1.1.5. La tristesse.

Le terme est trop faible pour rendre compte du statut durassien de ce type d'émotion. C'est d'ailleurs une des seules émotions que Duras désigne par un autre terme que l'archilexème. Les termes de « douleur », de « souffrance », de « désespoir » sont les désignations privilégiées pour référer à cette famille lexicale. Cette émotion, tout comme la peur, est une des plus proches de l'émotion brute dont elle constitue souvent l'une des composantes :

‘Lorsque je suis allé à la fenêtre de la chambre de l'Hôtel des Bois où j'attendais Tatiana Karl, [...], et que j'ai cru voir [...] une femme, dont la blondeur cendrée à travers les tiges du seigle ne pouvait pas me tromper, j'ai éprouvé, cependant que je m'attendais à tout, une émotion très violente dont je n'ai pas su tout de suite la vraie nature, entre le doute et l'épouvante, l'horreur et la joie, la tentation de crier gare, de secourir, de repousser pour toujours ou de me prendre pour toujours, pour toute Lol V. Stein, d'amour. J'ai étouffé un cri, j'ai souhaité l'aide de Dieu, je suis sorti en courant, je suis revenu sur mes pas, j'ai tourné en rond dans la chambre, trop seul à aimer ou à ne plus aimer, souffrant, souffrant de l'insuffisance déplorable de mon être à connaître cet événement.
Puis l'émotion s'est apaisée un peu, elle s'est ramassée sur elle-même, j'ai pu la contenir. Ce moment a coïncidé avec celui où j'ai découvert qu'elle aussi devait me voir.
Je mens. Je n'ai pas bougé de la fenêtre, confirmé jusqu'aux larmes (Ravissement : 120-121 ; nous soulignons).’

Le passage témoigne d'une véritable scénographie de l'émotion brute. Elle survient, imprévisible, incontrôlable. Le narrateur-personnage tente de la reconnaître en tentant de la nommer, mais elle prend la forme d'émotions contradictoires, d'une agitation permanente pour culminer dans la désignation de la souffrance. Un apaisement s'ensuit. La scénographie suit, ici, une structure de progression cognitive. Mais à peine l'émotion décrite est-elle identifiée que le narrateur saccage le récit de sa propre expérience par cette déclaration, pour le moins surprenante : « je mens ». De toute cette expérience, il ne reste plus que les larmes. L'extrait témoigne donc du fait que toute émotion se métamorphose en peur et/ou en souffrance qui deviennent alors les émotions finales de l'expérience émotionnelle.

Une phrase de Céline mise en exergue par Kristeva dans Soleil noir et référant à une expérience individuelle de la douleur permet d'approcher une autre facette de l'émotion durassienne :

‘C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir (Kristeva 1987 : 9).’

La douleur - dont les manifestations les plus affirmées sont les larmes ou les pleurs - permet à l'individu durassien de tenter de se trouver, mais à la différence de ce que décrit Céline, elle ne se recherche pas, elle est quasiment une donnée de départ liée en profondeur à l'idée de séparation individuelle comme la séparation de la mère et de l'enfant :

‘Anne Desbaresdes baissa la tête, ses yeux se fermèrent dans le douloureux sourire d'un enfantement sans fin (Moderato : 16),’

mais aussi à l'idée d'une séparation collective du monde et de Dieu. La douleur se situe ainsi au coeur même de l'univers durassien parce qu’il est un univers où Dieu, comme le dit Blot-Labarrère (1998 : 180-181) avec toute la prudence qui la caractérise, n'est plus qu'un mot, une notion qui renvoie sempiternellement à un déni de présence et que, comme le dit Kristeva (1987 : 18), « rien de plus triste qu'un Dieu mort ». Dès lors, « les textes pleureront tous, sans exception aucune, la mort de l'éternité et l'agonie du durable » (Bajomée 1989 : 109) et « de diverses façons, Marguerite Duras s'emploie à sortir de la détresse que provoque le défaut de Dieu (Blot-Labarrère 1998 : 193).

C'est donc majoritairement sous l'appellation de « douleur » que cette émotion fondamentale est convoquée dans le texte durassien où elle figure même comme titre d'un récit. C'est aussi sous cette désignation que la critique durassienne l'étudie en en faisant l'émotion fondamentale de l'univers durassien. Blanchot intitule un des articles fondateurs de la critique durassienne : « Duras ou la douleur du dialogue », Kristeva intitule le septième chapitre de son livre Soleil noir, « la maladie de la douleur : Duras » et Bajomée prend comme titre de son étude de Duras, « Duras ou la douleur ». C'est donc le terme que nous utiliserons pour la désigner.