1.1.4. La peur.

C'est une des émotions les plus présentes dans le texte durassien. C'est aussi l’une des émotions les plus proches de l'émotion brute qui, généralement, finit par s'identifier à elle, et que le texte relie toujours d'une manière ou d'une autre. On se souvient de l’extrait de Moderato :

‘Ses mains recommencèrent à trembler, mais pour d'autres raisons que la peur et que l'émoi dans lequel la jetait toute allusion à son existence (p. 63).’

Son apparition, comme nous l'avons signalé suite aux travaux de Rodgers, va même croissant dans l'évolution romanesque de la romancière. Les romans les plus marqués par cette émotion sont Détruire, Abahn, Émily et La pluie, qui, constituant une espèce de synthèse de tous les romans durassiens, contient à peu près toutes les émotions durassiennes. Mais c'est dans Émily que son analyse va le plus loin. Le roman débute d'ailleurs par cette phrase « Ça avait commencé par la peur » et comprend une sorte de métadiscours dialogué qui explicite les grandes caractéristiques de la peur durassienne :

Je vous dis encore sur la peur. J'essaye de vous expliquer. Je n'y arrive pas. Je dis : c'est en moi. Sécrété par moi. Ça vit d'une vie paradoxale, géniale et cellulaire à la fois. C'est là. Sans langage pour se dire. Au plus près, c'est une cruauté nue, muette, de moi à moi, logée dans ma tête, dans le cachot mental. Étanche. Avec des percées vers la raison, la vraisemblance, la clarté.
Vous me regardez et vous me laissez. Vous regardez plus loin. Vous dites :
- C'est la peur. Ce que vous venez de dire c'est la peur. C'est ça, il n'y a pas d'autre définition.
- Una cosa mentale.
Vous ne me répondez pas. Et puis vous dites que c'est le cas de toutes les sortes de peurs.
Je dis que c'est ma référence majeure, la peur. Faire peur, c'est le mal. Je crois ça. Beaucoup de jeunes aussi le croient.
Je dis que la peur de la nuit et la peur de Dieu et la peur des morts sont des peurs apprises pour effrayer les enfants insoumis. Je dis aussi que parfois je vois les villes comme des objets d'épouvante avec, autour d'elles, des murailles pleines et gardées. C'est aussi comme ça que je vois les gouvernements. L'argent. Les familles d'argent. Je suis pleine des résonances de la guerre, de l'occupation coloniale aussi. Parfois, quand j'entends des ordres criés dans la langue allemande, j'aurais besoin de tuer.
Vous n'écoutez pas ce que je dis sur la peur parce que vous êtes quelqu'un qui a peur et qui croit que sa peur à lui, personne ne peut savoir quelle elle est. Vous êtes quelqu'un qui ne parle jamais de sa peur à lui (Émily : 51-52 ; nous soulignons).’

Le dialogue distingue explicitement deux types de peur : la peur intérieure, indicible, emprisonnante, reliée néanmoins à la raison et les peurs apprises (celles de Dieu, des morts et de la nuit). La peur peut, comme la honte, définir quelqu'un. L'extrait montre aussi que la peur ne peut être objet ni de langage, ni de savoir, ni donc de communication rationnelle. Le double visage de la peur se retrouvera un peu partout chez Duras, même si parfois l'identification de ces peurs varient. Les différents romans mettront en évidence les causes profondes de cette émotion.