Chapitre 3 : Les Émotions.

Si l'écriture durassienne n'est pas à proprement parler une écriture de la passion - « Je me suis dit qu'on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l'amour » écrivait Duras dans L'été 80 (p. 67) -, elle peut fondamentalement être caractérisée comme une écriture de l'émotion, car même si, comme le signalent Lombardo et Mullingan193, « la littérature a toujours étudié les émotions », le phénomène acquiert chez Duras une acuité particulière. Il est partout : chez l'auteur, chez l'auteur inscrit, chez le lecteur, chez le lecteur inscrit, chez les personnages et dans l'écriture elle-même. Bref, le texte durassien est à tout niveau un texte de l'émotion et si l’on veut rendre compte de la plupart des dialogues qui s’y nouent, c’est le mécanisme émotionnel qu’il convient d’étudier parce que les personnages parlent de leurs affects, témoignent à travers leurs propos de leurs émotions, tentent de la susciter chez l’autre, et communiquent donc par l’affectif. Le phénomène peut même aller, nous le verrons dans certains romans comme Les yeux, jusqu'à saturation. Étudier l'émotion chez Duras n'est donc en rien céder à une tendance de la mode - on ne compte plus en effet les différentes études qui depuis la fin du XXe siècle prolifèrent sur le sujet194 -, c'est en fait profondément tenter de rendre compte d'une des grandes spécificités durassiennes.

Cette prolifération critique actuelle correspond à un bouleversement social. La mode, voire la norme actuelle semble résider dans l'expression des émotions. À titre d'exemple, un article récent du Point (9 février 2001) s'intitule « Pleurez, c'est tendance ! » et s'accompagne du chapeau suivant : « Verser des larmes au cinéma ou en direct sur un plateau télé. Confesser ses émotions : les hommes aussi montrent leur sensibilité. La dureté des années 90, c'est bien fini ». Changement renversant, dans la mesure où la plupart des traités de savoir-vivre du XIXe et du début XXe siècle préconisent, comme le montre Lacroix (1990 : 278-285)195, le contrôle des émotions et même plus généralement de tous les affects. Ce dernier affirme en outre que « l'homme poli est le contraire de l'homme pathétique ». Kerbrat-Orecchioni (2000 : 62), quant à elle, signale le phénomène de mode engendré par les émotions en ces termes :

‘Incontestablement, les émotions sont aujourd'hui à la mode : elles envahissent nos médias, sont reconnues comme constituant un facteur fondamental de la rationalité et de l'adaptation au monde environnant (Damasio 1995, Goleman 1995), le « Q.E. » en vient même à supplanter le Q.I., [...].’

Pourtant le sujet est ancien. La philosophie l'a abordé à différentes époques de son histoire et ce, depuis l'Antiquité grecque. On retrouve ce sujet chez Platon, Aristote, Thomas d'Aquin, Descartes, Pascal, Kant, Spinoza, Malebranche, Condillac, Furetière et plus récemment chez Sartre, pour ne citer que les philosophes évoqués par Parret (1986). Ce dernier196 montre à quel point les émotions ont toujours fait l'objet d'une condamnation. Celle-ci repose, d'après lui, tout d'abord sur « la base classématique pathétique versus logique » introduite par Platon et reprise par Aristote ; ensuite sur l'idée pascalienne de la « vanité » des passions, de leur aspect asocial et de leur association à l'idée de péché197. Mais cette condamnation repose aussi sur le fait qu'elles ne permettent pas une connaissance du monde réel parce que « l'univers affectif [...] n'est pas un mode de réalités et d'expériences » et enfin sur « le caractère antinaturel des passions ». Quel que soit l'argument mis en évidence (caractère illogique, asocial, antinaturel des passions ou moyen fallacieux de connaissance), les philosophes paraissent unanimes dans leur condamnation. Il faudra attendre la phénoménologie - Husserl, Heidegger - et Sartre pour voir apparaître une certaine réhabilitation des passions198.

C'est à partir du XIXe siècle que l'étude des émotions entre véritablement dans d'autres champs d'analyse. Le rôle que le biologiste Darwin a joué dans le débat sur le caractère inné ou acquis des passions en général, ainsi que son influence sur les psychologues évolutionnistes, n’est plus à démontrer. Au XXe siècle, l'anthropologue Margaret Mead a joué le même rôle, mais dans le sens inverse de celui de Darwin. C'est à partir de ses observations sur le mode de vie de plusieurs tribus d'Océanie que s'est développé le courant parfois appelé « culturaliste ». Ce courant considère que les émotions relèvent du culturel et remet donc en cause leur universalité.

La linguistique, comme le montre Kerbrat-Orecchioni (2000 : 33-74), s'est, dès son apparition, intéressée au problème. Parmi les fondateurs de la réflexion linguistique en ce domaine, elle cite Sapir, Bally et « le cercle de Prague » avec « la fort célèbre "fonction expressive" de Jakobson ». Ensuite, la problématique du langage affectif a envahi progressivement tous les domaines de la linguistique : stylistique, sémantique, sémiotique dans la période que Kerbrat-Orecchioni (2000 : 39) nomme « la période intermédiaire ». En ce qui concerne la linguistique contemporaine, l'accent est mis, toujours selon Kerbrat-Orecchioni (2000 : 44), « moins sur l'expression des émotions que sur leur communication ». C’est sous cet angle que nous tenterons de rendre compte de l’articulation entre émotion et dialogue romanesque.

Ce bref aperçu historique a fait apparaître l'étendue des domaines au sein desquels le sujet des émotions est traité. Cette diversité est l'une des causes de la difficulté que l'on peut rencontrer en tentant de l'étudier au sein d'un corpus littéraire. Mais bien d'autres difficultés existent.

* Tout d'abord, apparaît une divergence de point de vue concernant le statut même de l'émotion : l'émotion est-elle innée ou acquise ? Culturelle ou universelle ? Selon Lelord et André (2001 : 14-23) quatre grands courants s'affrontent à ce propos : les « évolutionnistes » qui, à la suite de Darwin, pensent que les émotions sont innées, les « physiologistes » qui pensent que « nous sommes émus parce que notre corps est ému », les « cognitivistes » qui pensent, à la suite d'Épictète, que « nous sommes émus parce que nous pensons » et les « culturalistes » qui pensent que « nous sommes émus parce que c'est culturel ». Nous opterons pour une position mixte en distinguant, comme le suggère Kerbrat-Orecchioni (2000 : 53), les « éprouvés » et « leurs manifestations ». Si les « éprouvés » peuvent être innés et universels, leurs « manifestations » sont éminemment culturelles :

‘- L'observation de toutes ces variations met en évidence le caractère éminemment culturel, donc conventionnel (en partie au moins), de l'expression des émotions (2000 : 56 ; nous soulignons).’

* Ensuite, se fait jour une certaine difficulté à distinguer spécifiquement au sein du champ émotionnel entre toute une série de notions très proches. Des termes comme « émotion, affect, éprouvé, humeur, sentiment, disposition, état d'âme... »199 sont très difficilement dissociables d'autant que, comme le signale Parret (1986 : 16) à propos des passions, la sémantique ne peut pas nous aider200. Ainsi, pour une émotion comme « la joie », classée dans les émotions primitives (ou fondamentales), on parle aussi de « sentiment » de joie. Il semble toutefois qu'une série de critères permettent de différencier les émotions des autres affects. Ces critères sont alors plus référentiels que linguistiques. Nous en retiendrons trois qui nous semblent fondamentaux pour tenter de définir l'émotion dans sa différence spécifique avec les autres affects : le critère temporel, le critère physiologique et le critère réactif. Le critère temporel constitue un critère primordial pour Lombardo et Mulligan (1999 : 481-482 ; nous soulignons) :

‘[...] les émotions occupent une place beaucoup plus grande dans la gamme des phénomènes affectifs que les émotions vulgairement entendues ; elles sont néanmoins loin de recouvrir la totalité de la vie affective. On distinguera des émotions, par exemple, les sensations de douleur et de bien-être, les humeurs, les accès de jubilation, d'angoisse ou de désespoir, ainsi que les habitudes et les dispositions affectives telles que les passions (l'amour-passion, la jalousie) ; ainsi parle-t-on de la « disposition » d'une personne pour désigner sa sensibilité et utilise-t-on le concept de sentiment tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre de ces acceptions. De telles distinctions sont souvent pensées en termes temporels : les passions, dont parlait déjà la philosophie classique, sont des phénomènes affectifs de longue durée, comme les dispositions, alors que nos humeurs sont brèves et nos émotions plus brèves encore, même si elles peuvent se répéter.’

L'émotion se distingue donc des autres affects par son caractère d'extrême brièveté. L'idée que l'émotion est une réaction à une situation qui présente un enjeu vital et comporte des réactions physiologiques participe de la définition des émotions fondamentales, mais se retrouve dans le Dictionnaire universel de Furetière comme définition générale de l'émotion :

Émotion, subst. fém. Mouvement extraordinaire qui agite le corps ou l'esprit, et qui en trouble le tempérament ou l'assiette. La fièvre commence et finit par une petite émotion du pouls. Quand on a fait quelque exercice violent, on sent de l'émotion dans le corps. Un amant de l'émotion à la vue de sa maîtresse ; un brave à la vue de son ennemi (Brenot 1998 : 21).’

Lelord et André (2001 : 14) déclarent que la plupart « des dictionnaires modernes retiennent surtout cette composante physiologique des émotions ». Une simple consultation du Petit Robert suffit à confirmer cette affirmation :

‘Réaction affective, en général intense, se manifestant par divers troubles, surtout d'ordre neuro-végétatif (pâleur ou rougissement, accélération du pouls, palpitations, sensations de malaise, tremblements, incapacité de bouger ou agitation).’

Ces deux derniers critères joueront un rôle fondamental dans la représentation littéraire de l'émotion, dans la mesure où le romancier aura, outre la possibilité de la désigner directement, celle de l'évoquer à partir de la situation-déclencheur d'émotions201 ou/et à partir des symptômes physiologiques qu'elle entraîne.

* Un troisième grand problème émerge au sein de la catégorisation même des émotions. Des distinctions se font entre émotions positives ou négatives - ou encore comme le dit Parret (1986 : 17) entre « le mouvement sur l'axe euphorie (plaisir) versus dysphorie (déplaisir/douleur) » -, entre émotions fondamentales ou non. Les critères pour déterminer le caractère fondamental d'une émotion sont, à en croire Lelord et André (2001 : 25), les suivants : débuter soudainement, durer peu, se distinguer des autres émotions, apparaître chez le bébé, agiter le corps à sa manière, avoir une expression faciale universelle chez tous les humains, être déclenchée par des situations universelles, être observable chez nos cousins primates. Mais, même avec des critères aussi précis, la liste varie selon les domaines de recherche, selon les courants et parfois même au sein d'un même courant selon les chercheurs. Ainsi, comme le disent les deux psychologues :

‘Darwin considère comme fondamentales : la joie, la surprise, la tristesse, la peur, le dégoût, la colère, appelés parfois les big six de Darwin (à ne pas confondre avec les « six passions simples et primitives » de Descartes : admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse). Paul Ekman propose d'étendre la liste à seize émotions : amusement, mépris, contentement, embarras, excitation, culpabilité, fierté, satisfaction, plaisir sensoriel, honte (Lelord, André 2001 : 26).’

Le Breton (1998 : 166-167), partisan d'une approche culturaliste des émotions, dénonce lui aussi de grandes variations non seulement dans les listes fournies, mais aussi dans les termes employés :

‘À la suite de Tomkins, Ekman (1992) en compte 6 (colère, peur, tristesse, joie, dégoût, surprise)202 ; Plutchnik (1980) 8 (acceptation, colère, anticipation, dégoût, joie, peur, tristesse, surprise) ; Schwarz et Scharer (1987) 5 (peur, surprise, joie, colère, tristesse). Kemper propose la peur, la colère, la dépression et la satisfaction (1987). Izard (1977) en énumère 11 (joie, surprise, colère, peur, tristesse, mépris, détresse, intérêt, culpabilité, honte, amour). Frijda (1986) en propose 17 (parmi lesquelles l'arrogance, la confiance, la peine, l'effort, etc.). [...] Les définitions diffèrent d'un auteur à l'autre, les principes d'explicitation, le vocabulaire laissent place à des divergences sensibles (Ortony et Turner 1990). Les uns parlent de « peur » là où d'autres manifestement évoquent plutôt l'« anxiété » ; les uns parlent de « colère » et les autres de « rage ». La « joie » devient « bonheur » ou « élation » sous d'autres plumes.’

Pour notre part, lorsque nous utiliserons la terminologie d'« émotions fondamentales », nous nous en référerons à la liste de Kemper dans la forme lexicale qu'elle revêt le plus généralement, à savoir celle de peur, colère, tristesse et joie. Nous verrons l'importance de cette liste pour l'univers durassien.

En outre, l'idée de classifier les émotions, de pouvoir les définir en extension a fait oublier à de nombreux chercheurs que l'« émotion brute »203 existe, et cette dernière occupe une place essentielle au sein de l'univers durassien.

* Enfin, le quatrième élément rendant relativement complexe l'étude de l'émotion réside dans le fait que l'émotion est étroitement reliée à une série d'autres notions. Kerbrat-Orecchioni (2000 : 51) met en évidence son lien avec la politesse, parce que d'une part, comme nous l'avons dit ci-dessus, « la politesse et les émotions sont généralement considérées comme antinomiques », mais aussi parce que, comme Brown et Levinson l'ont souligné à la suite de Goffman204 « les faces sont "investies émotionnellement" ». Hall, nous l'avons signalé dans la première partie de cette étude, met en lumière le rôle des émotions lors de la transgression des normes. Cette idée est parallèle à celle que Kerbrat-Orecchioni (2000 : 52) énonce sous les termes de « violation d'attente » et qu'elle relie au système de politesse.

Le phénomène de complexité se constate également à l'intérieur d'un même champ d'investigation. Dans le seul champ de la linguistique, l'émotion touche à l'énonciation205, à la syntaxe206, à la sémantique207, à la sémiotique208, sans compter que la problématique des émotions n'est pas non plus à dégager de celle des actes de langage : d'une part, elle est reliée à leur force perlocutoire et d'autre part, certains actes de langage (comme l'insulte, le compliment, la déclaration d'amour...) s'avèrent plus aptes à déclencher l'émotion de l'allocutaire, alors que d'autres répertoriés par Searle (1979 : 63) sous l'appellation d'« actes expressifs » témoignent de l'aptitude du locuteur à exprimer un sentiment. En outre, l'émotion est susceptible de s'exprimer aussi bien par le verbal que par le non verbal et le paraverbal.

Indépendamment des difficultés inhérentes à la nature même du sujet, le problème se complexifie encore du fait de son application au texte littéraire où, en dehors de la distinction communicationnelle entre émotion exprimée et émotion suscitée, il faut aussi distinguer l'émotion exprimée dans le texte/suscitée par le texte, de l'émotion représentée dans la diégèse et donc tenir compte de tous les niveaux de communication du texte littéraire. La communication entre auteur et lecteur réels fera apparaître le concept d'émotion esthétique, la communication auteur-lecteur inscrits tournera autour du problème de l'émotion exprimée et de l'émotion visée, alors qu'au niveau des personnages, il s'agira d'une représentation - entendue au sens large - de l'émotion qui, elle aussi, sera divisible en émotion exprimée et émotion suscitée.

De plus, au sein du champ littéraire - si l’on excepte la poésie pour laquelle la notion d'émotion semble être incorporée à la définition même209 -, celle-ci n'a été étudiée, à notre connaissance, qu'en termes d'esthétique et de représentation. Des études plus centrées sur le texte théâtral se sont consacrées aux notions de pathétique ou de dramatisation210. Mais pour le théâtre, l'émotion est incorporée au sein même des catégorisations du genre, car, comme dit Larthomas (1972 : 19), les théoriciens distinguent « le plus souvent les oeuvres selon qu'elles font rire ou pleurer, ou rire et pleurer, c'est-à-dire selon l'effet qu'elles produisent ». C'est donc, en fait, pour le genre romanesque que l'étude des affects reste à l'état larvaire, car elle est souvent incluse dans une approche psychologisante du personnage. Le numéro de la revue Critique est très clair à cet égard :

‘Si l'histoire, comme y insistait Febvre, est un trésor pour penser les émotions, Elster, pour sa part, le rappelle aux philosophes qui l'auraient oublié : la littérature a toujours étudié les émotions. La critique littéraire devrait, elle aussi, entendre ce message aujourd'hui et ne plus craindre le vieux danger du « psychologisme » (Lambardo, Mulligan 1999 : 485).’

Il existe néanmoins un article de Macdonald (1989 : 220-235) qui expose en synthèse la théorie de Richards, fondateur, selon elle, d'une théorie des émotions fictionnelles, mais pour la remettre en cause :

‘Une solution alternative est proposée par la théorie bien connue de la fonction émotive des expressions fictionnelles. Elle est surtout associée au nom de I.A. Richards. Je ne pourrai l'exposer que brièvement : les phrases qui figurent dans une oeuvre de fiction, comme toutes celles qui se trouvent dans des contextes non informatifs, expriment un état émotif de l'auteur et tentent de le faire partager au public. Une oeuvre se juge selon qu'elle réussit plus ou moins bien à accorder les émotions dont elle procède et celles qu'elle produit. [...] Il est difficile d'évaluer cette thèse, parce qu'elle utilise le terme « exprimer » dans un sens vague. Elle tend à suggérer que les expressions fictionnelles sont des exclamations masquées telles que « Hourrah ou « Hélas ou que ces dernières pourraient les remplacer. Bien sûr, cela est impossible. Personne ne saurait raconter l'histoire d'Emma à l'aide d'une série de sourires, de soupirs, de larmes et de cris, ou à l'aide du vocabulaire limité qui traduit de telles expressions émotionnelles. La plupart des récits, il faut le répéter, sont racontés à l'aide de phrases normales qui sont communes aux assertions factuelles et à la fiction et qui sont comprises de manière appropriée » (Macdonald 1989 : 225).’

Le passage présente un intérêt double : celui d'abord d'exposer la théorie de Richards qui associe l'expression fictionnelle à la fonction émotive, mais surtout celui des arguments utilisés par Macdonald pour réfuter cette théorie. Pour celle-ci, l'expression de l'émotion littéraire est étroitement associée à la fonction émotive de Jakobson (1963 : 214-215) et aux moyens linguistiques que celui-ci énumère pour l'exprimer. Or c'est ignorer que le texte littéraire dispose d'autres moyens que l'utilisation d'un langage affectif pour exprimer l'émotion. Il peut, à titre d'exemple, décrire une situation émotionnelle qui, en fonction de son caractère universel, opérera en déclencheur d'émotion pour le lecteur. Il peut également recourir à la connotation affective telle qu'elle a été étudiée par Kerbrat-Orecchioni (1977 : 105-110) ou encore à la notion de rythme qui, chez Jakobson (1963 : 220-244), est étroitement liée à la fonction poétique. Il faudra donc, à notre avis, se garder de confondre des notions comme celle d'expression de l'émotion, celle de représentation de l'émotion et celle d'émotion visée.

Globalement, il n'en reste pas moins que le développement de l'étude de l'émotion dans les champs de la psychologie, de la sociologie, de la philosophie, de la linguistique a eu paradoxalement assez peu de répercutions pour son étude littéraire. Les actes du colloque Les émotions dans les interactions témoignent de cette relative pauvreté de développement : sur cinquante-huit communications, quatre articles211 seulement - dont deux consacrés à Sarraute - concernent plus strictement le domaine littéraire. Les autres études prennent parfois la littérature à témoin des données avancées, mais les mécanismes littéraires sont peu étudiés en eux-mêmes, pour eux-mêmes et les études littéraires semblent, dans l'ensemble, avoir relativement peu profité du développement exceptionnel que le sujet a connu au sein des autres domaines.

Si l'on considère la critique durassienne dans son ensemble, seul l'article de Martin (2000 : 29) intitulé « Ce qui m'émeut c'est moi-même » a amorcé une étude du rôle global de l'émotion chez la romancière. D'autres critiques se sont centrés sur une émotion particulière - comme Kristeva212, Blanchot213 ou Bajomée214, sur la douleur ; ou David215, sur la jouissance - dont ils ont étudié le statut et la mise en scène dans les textes durassiens. Il existe également les articles216 et les livres de Blot-Labarrère, notamment celui intitulé Marguerite Duras ou celui qu’elle a écrit sur Dix heures, qui incorporent en permanence la dimension émotionnelle à l’analyse et quelques autres articles sur le rire, les pleurs, les cris217. Mais, à notre connaissance, aucune étude globale du phénomène émotionnel n'a vu le jour, alors que tous les critiques reconnaissent l'importance de la passion et des émotions au sein de l'écriture de Duras. C'est un peu comme si le fait de poser le phénomène empêchait de l'analyser.

En fait, puisque au sein du texte littéraire, faire l'étude de l'émotion ne consiste pas uniquement à étudier l'émotion exprimée par les personnages et désignée ou suggérée par le narrateur - niveau qui concerne la représentation de l'émotion. Puisqu'il s'agit aussi de poser la problématique de l'émotion exprimée par l'auteur inscrit et de l'émotion visée par le texte, voire exprimée par l'auteur, nous distinguerons, avant de conclure sur leur statut dans l'univers durassien, deux grandes parties : l’émotion représentée et l’émotion visée. Cette distinction s'avère fondamentale dans la mesure où le fait de représenter une émotion ne garantit nullement le fait de la susciter, ni même de vouloir la susciter chez le lecteur. Barthes (1977 : 114-115) situe la difficulté au niveau de la désignation de l’émotion par le langage :

‘Ce qui bloque l’écriture amoureuse, c’est l’illusion d’expressivité : écrivain, ou me pensant tel, je continue à me tromper sur les effets du langage : je ne sais pas que le mot « souffrance » n’exprime aucune souffrance et que, par conséquent, l’employer, non seulement c’est ne rien communiquer, mais encore, très vite, c’est agacer (sans parler du ridicule).’

Mais le problème est beaucoup plus général et s’étend à tout le mécanisme de représentation littéraire qui, à ce niveau, est très similaire à la représentation théâtrale ou à la représentation cinématographique. Lorsque dans L'avare, Molière montre un Harpagon désemparé d'avoir perdu sa cassette, la scène ne suscite pas l'angoisse du spectateur, mais son rire. Un film comme La femme qui pleure où le spectateur voit pendant une heure et demie une femme en train de pleurer suite au départ de son mari est loin de susciter la tristesse. L'émotion provoquée relève plutôt de l'exaspération que du chagrin. Nanni Moretti déclare sur TV5 (le mardi 15 mai 2001), à propos de son film, La chambre du fils :

‘Le plus dur quand on aborde les thèmes de la douleur, de la séparation, du deuil, c'est d'éviter de tomber dans le pathos et le mélo.’

Par cette déclaration, il pose clairement la difficulté pour un artiste de transmettre l'émotion, de créer l'empathie218 sans sombrer dans l'excès. Il y aurait donc comme un « ton juste » de l'émotion dramatique qui éviterait de sombrer dans le ridicule ou dans le discrédit esthétique que suggèrent les mots « mélo » et « pathos ».

Le problème global de l'émotion représentée et de l'émotion suscitée est assez bien résumé par Charaudeau (2000 : 135) :

‘On peut exprimer une émotion sans chercher à émouvoir et pourtant émouvoir, on peut chercher à émouvoir et ne pas y parvenir. On peut décrire des scènes que l'on pense émouvantes et ne pas provoquer d'émotion, on peut décrire des scènes que l'on croit neutres du point de vue émotionnel et cependant provoquer chez le destinataire du récit un état d'émotion.’

Mais Charaudeau va plus loin encore lorsqu'il dénie la possibilité méthodologique pour l'analyse du discours d'étudier l'émotion éprouvée par le sujet-locuteur ou l'émotion produite chez l'allocutaire réel :

‘L'analyse du discours ne peut s'intéresser à l'émotion comme réalité manifeste, éprouvée par un sujet. Elle n'en a pas les moyens méthodologiques. En revanche, elle peut tenter d'étudier le processus discursif par lequel l'émotion peut être mise en place, c'est-à-dire traiter celle-ci comme un effet visé (ou supposé), sans jamais avoir de garantie sur l'effet produit (Charaudeau 2000 : 136).’

Si, aux dires de Charaudeau, l'effet visé peut s'étudier au niveau du discours, c'est parce qu'il relève de l'auteur inscrit et qu'il vise le lecteur inscrit.

Notes
193.

Dans leur avant-propos au numéro de la revue Critique 625-626, consacré aux émotions.

194.

Toutes les sciences humaines depuis la fin du XXe siècle se sont réintéressées à ce sujet. Du côté de la psychologie, on pourrait citer l'étude de Lelord et de André, La force des émotions (2001), l'étude de Goleman, L'intelligence émotionnelle (1997), celle de Braconnier, Le sexe des émotions (2000), celle de Cosnier Psychologie des émotions et des sentiments (1994) ; du côté de la sociologie, celle de La Flamme, Communication et émotion (1995) ; du côté de l'anthropologie, celle de Le Breton, Les passions ordinaires (1998) ; du côté de la philosophie et de la sémiotique, celle de Parret, Les passions (1986) ; du côté de la sémiotique pure, celle de Greimas et Fontanille, Sémiotique des passions (1993). La linguistique s'est aussi intéressée au domaine, des revues comme Langue française, ou comme Cnrs éditions ont consacré des numéros entiers respectivement à « la grammaire des sentiments » et aux « verbes de sentiment ». Des ouvrages collectifs regroupant les différents domaines ont vu le jour comme celui publié sous la direction de Plantin, Doury et Traverso : Les émotions dans les interactions (2000) ou l'ouvrage publié sous la direction de Rimé et de Scherer, et appelé tout simplement Les émotions (1993).

195.

Le chapitre est intitulé « La réserve ».

196.

P. 12-15.

197.

Cette dernière idée pascalienne trouve sa source dans la scolastique

198.

Nous nous appuyons sur le livre de Sartre, Esquisse d'une théorie de l'émotion, où l'auteur pose dans son introduction « Psychologie, phénoménologie et psychologie phénoménologique » la possibilité de fonder une théorie de l'émotion par la phénoménologie qui considère l'émotion comme « un véritable phénomène de conscience ». (p.16). Ce qui pousse le philosophe à déclarer que « dès lors, il est impossible de considérer l'émotion comme un désordre psycho-physiologique ».

199.

Pour reprendre la liste fournie par Plantin et Traverso dans la présentation de l'ouvrage collectif intitulé Les émotions dans les interactions.

200.

Parret déclare dans un contexte certes un peu différent qu'« établir une typologie des passions à partir de la sémantique des "passions-mots" serait une entreprise vouée à l'échec ».

201.

C'est là d'ailleurs que l'on peut parler de situations universellement aptes à déclencher une émotion. Lelord et André (2001 : 25) donnent l'exemple de la perte d'un être cher qui provoque universellement la tristesse. Ceci serait apte en fait à expliquer une certaine universalité des oeuvres littéraires ou cinématographiques.

202.

Notons les variations : Ekman, pour Lelord et André, a étendu la liste des émotions de Darwin à 16 ; pour Le Breton, Ekman en compte 6 et pour Frijda (1989-1993 : 44), ce même Ekman en compte 7 (joie, surprise, peur, colère, angoisse ou tristesse, dégoût, et mépris).

203.

Sartre (1995 : 26) parle du « choc émotionnel proprement dit » qu'il oppose à l'émotion qualifiée.

204.

Kerbrat-Orecchioni 2000 : 51.

205.

La division modus/dictum.

206.

Le numéro de la revue Langue française intitulé « Grammaire des sentiments » en témoigne.

207.

Qu'il s'agisse de sémantique pure comme en témoignent les travaux de Wierzbicka (1988, 2000), ou de sémantique de l'énonciation telle que la définit Kerbrat-Orecchioni dans l'avant-propos de son ouvrage sur La connotation.

208.

Comme le prouvent les ouvrages de Greimas & Fontanille et de Parret.

209.

Contrairement d'ailleurs à la théorie de Jakobson qui distingue nettement la fonction expressive de la fonction poétique.

210.

Ubersfeld dans Lire le théâtre III (p. 111) s'en réfère à Vitez pour déclarer que « le conflit est au théâtre conflit de deux êtres "de chair et d'os" ». Elle poursuit en disant que « la lecture traditionnelle que l'on fait d'un dialogue de théâtre est celle des échanges de deux êtres en conflit et ce conflit apparaît d'abord comme passionnel », et un peu plus loin en disant qu'« il y a une difficulté : le passionnel au théâtre est rarement sujet d'une parole ; il est rarement un dit ». Après avoir centré sur la représentation de la passion, Ubersfeld traite du pathétique en disant que « les théoriciens du théâtre antique et classique, Aristote en tête, n'ont donc pas eu tort de montrer l'importance du pathos, de la pitié et de la terreur. Émotions auxquelles Corneille pense avoir adjoint l'admiration. » (p. 150). Ainsi, passion et émotions semblent exister à tous les niveaux de l'acte théâtral, ce qui pousse Ubersfeld à déclarer que « l'analyse du passionnel au théâtre est classique : ni les lecteurs ni les metteurs en scène ni les spectateurs ne l'évitent. Je ne parle pas des critiques et des théoriciens... » (p. 113).

211.

Si on prend en compte l'article d'Amossy qui prend M. Barrès comme support de son analyse.

212.

Un chapitre de son livre Soleil noir s'intitule « La maladie de la douleur : Duras ».

213.

Un chapitre quasi-mythique pour les « durassiens » du Livre à venir s'intitule « La douleur du dialogue ».

214.

Avec notamment son livre intitulé Duras ou la douleur, mais qui traite en faite plus de la passion que de la douleur.

215.

Son livre s'intitule d'ailleurs Marguerite Duras : une écriture de la jouissance, mais l'optique est psychanalytique.

216.

Nous songeons tout particulièrement à l’article qu’elle a fait sur Le consul dans la revue L’école des lettres (décembre 1982) où sont démontés deux mécanismes de la mise en texte de l’émotion.

217.

Notamment celui d'Harvey « La communauté par le rire » (1994 : 197-216).

218.

Pour rappel, l’empathie se définit, selon Brunel et Cosnier (cités par Traverso 2000 : 207) comme un « partage de représentations d’affects ».