1. L’émotion représentée.

‘La compréhension des émotions dans les « interactions » fictives et littéraires - n’est-ce pas un sujet purement littéraire ? Cela peut donc paraître surprenant de vouloir traiter ce sujet d’un point de vue linguistique. La compréhension des émotions dans les « interactions » fictives et littéraires nécessite un travail logique et inférentiel très complexe : le lecteur conclure à partir du comportement d’un protagoniste dans une situation donnée à une émotion déterminée. Ces inférences ne sont possibles que si l’on possède une théorie des émotions : une topique des émotions et une sémiologie des émotions (Bürgel 2000 : CD-Rom).’

Nous avons vu que la passion, chez Duras, n'est jamais l'objet de l'écriture. Comme elle le dit elle-même, son texte se situe dans l'avant ou l'après-passion :

Le livre, c'est l'histoire de deux personnes qui aiment. C'est ça : qui aiment sans être prévenues. Ça se passe en dehors du livre. Je dis là quelque chose que je n'ai pas voulu dire dans le livre, mais que je ne devais pas oublier de dire maintenant, même si c'est un peu difficile de trouver les mots pour le faire. Cet amour se tient dans l'impossibilité d'être écrit. C'est un amour qui n'est pas encore atteint par l'écriture (Vie matérielle : 97).’

Par contre, l'écriture durassienne « représente » abondamment les émotions, voire l'émotion au sein des interactions. Cette différence de traitement dans l'écriture rend donc nécessaire, pour cette étude du moins, la séparation qui n'est pas toujours clairement établie entre émotion et passion. Afin d'éviter toute confusion, nous n'utiliserons ici le terme passion que dans le sens strict de passion amoureuse et non dans celui de « tout état ou phénomène affectif »219 ou d'« agitation de l'âme » - expression apte, à notre avis, à recouper toutes les connotations négatives que peut revêtir le terme. Pourtant, le sentiment amoureux peut lui aussi être relié à l'émotion. Ainsi, pour désigner l'émotion reliée à l'acte sexuel, nous emprunterons à Bruckner et Finkielkraut (1977 : 259) l'expression d'« émotion voluptueuse », et pour désigner l'émotion reliée à la scène de rencontre amoureuse, nous utiliserons l'expression commune de « coup de foudre ».

Ces précisions terminologiques faites, il reste à préciser le concept de représentation de l’émotion. Chez Duras, cette représentation se fait très souvent au travers des dialogues de personnages où l’émotion apparaît à tous les niveaux du circuit communicationnel. Ces dialogues sont commentés par un narrateur qui se contente souvent de mettre en scène la situation émotionnelle et de rendre compte des signes extérieurs de l’émotion. Il ne décrit que rarement l’intentionnalité cachée derrière l’émotion des personnages et, quand il le fait, son commentaire ne dépasse pas ce qu’un simple témoin de la scène pourrait penser. Quant à l’interprétation de l’expression de l’émotion, elle reste soit dans la subjectivité d’un commentaire fait par un personnage, soit à charge du lecteur.

Une simple comparaison entre un extrait de Proust (cité par Surdel-Schehr 1995 : 149) et un extrait du Ravissement, où le narrateur a globalement le même statut homodiégétique220, suffira à illustrer cette spécificité du narrateur durassien :

‘[...] et les yeux de Françoise se remplissaient de larmes, mais à travers lesquelles perçait la curiosité cruelle de la paysanne. Sans doute Françoise plaignait la douleur de Mme de Marsantes de tout son coeur, mais elle regrettait de ne pas connaître la forme que cette douleur avait prise et de ne pouvoir s’en donner le spectacle et l’affliction. Et comme elle aurait bien aimé pleurer et que je la visse pleurer, elle dit pour s’entraîner : « ça m’a fait quelque chose ! » (À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé : 849 ; nous soulignons).’

Le narrateur proustien ne se contente pas de décrire les manifestations extérieures de l’émotion, il commente les larmes et les propos, il les interprète, analyse les intentionnalités cachées. Rien de tel pour le narrateur durassien :

‘- La souffrance recommencerait quand ?
Elle s’étonne.
- Mais. Non.
- Jamais ça ne vous arrive ?
Le ton varie, elle cache quelque chose.
- Vous voyez, ça, c’est curieux, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas.
- Jamais, jamais ?
Elle cherche.
- Quand le travail est mal fait à la maison - elle se plaint - ne me posez pas de questions.
- C’est fini.
Elle est calme de nouveau, elle est grave, elle pense, au bout d’une longue minute voici qu’elle crie cette pensée.
- Ah, je voudrais pouvoir vous donner mon ingratitude, [...].
- Tu me l’as donné.
Elle relève un peu son visage, d’abord étonné puis d’un seul coup vieilli, déformé par une émotion très forte qui le prive de sa grâce, de sa finesse, le rend charnel (Ravissement : 170-171 ; nous soulignons). ’

Les personnages discutent de l’émotion. J. Hold, en tant que narrateur, ne fait que décrire ce qui apparaît, chez Lol, comme signes visibles de son émotion. La seule incursion qu’il se permette est que la variation de ton puisse être le signe qu’elle lui cache quelque chose. Comme dans la vie réelle, cela reste toutefois du domaine de la simple supputation. Le lecteur est donc, face aux personnages, dans la position d’un simple témoin qui n’a à sa disposition que leurs propos et les indices paraverbaux et non verbaux qui les accompagnent pour interpréter l’émotion exprimée et induire ce qu’elle pourrait livrer pour une meilleure connaissance de leur caractère, de leur personnalité. Nous avons, une fois encore, ce que nous avons appelé « l’intention de vie ».

Sur le plan méthodologique, nous aborderons l'étude de la représentation des affects en nous interrogeant sur la nature des émotions représentées (où seront notamment envisagés ses manifestations, ses modes de représentation et la situation émotionnelle) et sur leur statut communicationnel.

Notes
219.

Cette définition correspond au sens 2° du terme dans Le Petit Robert.

220.

Ce statut de narrateur homodiégétique est à nuancer par le fait que J. Hold, comme nous l’avons dit dans notre première partie, ne raconte pas vraiment son histoire mais plutôt celle de Lol.