1.1. La nature des émotions.

Traverso (2000 : 208) récapitule comme suit les différents outils dont elle se sert pour son étude de l'émotion dans la confidence :

‘Pour étudier les expressions et manifestations d'émotion, je m'appuierai sur les axes dégagés par Caffi & Janney (1994) :
- évaluation (l'émotion est positive ou négative) ;
- intensité (elle est plus ou moins intense) ;
- contrôle : comme le disent les auteurs eux-mêmes, cet axe est le plus sujet à discussion, il désignera ici l'ensemble des éléments du discours exprimant les possibilités d'intervention sur l'événement ou ses conséquences.
Je me référerai aussi à la topique des émotions de Plantin (1998) :
- le lieu psychologique (« qui est en proie à l'émotion ? ») ;
- ses causes ;
- ses conséquences.’

Ce sont ces différents outils qui nous serviront à décrire les émotions. Les paramètres d'évaluation et d'intensité aideront à mieux identifier les types d’émotions, alors que les paramètres comme le lieu psychologique - auquel nous ajouterons le paramètre de contrôle, entendu comme possibilité qu'a l'individu de dominer l'émotion -, les causes et les conséquences permettront de cerner, à l'intérieur de chaque système, leur nature même. Nous nous attarderons tout particulièrement sur les causes ou plus exactement sur l'événement-déclencheur de l'émotion, dans la mesure où, comme le dit de Bonis (1996 : 35) dans sa reprise des théories de Wierzbicka :

‘Les émotions de base n'empruntent pas leur structure au langage mais à la description du monde extérieur. [...] Pour cet auteur en effet, le recours au langage dans le domaine des émotions est a priori d'un intérêt mineur dans la mesure où le monde des émotions, à la différence du monde des pensées et des cognitions, ne peut être saisi à partir des mots, mais seulement à partir des situations externes dans lesquelles les émotions surgissent (nous soulignons).’

Comme d’une part, l’émotion ne peut se saisir qu’à partir de situations externes et que d’autre part, entre ces situations externes, que Bürgel (2000 : 12) appelle « le type de situation » et l’émotion, s’établit une relation logique d’« implication » qui n’est pas « stricte et nécessaire » - Bürgel qualifie cette relation de topos -, l’étude de ces situations s’avèrera fondamentale pour la topique des émotions.

Chez Duras, les émotions exprimées par les personnages ont le plus souvent trait aux émotions fondamentales. Peur, tristesse, joie et colère sont les grandes émotions des textes durassiens auxquelles il convient toutefois d'ajouter la honte221 qui, d'après Lelord et André, est une émotion sociale puisqu'ils déclarent :

‘[...] la honte survient quand nous montrons aux autres que nous ne parvenons pas à atteindre les normes du groupe dans un des quatre grands domaines [...] : conformité, comportements d'entraide, sexualité, statut-compétition... (Lelord, André 2001 : 193).
Éprouver de la honte veut dire que vous avez fait vôtres les normes du groupe en matière de règles et de buts (Lelord, André 2001 : 195).’

La honte est d'ailleurs en relation très étroite avec la notion de « stigmate » étudiée par Goffman :

‘Le terme de stigmate ainsi que ses synonymes dissimulent deux points de vue : l'individu stigmatisé suppose-t-il que sa différence est déjà connue ou visible sur place, ou bien pense-t-il qu'elle n'est ni connue ni immédiatement perceptible par les personnes présentes ? Dans le premier cas, on considère le sort de l'individu discrédité, dans le second, celui de l'individu discréditable. Il s'agit là d'une distinction importante, même s'il est vrai que toute personne affligée d'un stigmate risque fort de vivre les deux situations. [...]
En gros, on peut distinguer trois types de stigmates. En premier lieu, il y a les monstruosités du corps - les diverses difformités. Ensuite, on trouve les tares du caractère qui, aux yeux d'autrui, prennent l'aspect d'un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées et rigides, de malhonnêteté, et dont on infère l'existence chez un individu parce que l'on sait qu'il est ou a été, par exemple, mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d'extrême-gauche. Enfin, il y a ces stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion, qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d'une famille (Goffman 1975 : 14).’

L'individu stigmatisé est donc confronté à « la notion même de différence honteuse » (Goffman 1975 : 153) et il réagira soit par un comportement agressif, soit par un excès d'embarras (Goffman 1975 : 30). Tous ces éléments mis en lumière par les psychologues et les sociologues revêtent un caractère fondamental pour l'étude de la honte durassienne.

À ces cinq émotions à la base des dialogues durassiens, il convient également d'ajouter l'émotion brute (ou pure). Le texte durassien représente également des personnages en proie à une émotion à l'état brut qui échappe alors à tout contrôle et à toute identification. Avant d'entrer dans une étude plus détaillée de chacune de ces émotions, il nous reste à signaler que ces différentes émotions, si elles apparaissent dans tous les romans durassiens, ne s'y retrouvent pas dans les mêmes proportions. Ainsi, d'après le décompte effectué par Rodgers sur cinq romans222, la peur semble être en expansion constante au fil des romans puisqu'elle ne revêt qu'un indice 1223 dans le Barrage, contre un indice 3,7 dans L'amant. Moderato est en indice 2.

Notes
221.

La honte est ressentie souvent sur le mode de l'émotion mais peut assez facilement se transformer en sentiment dans la mesure où l'expérience émotionnelle fonctionne en prise de conscience d'une différence sociale profonde.

222.

Le Barrage, Moderato, Le ravissement, L'amour et L'amant.

223.

L'indice est obtenu par un rapport entre le nombre d'occurrences du terme « peur » et le nombre global de mots dans le roman. L'indice de base donné, selon Rodgers, par le programme Frantext est de 2,26.