4. Conclusion.

L’étude de la politesse linguistique au sein de l’univers romanesque durassien nous a conduite à opérer plusieurs modifications au sein des modèles traditionnellement utilisés. Tout d’abord, il est apparu comme nécessaire de diviser plus nettement la notion de menace et d’agression tout en reconnaissant que, dans la pratique, seules la réaction de l’allocutaire ou une plongée dans l’intentionnalité de l’émetteur permettent de déterminer l’agression avec certitude. L’agression est à la base du concept de politesse impolie et exige réparation. Ensuite, nous avons préféré conserver à côté de la notion de FTA et de celle de FFA, le concept d’anti-FTA qui caractérise alors des actes comme le silence qui, sans être un FFA, permet bien souvent d’éviter une menace pour les faces. Enfin, nous avons été amenée à réviser la notion de faces en dédoublant chacune d’elles par rapport au psychologique et au social. Cette subdivision permet d’une part de montrer comment peut s’opérer l’évolution des dialogues au sein d’une histoire conversationnelle et d’autre part, d’expliquer le fonctionnement de la politesse impolie que le seul rapport adoucisseurs/agression n’éclairait pas sous tous ses aspects.

Pour l’univers durassien, cette étude a fait apparaître certains mécanismes profonds de son fonctionnement. L’attitude adoptée sur le plan de la politesse par chaque personnage est l’un des critères fondamentaux pour les classer en types. À l’intérieur de cette catégorisation, apparaissent la figure de l’homme grossier et celle de l’homme poli qui fonctionnent en véritable contraste dans certains romans. Par cette articulation politesse/grossièreté, Duras illustre à merveille le rôle de ségrégation sociale remplit par la politesse. En outre, la romancière fait avec Le square un véritable exercice de style où elle cumule les adoucisseurs presque jusqu’à saturation du texte.

La politesse joue un rôle fondamental aussi dans la façon qu’a la romancière de subvertir les idéologies : elle parvient par la mise en scène des interactions entre Sara/Jacques et leur bonne à montrer l’échec du marxisme et du type de rapport qu’il voudrait instituer. Dans La pluie, c’est aussi par les marqueurs de politesse au sein des interactions qui opposent une famille de pauvres immigrés aux représentants des grandes institutions que s’opère cette fois la subversion de l’idéologie bourgeoise. En fait, la romancière redonne de la face à la bonne et à la famille d’immigrés et en fait perdre aux patrons et aux représentants des différentes institutions.

Sur le plan du dialogue romanesque, la conversation polie ou mondaine positionnée au niveau d’un enjeu de faces sociales et pouvant aller du simple échange à toute une conversation est l’un des deux grands types sémantico-pragramatiques de dialogue durassien. Il fonctionne d’ailleurs en contraste avec le deuxième type : la conversation familière ou intime, reliée à l’émotionnel, positionnée au niveau des faces individuelles et qui constitue le véritable centre conversationnel des romans. L’héroïne se définira par deux comportements langagiers selon le type de dialogue. Relativement absente des conversations mondaines, elle s’investit totalement dans l’autre type de conversation, ce qui expliquera d’ailleurs le paradoxe de la silencieuse bavarde déjà évoqué dans la communication non verbale ou de l’absente manipulatrice des scènes de confidences.

Le mode de report de ces types de conversations diffère également : les conversations intimes se feront sous forme de dilogues majoritairement retranscrits au style direct, alors que les autres revêtiront la forme de polylogues dont souvent seuls quelques échanges sont retranscrits au style direct pour se terminer en dialogue narrativisé, quand ce n’est pas tout simplement en récit de conversation.

Mais on pourrait se poser la question de savoir si cette articulation de nature oppositionnelle entre conversations intimes et conversations mondaines est spécifique de l’écriture durassienne. Elle se retrouve, à notre avis, chez Proust où elle devrait également permettre d’expliquer l’organisation dialogale, même si les prédominances sont inversées. À première vue - mais ceci devrait être confirmé par une analyse rigoureuse - même les dialogues intimes (nous pensons notamment aux dialogues entre Swann et Odette de Crécy) sont dominés par le rôle social des personnages, alors que, chez Duras, ce sont les dialogues de nature humaine qui dominent et les interactions sociales sont en permanence fracturées par l’émotionnel.