et celle de l’enfant en le désignant par un « lui » dépourvu de toute affectivité. Ces FTAs se trouvent aggravés par les positions sociales respectives dans la mesure où un subalterne n’a pas à faire de reproches directs à un supérieur, surtout lorsque celui-ci le paie.

L’extrait suivant n’est pas fondamentalement différent, si ce n’est que la bonne menace la face positive de ses patrons en s’attaquant à leur enfant et qu’elle refuse tout reproche en se plaignant. L’intérêt réside dans le fait que Ludi marque les limites et voudrait ainsi inciter ses amis à préserver leur propre face. C’est par ce genre d’attitude qu’il s’attire à la fois le respect et l’amitié de la bonne.

‘- Et le chapeau ?
- Impossible de le trouver, dit la bonne. Avec un gosse pareil, si vous croyez que c’est facile...
Elle sortit et cria à l’enfant :
- Et ton chapeau, où tu l’as foutu ?
- Je sais pas, dit l’enfant.
- Il a quatre ans, dit Jacques, c’est vous qui devriez savoir où sont ses affaires, pas lui.
- Ce que j’en ai marre, dit la bonne.
- Quand même, dit Ludi, vous devriez pas supporter qu’elle parle comme ça tout le temps, à la fin c’est fatigant (Chevaux : 16 ; c’est nous qui soulignons).’

Le narrateur insiste sur le fait que la bonne envahit constamment, et sans aucun ménagement, le territoire de Sara mais montre surtout à quel point elle tient à ménager sa face négative en se réservant un espace de sortie. Sara se trouve en attitude de soumission totale par rapport aux attaques de sa bonne :

‘Elle lut jusqu’au moment où la bonne apparut, pour faire les courses, dix minutes. [...]
- Vous me donnez l’argent pour les courses, s’il vous plaît ?
Sara alla chercher de l’argent dans la chambre.
- Ce soir, qu’est-ce que vous faites ? demanda la bonne.
[...]
- Si je vous demande ça, dit la bonne, c’est que moi, ce soir, j’aimerais bien sortir.
- Puisque vous l’avez déjà décidé, je me demande pourquoi vous me demandez ce que je fais, dit Sara (Chevaux  : 17).’

Ensuite, nous constatons que la bonne ne se contente pas de menacer la face négative de ses patrons, mais qu’elle continue son invasion territoriale en s’introduisant dans la maison de leurs amis. Nous la voyons également attaquer la face positive de ses patrons par des reproches, par les insultes à l’enfant. Diana, comme Ludi, essaie de la remettre à sa place en attaquant sa face positive par un reproche tout d’abord et en remettant ensuite en question son statut de personne par la remarque ironique concernant son droit à la parole. La bonne respecte toutefois la face positive de Diana et recherche sa complicité. Quant à Sara, elle continue à ne pas ménager sa propre face positive en se demandant pourquoi la bonne lui demande des « permissions pareilles ». C’est donc Sara elle-même qui, comme la plupart des héroïnes durassiennes, attaque sa propre face positive en ne reconnaissant pas le supplément de face que lui donne son statut de patronne :

‘- Comment se fait-il que vous soyez là [chez Ludi] ? demanda Sara.
- Il a pas voulu manger à la maison, il a voulu manger chez Mme Ludi. Alors, comme vous lui laissez tout faire, je l’ai laissé faire.
[...]
- Il mérite une raclée, dit la bonne, il a foutu de la sauce plein la nappe.
- Il a eu raison, dit Diana, ils n’ont qu’à pas mettre de nappe. Une nappe ici, c’est de la folie.
- C’est M. Ludi qui y tient, dit la bonne, n’empêche que ce cochon-là il l’a salie. [...]
- Vous ne pouvez vraiment pas le souffrir, dit Diana.
[...]
- C’est pas ça, madame Diana, dit la bonne, mais il n’écoute rien, rien, rien, jamais.
- Il n’a pas encore cinq ans, dit Sara.
- Ça n’empêche, dit la bonne, si vous continuez à le gâter comme ça, ça sera un beau voyou. C’est moi qui vous le dis.
- Si c’est vous qui le dites, dit Diana, alors, il faut vous croire.
- Je sais ce que je dis, dit la bonne, un voyou, rien de bon.
- J’en veux plus, dit-il, c’est la plus méchante de tout ce qui existe.
La bonne hésita, puis se mit à rigoler tout en le fixant.
- Au fond, dit Sara, vous vous entendez.
- Non, dit Diana.
- Je peux prendre une heure ? demanda la bonne.
- Prenez, dit Sara. Je ne vois pas pourquoi vous me demandez des permissions pareilles.
- Allez-y, dit Jacques. Votre douanier à la con il est toujours là-haut.
- Dites donc, dit la bonne, il est pas plus con que vous, non ? (Chevaux : 49-50 ; nous soulignons).’

Les deux extraits suivants montrent à quel point les amis du couple attaquent la face positive de la bonne et à quel point Jacques ne défend pas sa propre face positive puisqu’il ne parvient pas à assumer sa fonction de patron. Mais, à la différence de ce qui se produit pour les héroïnes, avec Jacques, le conflit se situe entre les différents aspects de sa face sociale, à savoir son image d’intellectuel de gauche et celle de patron :

‘- Si vous étiez ma bonne, dit Gina, je vous enverrais une paire de gifles.
- Faut pas dire ça, dit la bonne, vous les connaissez pas, madame Ludi.
- On les connaît depuis cinq ans, dit Gina.
- C’est vrai que c’est pas la même chose, dit Jacques tout bas (Chevaux : 83 ; nous soulignons).
- Vous êtes malhonnête dans le travail, ce n’est pas bien ça, dit Ludi.
[...] La bonne se mit à pleurer.
[...]
- Je retire malhonnête, dit Ludi, mais vous n’aimez pas le petit, c’est sûr (Chevaux : 83 ; nous soulignons).’

C’est à ce moment du texte que Jacques annoncera à la bonne son renvoi en utilisant d’ailleurs un terme des relations interpersonnelles horizontales et non des relations patron-domestique.

‘- Vous avez marre de nous, et nous on a marre de vous, on a autant marre de vous que vous avez marre de nous. Mais comme on ne peut pas se séparer ici, on se séparera en arrivant à Paris (Chevaux : 83-84 ; nous soulignons).’

Le nouveau rapport plus conforme à l’idéologie marxiste que Jacques et Sara avaient tenté d’établir avec leur bonne échoue. Même la bonne - la « prolétaire de service » - s’en rend compte puisque Sara a dit d’elle :

‘Elle n’était pas comme ça quand elle est arrivée, dit Sara. Elle a beaucoup changé, elle le sait et dit que c’est notre faute (Chevaux : 51).’

Elle est devenue une bonne « insolente » qui, peu conforme aux représentations de son rôle, subit la réprobation de tout le monde, des amis du couple mais aussi des clients de l’hôtel qui représentent la voix du « on », porteuse des jugements moraux conformes à l’idéologie bourgeoise (p. 18 et 83).

Duras montre donc, par son traitement de la politesse, au travers des différentes interactions, qu’il n’y a pas de solution : on ne peut pas, dans la société actuelle, changer les rapports et déplacer le code de fonctionnement social vers un code de fonctionnement humain. Et le marxisme apparaît comme une utopie d’intellectuels dont le seul mérite est d’avoir mis en évidence le concept d’aliénation.

Dans La pluie, c’est également par un jeu de faces que s’effectue la remise en cause de l’idéologie bourgeoise et masculine. Duras l’attaque dans deux de ses diffuseurs essentiels, l’institution scolaire et les médias. Nous étudierons cette subversion au travers essentiellement des interactions entre l’instituteur et la famille d’Ernesto. Nous nous contenterons d’évoquer celles du journaliste avec la famille. À noter qu’ici ce jeu de subversion participe à la structure même du texte car il se fait sous la forme d’une inversion de rapports au cours du roman.

Avant d’intervenir concrètement dans le roman, l’instituteur est présenté dans son rôle comme une référence du savoir, l’être devant lequel l’autorité du père abdique totalement (p. 12). Au cours de la première visite des parents (p. 60-67) le jeu des faces va évoluer. Au début le père et la mère se présentent en soumission totale, le père emploie même de manière inappropriée une formule qui reflète l’image valorisante qu’il a de la face positive de l’instituteur : « on est venus pour vous servir... ». L’instituteur (conscient de son rôle) produit une série d’actes menaçants, à peine adoucis, pour la face positive de son interlocuteur « soyez clair, Monsieur, je vous en prie... » ou encore sur un ton grandiloquent « mais Monsieur, aucun des quatre cent quatre-vingt-trois enfants qui sont ici ne veut aller à l’école. Aucun. D’où sortez-vous ? » ou encore se parlant à lui-même, mais en présence des parents « Quelle perte de temps...(...) Alors, Madame, je vous ai parlé, il me semble ? ». La mère change de termes d’adresse à son égard : au lieu de l’appeler « Monsieur l’instituteur », elle l’appelle « Monsieur le directeur », lui donnant ainsi de la face. Elle s’excuse, menaçant sa propre face positive. Mais d’une part l’instituteur se rend compte qu’il devient « réactionnaire » selon ses propres mots, et d’autre part les parents lui sont sympathiques, ils le font rire. Aussi, au milieu de l’entretien (p. 62), les rapports vont changer par l’intermédiaire d’un échange rituel gorgé de « ça va ». L’instituteur, en initiant ce type de « routine », propose aux parents d’Ernesto un autre type d’échange plus égalitaire où leur face positive sera pleinement respectée. La reprise des termes par les parents, puis la continuation des propos montrent qu’un rapport égalitaire, voire familier est établi.

À la fin de l’interaction, sous l’angle de la politesse, on constate une véritable inversion. C’est l’instituteur qui s’excuse à deux reprises (l’acte est menaçant pour sa face positive), et ce sont les parents qui produisent des actes menaçants pour la face positive de l’instituteur. Ainsi, le père dira : « Immense. Combien de fois faut vous l’répéter Monsieur à la fin... Petit et Immense » (p. 63) et la mère « Oh ! la ! la !... Monsieur le Directeur, vous n’y êtes pas du tout... » (p. 64). Le père en arrive même à donner des ordres à l’instituteur concernant son fils, reprenant ainsi de l’autorité sur lui : « Faudra pas le brutaliser, Monsieur... des fois que ça vous prendrait... » (p. 65) et l’instituteur de lui répondre « D’accord ».

Lors de l’interaction suivante mettant en scène Ernesto en plus de ses parents, c’est la face positive d’Ernesto qui domine : l’instituteur l’appelle « Monsieur Ernesto », s’excuse (p. 79) quand Ernesto l’agresse verbalement : « Comment voulez-vous que je le sache Monsieur ? Vous ne le savez pas vous-même... Vous dites n’importe quoi il me semble... ». Ernesto offre même des chewing-gums à l’instituteur. L’offre fait partie de la « politesse positive ». Si elle constitue une légère menace pour la face négative de l’allocutaire, elle est pour le moins gratifiante pour sa face positive. Mais ce sont ici des chewing-gums qui, dans le cadre du script des interactions scolaires, sont un interdit, et c’est l’objet de l’exercice du pouvoir du maître de contrôler à la fois les faces humaines et sociales de l’élève. Dès lors cette simple offre se transforme en menace pour la face positive du maître. Quant au rituel de clôture, c’est le maître qui donne de la face à son élève par l’utilisation du « Monsieur », par le vouvoiement, par la formule « je vous en prie » qui accorde une autorisation avec une grande courtoisie ; c’est lui aussi qui initie les formules « votives ». Mais ce faisant, il perd de la face, du moins en tant qu’instituteur :

L’instituteur : C’est-à-dire... non... je ne vois pas... Faites ce que vous avez à faire Monsieur Ernesto... je vous en prie...
Ernesto : Je vous remercie. Au revoir Monsieur.
L’instituteur : Au revoir Monsieur... On aura le plaisir de se revoir peut-être... ?
Ernesto sourit.
Ernesto : Peut-être... oui (Pluie : 82).’

Si l’on ne tient pas compte du statut social des interactants au niveau même des faces, on se trouve, dans l’exemple du rituel de clôture, devant un échange extrêmement poli où les quatre faces font l’objet d’un grand ménagement. Un cas similaire existe, où toute une série d’adoucisseurs sont utilisés tant par Ernesto que par l’instituteur : hésitation, appellatif, conditionnel, formule réparatrice et minimisateur :

Ernesto : C’est-à-dire... L’école, c’est déjà un peu dépassé Monsieur...
Silence.
L’instituteur : Je le sais, Monsieur Ernesto. Je l’ai su dès que je vous ai vu... Excusez-moi, Monsieur Ernesto. Mais lire et écrire, Monsieur Ernesto... Vous en êtes à une lecture très avancée, très difficile. C’est le seul problème qui vous reste... cette mise au point.
L’instituteur est intimidé, il sourit à Ernesto.
Ernesto : Excusez-moi Monsieur mais... non... parce que lire... sans le savoir... je savais déjà... avant... alors voyez....
L’instituteur : Comment... Je ne voudrais pas vous ennuyer... (Pluie : 101-102 ; nous soulignons).’

L’instituteur perd de sa face positive : c’est lui qui pose les questions pour savoir, et qui utilise ces adoucisseurs, alors qu’il serait plus normal que ce soit l’élève qui le fasse. Il s’instaure donc bien un type de rapport égalitaire entre les deux interactants et en quelque sorte une perte de face pour l’instituteur. Il ne s’agit ici que de sa face positive d’enseignant et non de sa personne. La lente destruction des faces de l’enseignant va se poursuivre et ce, jusqu’à la destruction de sa face en tant que personne puisqu’il va se mettre dans un rapport de soumission face à Ernesto, en dérogeant à la loi de dignité (Kerbrat-Orecchioni 1986 : 235). Ainsi, cette perte de face sociale va développer chez lui des actes menaçants pour sa face positive d’individu :

‘L’instituteur, ce soir-là, il reste là avec Ernesto, [...]. Alors très gentiment Ernesto dit à l’instituteur qu’il devrait rentrer.
L’instituteur ne s’est pas excusé de rester encore. [...] Il a dit qu’il était malheureux, qu’il ne croyait plus à ce métier qu’il faisait, [...]. Que seule leur compagnie, d’Ernesto et de Jeanne, des brothers et des sisters, le tenait en vie (Pluie : 106 ; nous soulignons).
L’instituteur : Excusez-moi, Monsieur Ernesto... encore une fois je n’ai pu m’empêcher de venir... avec le soir... je n’ai personne à Vitry, c’est le désert, je n’ai que vous.
Ernesto : Mais monsieur, pourquoi ne pas venir (Pluie : 112-113).’

Le journaliste qui apparaît après, faisant en quelque sorte suite à la figure de l’instituteur dans une sorte de continuum de représentation littéraire de l’institution, produit d’office des actes menaçant sa face positive : il s’excuse quatre fois devant Jeanne, deux fois devant la mère, s’incline devant les parents, use de formule comme « je suis enchanté », donne du « Monsieur » à Ernesto... Bien sûr, il doit atténuer l’invasion de territoire qu’il opère, mais il en fait trop, mettant en péril sa propre face. En fait, la production de FFAs s’avère dans ce type de situation rapidement excessive, car l’intrusion d’un journaliste est déjà compensée en soi par la gratification qu’il apporte à la face positive des interviewés.

Au fil du roman, Duras a attaqué la face sociale positive des personnages représentant des institutions qui diffusent traditionnellement le savoir. En fait, l’instituteur est totalement ménagé dans sa face positive d’être humain par Ernesto alors que sa face positive d’instituteur l’est beaucoup moins. Mais c’est l’instituteur lui-même qui produit des actes menaçants pour sa propre face positive : il commence à la détruire socialement puis à la détruire sur le plan humain. Parallèlement, Duras a redonné de la face positive à la famille d’immigrés attaquée par le « on ». Ainsi Ernesto, l’enfant qui ne voulait plus aller à l’école et sa mère, pauvre exilée russe, en acquièrent terriblement parce que ce sont eux qui diffusent la connaissance vraie, celle qui s’oppose au savoir. La romancière rétablit également la face positive du père en réhabilitant sa dignité. C’est donc en jouant sur les faces des personnages que Duras, dans ce roman, conteste en profondeur l’idéologie dominante et qu’elle exerce une véritable subversion et c’est de l’intérieur, par le jeu des rapports sociaux, qu’elle démolit toute forme d’idéologie, se gardant ainsi d’opposer, par le biais du discours littéraire, un discours idéologique aux idéologies régnantes. Dans Les chevaux, en donnant de la face à la bonne, les patrons Sara et Jacques abandonnent en quelque sorte le plus que conférerait à leur face positive leur statut d’employeur, conformément à leurs croyances idéologiques. Mais la bonne ne comprend pas, car pour elle si la face sociale positive de ses patrons n’existe pas, elle n’a plus à respecter leurs faces positives et négatives en tant qu’individus et ainsi elle s’attaque à leur personne, envahit, sans excuse, leur territoire, attaque fortement au travers de l’enfant leur face positive. Chose qu’elle ne fait nullement avec les amis des patrons.

La différence entre les deux romans, indépendamment du type d’idéologies contestées, réside donc dans le fait que pour Les chevaux, ce sont essentiellement les patrons qui donnent de la face à leur employée (même si pour Sara, le mécanisme s’accompagne aussi d’une autodestruction de sa face sociale), ce qui a pour conséquence une attaque totale de faces de la part de la bonne, alors que pour La pluie, ce sont l’instituteur et le journaliste qui attaquent leur propre face en ne tenant plus compte de leur statut social.

En fait, ce que les personnages durassiens réclament, c’est le ménagement des faces de l’être humain, déniant « le plus » gagné par le statut. Et ce que Duras met en cause, en montrant que la perte de face dans le statut entraîne une perte de face de l’être humain, est l’impossibilité, dans le monde tel qu’il est, d’un type de rapport purement humain.

Notes
189.

Daussaint-Doneux 2000b.

190.

Kerbrat-Orecchioni 1996a : 53.

191.

Concept défini par Flahault (1978).

192.

Nous reprenons, pour l’essentiel, Daussaint-Doneux (2000b : 339-350).