2.1. L’émotion auteur et lecteur réels.

2.1.1. L’émotion visée par l’auteur réel.

En premier lieu, on pourrait affirmer que le texte littéraire, comme toute oeuvre d'art d’ailleurs, vise à produire une émotion que nous qualifierons d'esthétique. Un auteur de roman qui situe son texte dans la littérature vise souvent à émouvoir son lecteur par la beauté de son écrit. L'émotion qui serait alors ressentie par le lecteur est de celle que tout un chacun peut éprouver devant un beau paysage, un beau tableau, un air de musique. Cette émotion esthétique est difficile à définir car, selon Aristote, le « beau » fait partie des indéfinissables, mais elle est à la base du rapport que l’individu entretient avec l’oeuvre d’art.

L’originalité de l’oeuvre fait partie, à notre époque du moins et dans la société occidentale, des valeurs généralement attribuées à une oeuvre d’art. Étonnement ou surprise sont ainsi potentiellement recherchés chez le lecteur. Blot-Labarrère (1982 : 112-113) démontre, à propos du Consul, à quel point cette recherche de la surprise est intégrée au sein des exigences d’« investissement émotionnel » que la romancière réclame de ses lecteurs :

‘La stratégie de M. Duras est une stratégie d’éveil ou d’appel. Elle exige du lecteur un investissement émotionnel et, pour ce faire, commence par le désorienter, d’où une technique romanesque originale [...].
Par ailleurs, si la rupture entre les récits crée une surprise, celle-ci s’augmente à la façon dont M. Duras bouscule le traitement classique de la fiction.’

Toutefois, une trop grande recherche esthétique (qu’elle soit sur le plan de l’écriture ou sur le plan de la conception plus globale de l’oeuvre) peut créer une distance émotionnelle. Faisant apparaître le roman comme trop écrit, un style métaphorique, par exemple, dénonce en quelque sorte en permanence la littérarité du texte et empêche l'investissement émotionnel. Peut-être est-ce pour éviter ce risque que Duras dépouille son texte au maximum ?

Ensuite, tout auteur veut séduire le lecteur. Il est rejoint dans cette intentionnalité par l’éditeur mais, chez celui-ci, il s’agira plutôt d’une visée commerciale. Le péritexte témoignera de cette volonté séductrice : titres des romans, pseudonyme de l’auteur, couverture participent en profondeur à ce type d’action. Bossis évoque la possibilité - pour la récuser - que ce soient les dialogues qui, au sein d’un texte comme celui de Duras, exercent un pouvoir de séduction :

‘Et là je ne peux que m’interroger sur ce qui a été dit à propos de Marguerite Duras, de Casanova et de Colette sur l’importance et l’effet des dialogues comme stratégie de séduction envers le lecteur (Bossis 1984 : 74).’

Comme Bossis, nous ne pensons pas que, chez Duras, les dialogues de personnages exercent un pouvoir spécifique de séduction. Si séduction il y a par le dialogue, elle émane d’une tendance chez la romancière à placer son texte en dialogue généralisé. Même les voix narratives présentent leur discours comme une parole et de surcroît une parole adressée en s’auto-corrigeant, en inscrivant des formes d’oralité dans leurs paroles mêmes, en développant un discours métadiscursif (type : j’invente), en utilisant des déictiques spatiaux307 du type « voici », en permettant que la voix narrative soit contaminée par la parole des personnages. En fait, au sein des deux tendances théoriques qui, selon Berthelot (2001 : 118), s’offrent au romancier pour combiner partie dialoguée et partie narrative, Duras choisit principalement l’unité :

‘Les choix esthétiques relatifs à ces deux paroles, celle du narrateur et celle du personnage, conduisent à deux configurations opposées, selon que l’auteur décide de les traiter en unité ou en contraste de langage. ’

Berthelot illustre lui-même ce souci d’unité à partir d’un passage du Consul situé aux pages 98-99 en ces termes :

‘Dans ce passage, la continuité entre dialogue et partie narrative est poussée aussi loin que dans le précédent [passage de La princesse de Clèves] : d’abord l’emploi d’une écriture « blanche », aussi dépouillée, aussi dépersonnalisée que possible ; ensuite la présence de catégories intermédiaires, introduites par les syntagmes on dit et on voit qui accentuent le côté universel des locuteurs et des témoins ; enfin l’introduction dans le discours narratif de questions et de commentaires qui semblent provenir de locuteurs non déclarés. Bref, plus encore qu’à une continuité entre la parole du narrateur et celle des personnages, on est confronté à un continuum vocal, qui prend aussi bien en charge la narration que le dialogue, au fil d’une parole à la fois unique et multiple. Il en résulte un effet de choeur, dont la musicalité résulte non seulement du rythme de chaque phrase, mais de l’alternance de soli et de tutti (Berthelot 2001 : 119).’

Même si ne nous sommes pas d’accord avec la totalité de l’analyse de Berthelot (les on dit ou on voit n’ont pas, à notre sens, de portée universelle, mais témoignent simplement des voix sociales), celle-ci a le mérite de mettre en lumière l’unicité entre dialogues au style direct et voix narrative et de parler d’une sorte de continuum vocal générateur, pour lui, d’une musicalité, profondément associée à l’émotionnel :

‘Mais le texte, de fait, nous donnera seulement sa musique et, avec elle, une émotion (Bourdil 1978 : 92).’

Ainsi, pour notre part, nous avons plutôt placé la séduction de l’écriture durassienne dans la structure rythmique qui se retrouve tant chez le narrateur que chez les personnages (et qui témoigne donc de l’auteur inscrit), dans les figures de style allant de la répétition et du chiasme (figures reliées au rythme) à l’oxymore et dans l’écriture visuelle (ou cinématographique) où ce qui est évoqué apparaît, comme par magie, sous les yeux du lecteur.

Enfin, l’auteur réel peut affirmer publiquement une intention d’émouvoir dans tous les sens du mot. Mais « intention n’est pas action » et le texte romanesque, s’il traduit souvent cette intention ne la réalise pas toujours. L’auteur inscrit pourra alors être en correspondance ou non avec l’auteur réel. L’auteur peut vouloir faire bouger le lecteur, lui faire prendre des positions qu'il n'avait pas avant la lecture du livre. C'est le but que s'assignent généralement les auteurs dits « engagés » qui recourent d’ailleurs assez rarement à l’émotion. Pour faire partager aux autres leur conviction, ceux-ci préfèrent souvent s’adresser à leur intellection, faire des personnages des illustrations d’une théorie philosophique ou politique. Les oeuvres romanesques de Sartre par exemple (pour citer l’auteur-cible des critiques que la romancière adresse aux autres écrivains), même si elles représentent des affects, programment très peu l’émotionnel.

L’auteur peut vouloir aussi émouvoir dans le sens de causer un trouble indistinct chez le lecteur. Mais il peut aussi traduire des visées émotionnelles plus précises comme celles de susciter les pleurs ou les rires. Nous retrouvons alors la sous-catégorisation en émotions euphoriques ou dysphoriques. Cette visée est clairement établie pour le théâtre dont elle définit les sous-genres sous l'appellation respective de comédie vs tragédie ou drame. Pour le roman, la situation est moins claire. Peut-être parce que la narration romanesque est assez fondamentalement liée à l'état dysphorique comme en témoignent l'expression populaire « les gens heureux n'ont pas d'histoire », les réflexions de Lelord et André :

‘Il serait difficile de trouver une grande oeuvre de fiction sans moments tristes, c’est-à-dire sans séparation, échec ou deuil (Lelord, André 2001 : 148),’

ou encore l’opinion de Duras elle-même qui qualifie d’indécente l’idée qu’il y aurait à faire un livre joyeux face, sans doute, à la douleur du monde :

‘J’ai dit que je ne pouvais rien contre ces pleurs-là. Qu’ils étaient devenus pour moi comme un devoir, une nécessité de ma vie. Que moi je pouvais pleurer de tout mon corps, de toute ma vie, que c’était une chance que j’avais, je le savais. Qu’écrire pour moi, c’était comme pleurer. Qu’il n’y avait pas de livre joyeux sans indécence. Que le deuil devait se porter comme s’il était à lui seul une civilisation, celle de toutes les mémoires de la mort décrétée par les hommes, quelle que soit sa nature, pénitentiaire ou guerrière (Yann Andréa Steiner : 39 ; nous soulignons).’

Il y a donc très peu de romans réellement comiques et l’émotion recherchée sera plutôt de l’ordre de la tristesse. Cependant à la différence du théâtre ou du cinéma qui s’adressent à la vue et à l’ouie donc à deux éléments du système sensoriel, le roman n’utilise que la vue pour s’adresser à l’intelligence, et il est donc a priori moins apte que les deux autres arts à provoquer des émotions fortes. Aussi est-ce plutôt à la compassion et à l’indignation du lecteur, émotions à la fois intellectuelles et sensorielles, que le romancier s’adressera. Chercher à émouvoir est alors en profonde référence au réel. Il s'agit, pour le romancier, de tenter de traduire son livre en termes d'actions sur le monde en provoquant, chez le lecteur, une émotion relevant de la pitié ou de l’indignation et par laquelle, il lui impose un nouveau type de regard ou un nouveau type d’action sur le monde. Le roman pourra se présenter alors comme une argumentation d’un « devoir éprouver » traductible chez certains lecteurs en termes d’agissements non véritablement programmés par le texte (s’ils l’étaient, l’émotion ne serait plus qu’une stratégie et non une finalité).

Et c’est là que l’émotion joue un véritable rôle politique chez Duras. La romancière le dit elle-même, nous l’avons vu, quand elle situe lors des entretiens avec Dumayet, Le consul comme son roman le plus politique ou lorsqu’elle déclare dans Écrire :

‘La lutte du vice-consul est une lutte à la fois naïve et révolutionnaire (Écrire : 51 ; nous soulignons).’

Pourtant, aucune référence à ce qu’on entend généralement par « politique » ne figure dans le roman, seule s’en dégage une émotion très forte. Et ce lien entre l’émotion et le politique, Duras l’établit elle-même dans Les yeux verts :

‘Pour beaucoup de gens la véritable perte du sens politique c’est de rejoindre une formation de parti, subir sa règle, sa loi. Pour beaucoup de gens aussi quand ils parlent d’apolitisme, ils parlent avant tout d’une perte ou d’un manque idéologique. Je ne sais pas pour vous ce que vous en pensez. Pour moi la perte politique c’est avant tout la perte de soi, la perte de sa colère autant que celle de sa douceur, la perte de sa haine, de sa faculté de haine autant que de sa faculté d’aimer, la perte de son imprudence autant que celle de sa modération, la perte d’un excès autant que celle d’une mesure, la perte de la folie, de sa naïveté, la perte de son courage comme celle de sa lâcheté, que celle de son épouvante devant toute chose autant que celle de sa confiance, la perte de ses pleurs comme celle de sa joie. C’est ce que je pense moi (p. 13 ; nous soulignons).’

Perdre son sens politique réside donc fondamentalement pour la romancière dans la perte du potentiel émotionnel. Martin (2000 : 17-29) étudie dans une communication qu’il intitule, selon l’expression de Duras, « Ce qui m’émeut c’est moi-même » ce lien entre émotion et politique. Il démontre que « la romancière oppose la vérité vraie d’un moi ému au mensonge d’une conviction idéologique » (p. 17) et que « le tout de la sensation serait une façon d’échapper au totalitarisme de la pensée » (p. 25), que Duras récuse en profondeur. Martin conclut son raisonnement en ces termes :

‘Et elle raconte aussi le rêve d’un ethos littéraire qui briserait le cercle de l’insularité, l’ambition d’une littérature polico-émotive qui transformerait notre être-au-monde dans notre posture politique (2000 : 29).’

C’est fondamentalement parce qu’elle vise à faire une littérature polico-émotive susceptible de transformer la conscience politique des êtres humains que Duras jouera plus sur le sentiment d’indignation que sur le sentiment de pitié. Des oeuvres comme Oliver Twist, Jane Eyre, Sans Famille jouent en profondeur sur le sentiment de pitié ou de compassion qu’un lecteur peut avoir pour un (ou une) pauvre orphelin(e) accablé(e) de toutes parts par le destin. La cause de leur malheur est dans cette destinée individuelle. Duras récuse cette pitié, peut-être parce que, comme le dit Koren dans son commentaire de l’étude de Surdel-Schehr :

‘L’auteur y exprime, en effet, au moment de conclure, le regret de ne pas avoir pu vérifier dans les oeuvres analysées « l’hypothèse que la pitié est ressentie, à notre époque, comme un sentiment de condescendance, vieilli et inutile et qu’il est remplacé, peut-être, par solidarité » (2000 : CD-Rom).’

Duras ne va pas exactement vers la « solidarité », sentiment trop connoté médiatiquement à l’heure actuelle, mais à notre sens, elle représente la compassion (mot auquel nous donnons tout son sens étymologique et que nous n’assimilons pas à la pitié) et réclame l’indignation qui se traduit en termes d’action politique, alors que la pitié se traduirait en charité donc en action religieuse ou humanitaire. L’intérêt réside surtout dans l’étude du mécanisme qui amène l’écriture à susciter plutôt l’indignation que la pitié. À notre avis, dans les oeuvres comme Le consul, Duras supprime la connaissance psychologisante du héros apte à établir une certaine projection du lecteur. Ni la mendiante, héroïne du roman de Peter Morgan, ni le vice-consul ne sont réellement connus du lecteur - pas de focalisation interne, pas d’analyse psychologisante, pas de mise en récit d’une destinée au sens où on l’entend généralement. Il n’y a donc pas d’individualisation, mais une espèce de représentation-type du malheur absolu lié à la douleur du monde. C’est leur condition même qui est injuste et scandaleuse. Cette jeune femme, encore une enfant, expulsée de chez elle parce qu’elle est enceinte, rejetée de tous, obligée de se prostituer pour se nourrir est la figure de la misère humaine. Les descriptions se passent de commentaires :

Un pêcheur est entré dans la carrière puis un autre. Ils cognent contre l’enfant, ce rat, il faudra bien qu’il sorte ? Avec l’argent des pêcheurs, à plusieurs reprises elle va à Pursat, elle achète du riz, le fait cuire dans une boîte de conserves, ils lui donnent des allumettes, elle mange du riz chaud (Consul : 23 ; nous soulignons).
Les pêcheurs étaient dégoûtés ces derniers jours parce qu’elle est devenue presque tout à fait chauve et que son ventre est devenu trop gros (Consul : 24).’

Comment, après une telle description, ne pas être indigné qu’on puisse laisser des êtres humains dans de telles conditions ? Comment ne pas réagir contre l’organisation politique du monde qui permet que coexistent côte à côte un tel état d’inhumanité et les fastes de l’Ambassade ? La décontextualisation socio-politique fait la force du texte. Il ne s’agit ni d’une dénonciation du communisme, ni du capitalisme, ni même du régime colonial. Il s’agit de la condamnation de l’organisation même du monde, des systèmes qui légalisent de telles injustices. Et le lecteur ne peut même pas minimiser le fait en se disant que sous un autre régime, tout irait mieux. Il n’y a pas d’autre régime, puisqu’aucun n’est visé en particulier. Le lecteur ne peut pas non plus avoir recours au sentiment de pitié, le texte ne lui permet pas de connaître la mendiante, ne lui donne pas accès à son individualité. Il ne reste que l’indignation contre l’injustice et peut-être le commencement d’une action de destruction contre un tel système. Mais l’action n’est pas programmée par le texte, au contraire, l’acte du vice-consul qui vise à détruire la misère du monde en tirant sur les lépreux sans être condamné par le texte est perçu comme une forme de folie, un acte de désespoir absolu, non une voie à suivre, bien que Duras ne récuse pas la possibilité que son oeuvre aboutisse à des actes de désespérance individuelle :

‘Je n’ai pas de responsabilité chrétienne. Que des gens se tuent à cause de mes livres, ça ne m’empêchera pas d’écrire. Si les gens devenaient réactionnaires, des salauds politiques en me lisant, oui, cela m’empêcherait d’écrire, mais pas s’ils se tuent.
Moi ça me donne bien envie de mourir ce que j’écris, c’est normal que ça donne envie de mourir aux autres (Le monde extérieur : 26).’

En fait, l’action en termes de destruction est présentée comme une possibilité, mais non une intentionnalité et l’écrivain dégage alors toute forme de responsabilité morale dans cet acte dans la mesure où ce qui est programmé par le texte c’est le désespoir non le passage à l’acte. Les seuls romans qui programment l’action en termes de destruction sont Détruire et Abahn. Mais un roman comme Abahn, textuellement situé dans le politique, est un des romans les plus froids, à notre avis, de l’écriture durassienne. Deux raisons sont à l’origine du fait : l’isotopie politique qui s’y développe et une émotion plus souvent désignée que scénographiée, nous reviendrons sur ce dernier point.

Ainsi, la romancière devient la fondatrice d’une littérature « polico-émotive », pour reprendre la terminologie très parlante de Martin, qui se traduit aussi bien dans son écriture romanesque que dans ses écrits théoriques.

Notes
307.

Nous utilisons la terminologie de Maingueneau (1999 : 35) : « Ces éléments (voici/voilà) servent à signaler à l’attention de l’allocutaire l’apparition de référents nouveaux [...] ».