1.2.4. Conclusion : le statut du dialogue entre personnages.

L’étude de la représentation de l’émotion au sein des romans durassiens nous conduit à constater une évolution profonde, chez Duras, de la représentation du dialogue lui-même.

Dans la plupart des romans, à partir des Chevaux, le dialogue se définira de plus en plus en termes de conversation, et cela sous deux formes :

Et ainsi s’opère, dans le roman, une véritable révolution du mode de communication : le dialogue argumentatif de l’ordre du rationnel et du masculin disparaît totalement pour être remplacé par un mode communicationnel de type féminin, relatif à l’intime et à l’émotionnel. La révolution communicationnelle que la femme n’a pas pu faire dans la vie, Duras l’a faite dans ses romans et il semblerait qu’elle ait eu conscience d’une forme de spécificité de la conversation féminine discréditée par les hommes. Dans La Vie matérielle (p. 49-51), outre l’idée de « conversation intime » signalée ci-dessus, se trouve l’idée que « les femmes sont renseignées depuis des siècles par l’homme qui leur apprend qu’elles lui sont inférieures » et que « dans cette position de retrait, d’opprimées, la parole est beaucoup plus débridée, plus générale parce qu’elle reste dans la matérialité de la vie ». Duras dit aussi que « cette parole est plus ancienne », que « la femme a véhiculé un malheur statutaire pendant des siècles ». Elle montre alors que la parole des femmes n’est pas écoutée par les hommes. Cette conversation des femmes, elle la représente dans ses romans, mais cette fois, elle est écoutée, par un homme, et imposée à des millions de lecteurs.

De la notion de dialogue, nous en sommes venue à celle de conversation. Le langage commun n’établit pas de réelles différences entre le dialogue et la conversation. Le Petit Robert place les deux termes en rapport de synonymie, en indiquant toutefois comme sens spécifique du terme dialogue : « ensemble de paroles qu’échangent les personnages d’une pièce de théâtre, d’un film ou d’un récit ». Les interactionnistes ne semblent pas avoir réussi à atteindre un consensus dans leur distinction entre les deux termes. Kerbrat-Orecchioni (1990) montre que la relation entre conversation et dialogue est des plus obscures. Schegloff, dit-elle, avait proposé de faire du terme conversation « l’archilexème recouvrant toute la gamme des échanges verbaux », mais un tel emploi irait « à l’encontre de l’emploi ordinaire du terme ». À partir de la définition de Goffman, Kerbrat-Orecchioni dégage certains traits de la conversation conçue, cette fois, comme un « type particulier des interactions verbales ». La conversation aurait un caractère « immédiat », un caractère « familier » (ou « non formel »), un caractère « gratuit » et « non finalisé et un caractère « égalitaire »305. Si la plupart de ces traits se retrouvent pour le dialogue, il semblerait que, contrairement à la conversation, le dialogue doive être constructif. Une différence entre dialogue et conversation résiderait donc dans l’idée de gratuité ou de construction et la conversation serait proche de la définition donnée par Tarde :

‘Par conversation, j’entends tout dialogue [...] où l’on parle pour parler, par plaisir, par jeu, par politesse. Cette définition [...] n’exclut pas le flirt mondain ni en général les causeries amoureuses, malgré la transparence fréquente de leur but qui ne les empêche pas d’être plaisantes par elles-mêmes (cité par Kerbrat-Orecchioni 1990 : 114).’

Le terme « politesse » renvoie à ce que nous avons appelé la conversation sociale basée sur les phatiques, et l’idée « d’amour » renvoie aux conversations intimes basées sur l’émotionnel. Mais il nous semble nécessaire de revenir sur le « caractère familier » de la conversation pour pouvoir plus profondément justifier notre dénomination de « conversation intime ». En fait, Kerbrat-Orecchioni établit une espèce d’équivalence entre caractère familier et non formel, et développe surtout ce dernier aspect. Pour nous, c’est son caractère familier qui est particulièrement intéressant parce qu’il renvoie à la possibilité d’aborder des sujets visant l’être, l’émotion ou les affects, donc à des thèmes en rapport avec les sujets de prédilection des conversations de femmes. Le dialogue aborderait donc plutôt des sujets relatifs à un savoir sur le monde, à une conception du monde, ou à une certaine action sur le monde, alors que la conversation référerait plutôt soit à de simples échanges phatiques, soit à des thématiques référant à l’être et à ses affects. Cette spécialisation ne semble pas contrevenir à l’emploi général des termes. Quand, pour le XVIIe siècle, on parle de l’art de la conversation, il y a bien cet aspect social, voire mondain, et les sujets affectifs (l’amour était un des sujets de prédilection des « Précieuses »). Braconnier (1998 : 121-122) déclare d’ailleurs qu’« à la fin du XVIe siècle, apparaît en Europe sous l’impulsion des femmes un nouvel art de converser » et que « les salons furent à la conversation ce que fut à Shakespeare le talent de Garrick, le moyen, selon Mme Necker, "de faire passer ses sentiments dans l’âme des autres" ».

Au XXe siècle, lorsque le Nouveau Roman a modifié l’ensemble des conventions romanesques, trois femmes, Sarraute, Duras et Rolin, associées de près ou de loin au mouvement ont révolutionné le dialogue romanesque en remplaçant le dialogue à visée argumentative par une représentation généralisée de la conversation intime ou sociale. Sarraute a théorisé ce passage dans L’ère du soupçon ; nous venons de le démontrer pour Duras. Quant à Rolin, elle suit la même évolution que Duras. Les marais, roman traditionnel, présente encore des dialogues traditionnels, alors qu’un roman comme Le lit fera état de conversations. L’héroïne y parle essentiellement de sa douleur par rapport à la maladie mortelle de son mari et y sont rendues des conversations purement phatiques, comme celles qu’elle a avec une amie rencontrée sur un quai de gare (p. 11-12).

Tout en gardant le terme dialogue pour désigner l’ensemble des échanges fictionnels, nous pensons qu’il est important de différencier le fait de mettre en scène des dialogues et celui de mettre en en scène des conversations (sociales ou intimes).

Notes
305.

Pour le développement de ces notions, voir Kerbrat-Orecchioni (1990 : 114-115).