1.1.8. L'indifférence ou l'absence d'émotion.

L'indifférence - que l'on pourrait caractériser comme une absence totale de toute émotion, puisque Le Petit Robert en donne la définition suivante : « État de celui qui n'éprouve ni douleur, ni plaisir, ni crainte, ni désir. » - apparaît chez le personnage principal soit après un excès de souffrance, soit dans un contexte social où une situation trop conventionnelle empêche l'héroïne d'être.

Cette émotion peut être désignée par le terme même, ou alors s'exprimer par la négation d'une émotion attendue :

‘Lol ne s'étonne pas, ne cherche même pas à se souvenir, c'est inutile (Ravissement : 98).’

Mais, généralement, cette indifférence est ressentie comme éminemment transgressive tant elle déroge au code de communication sociale. La politesse sociale, voire mondaine, exige de l'individu qu'il fasse comprendre à l'autre qu'il éprouve une émotion, mais qu'il est apte à en contrôler les excès et à en maîtriser l’expression255. En fait, ce que la société exige de la part de l'individu correspond plus à l'impassibilité (pris dans le sens de la « qualité de celui qui ne donne aucun signe d'émotion, de trouble », Le Petit Robert) qu’à l'indifférence.

Toutefois, il est évident que le lexique entretient une perpétuelle confusion entre le fait d'éprouver un sentiment et le fait de l'exprimer. Les définitions de l'adjectif « impassible » dans Le Petit Robert suffit à faire comprendre l'ampleur du problème :

IMPASSIBLE : 1° Vx. Qui n'est pas susceptible de souffrance.2° Mod. (1776). Qui n'éprouve ou ne trahit aucune émotion, aucun sentiment, aucun trouble (Le Petit Robert).’

La définition indique clairement le passage d'une acception du mot signalant l'absence d'émotion éprouvée à un sens moderne hésitant entre « l'éprouvé » et « l'exprimé ». La liste des synonymes donnés par Le Petit Robert pour un mot comme « flegme » trahit le même type d'hésitation, puisque s'y retrouvent côte à côte des termes comme « froideur, impassibilité, indifférence, placidité », référant tantôt à l'éprouvé, tantôt à l'exprimé, tantôt aux deux réunis. Pour notre part, nous utilisons le terme indifférence dans le sens d'une émotion qui n'est pas exprimée parce qu'elle n'est pas éprouvée, et nous réserverons le terme d'impassibilité à l'émotion éprouvée, mais non exprimée. Cette différence sera fondamentale aussi pour l'étude du lien entre l'émotion et la politesse et pour l’aspect interactionnel de l’émotion.

En outre, il existe des situations, comme les enterrements, les mariages, où le code social exige que les émotions soient exprimées, voire éprouvées. Celui qui dans ce type de situation n'exprimerait ni douleur, ni joie serait en quelque sorte banni de la communauté. Ainsi, le code social est relativement complexe et les membres d'une société donnée jettent généralement l'opprobre sur l'individu qui reste indifférent, alors qu'ils peuvent exiger une forme d'impassibilité ou de flegme en dehors des situations marquées comme fortement émotionnelles256.

Duras met en scène l'indifférence de Lol à l'occasion de la mort de sa mère :

‘La mort de sa mère - elle avait désiré la revoir le moins possible après son mariage - la laissa sans une larme. Mais cette indifférence de Lol ne fut jamais mise en question autour d'elle. Elle était devenue ainsi depuis qu'elle avait tant souffert, disait-on (Ravissement : 32).’

Lol est montrée comme celle qui n'exprime aucune émotion lors de la mort de sa mère, mais tout de suite après l'auteur inscrit, par le biais du narrateur, emploie le terme « indifférence » laissant présupposer que cette émotion n'est pas éprouvée non plus. Un « mais » indicateur de norme mentionne que ce comportement fortement transgressif aurait dû intriguer ou choquer l'entourage. Est alors donnée la cause de cette absence de réaction de la société : tout le monde sait que Lol a tellement souffert qu'elle se situe désormais au-delà de toute souffrance. L'information est par ailleurs donnée au lecteur : Lol est devenue indifférente par excès de souffrance.

L'auteur inscrit réfère à la mort de la mère257, expérience génératrice universellement d'un état d'extrême souffrance (pouvant même dégénérer, aux dires des psychologues, en état dépressif). L'absence de douleur du personnage à cette occasion est justifiée par une douleur antérieure qui par contre coup se voit conférer une intensité maximale. Jouer sur l'expérience présumée du lecteur évoque mieux que toute description, l'immensité d’une douleur pouvant aller jusqu’à l'anéantissement de la possibilité même de souffrir. Le procédé a l’avantage d’éviter de sombrer dans le mélo.

L'indifférence est en fait fondamentalement plurifonctionnelle : elle peut servir de carapace sociale, de protection contre les autres ou au contraire être un instrument de haute stratégie et être en quelque sorte une arme. Ainsi, lors des rencontres sociales entre Lol et Tatiana, afficher de l'indifférence servira de protection à Lol et cette impassibilité apparente lui servira à dissimuler sa fracture profonde :

‘- Avais-tu remarqué, Tatiana, en dansant ils s'étaient dit quelque chose, à la fin ?
- J'ai remarqué mais je n'ai pas entendu.
- J'ai entendu : peut-être qu'elle va mourir.
- Non. Tu es restée là où tu étais près de moi, derrière les plantes vertes, au fond, tu n'as pas pu entendre.
Lol revient. La voici, indifférente tout à coup, distraite 
- Ainsi cette femme qui me caressait la main, c'était toi, Tatiana (Ravissement : 104).’

Par contre, cette indifférence peut aussi relever de l'attitude hautement stratégique, et permet alors au personnage de dissimuler son jeu ou ses enjeux réels :

‘Tatiana regarde fixement Lol : va-t-elle la rejeter pour toujours, ou au contraire la revoir, la revoir encore avec passion ? Lol lui sourit toujours, indifférente. Est-ce avec moi qu'elle se trouve, derrière la baie ? ou ailleurs ? (Ravissement : 96).
- Comment trouves-tu cet ami que nous avons, Jacques Hold ?
Lol se détourne vers le parc. Sa voix se hausse, inexpressive, récitative.
- Le meilleur de tous les hommes est mort pour moi. Je n'ai pas d'avis (Ravissement : 97).’

Le sourire, le ton récitatif sont des instruments qui aident l'héroïne à maîtriser l'émotion qui relève ici d’une stratégie : Lol veut à tout prix dissimuler l'agitation intérieure258 que lui provoque la rencontre de J. Hold et de Tatiana Karl à qui elle fera jouer un rôle dans son cinéma intérieur. L'indifférence est donc feinte et lui permettra d'arriver à ses fins avec le couple de substitution.

Notes
255.

Goleman (1997 : 11) parle de « deux attitudes morales qu'exige notre époque » et les formule sous les termes de « retenue et de compassion ».

256.

Ces constatations réfèrent à la société occidentale contemporaine. Au Maghreb, tout comme à l’époque médiévale pour l’occident, l’épanchement émotionnel est le mode d’expression normal des cérémonies de deuil où des pleureuses peuvent même être engagées à ces fins.

257.

Il nous faut ajouter que la mère de Lol n'avait pas été présentée dans le texte comme une mère indigne : elle était venue la chercher lors du bal, elle avait insulté ceux qui l'avaient fait souffrir et elle s'était occupée d'elle pendant sa « maladie ». Rien donc dans l'attitude de la mère ne permet de justifier l'attitude de Lol au moment de sa mort, si ce n'est qu'elle était trop liée au souvenir de Michael Richardson.

258.

Au contraire, selon les psychologues évolutionnistes, « les émotions les plus fortes se déclenchent dans les situations à enjeu de survie » (Lelord, André 2001 : 111).