2.1.2. L’émotion éprouvée par l’auteur réel.

Cette émotion visée peut correspondre à une émotion éprouvée par l'auteur au moment de la création du roman. Tout se passe alors comme si une oeuvre, pour pouvoir provoquer l’émotion, devait émaner d’un individu que l’écriture torture et que c’est cette émotion-là qui se communique :

‘X. G. - À partir de Lol. V. Stein. Je sais que, quand je lis vos livres, ça me met dans un état très..., très fort et je suis très mal à l’aise et c’est très difficile de parler ou de faire quelque chose, après les avoir lus. Je ne sais pas si c’est une peur, mais c’est vraiment un état dans lequel il est dangereux, d’entrer pour moi...
M. D. - Alors, on parle du même état qui fait que..., quand ils sont écrits ou quand ils sont lus... Je voudrais bien savoir comment on peut arriver à le..., au moins à le cerner (Parleuses : 15).’

Marguerite Duras paraît découvrir que l’émotion éprouvée au moment où elle écrit le texte est celle que le lecteur, en l’occurrence Xavière Gauthier, reçoit. Le texte serait alors le support d’une communication émotionnelle transférée du moment de l’écriture au moment de la lecture.

Pour Duras, la véritable écriture se situe dans l'expression de cette expérience émotionnelle, ce qui lui fait dire qu’un Sartre n'écrit pas. Elle a son écrivain et son écrivant à elle et n’attribue le statut d’écrivain qu’à celui qui transmet, au travers ses écrits, l’expérience émotionnelle vécue au moment de l'acte d'écrire. Ses écrits théoriques témoignent souvent de l’acte d’écrire comme le lieu profond de toute une série d’émotions (douleur, désespoir, peur, honte, regret pour ne citer que celles qui sont le plus souvent mentionnées) :

‘Écrire quand même malgré le désespoir. Non : avec le désespoir. Quel désespoir, je ne sais pas le nom de celui-là. Écrire à côté de ce qui précède l’écrit c’est toujours le gâcher (Écrire : 29).
C’est bien aussi si l’écrit amène à ça, à cette mouche-là, en agonie, je veux dire : écrire, l’épouvante d’écrire (Écrire : 41).
L’heure du crépuscule le soir, c’est l’heure à laquelle tout le monde cesse de travailler autour de l’écrivain. [...]
Et cette heure-là je l’ai toujours ressentie comme n’étant pas, quant à moi, l’heure de la fin du travail, mais l’heure du commencement du travail. Il y a là, dans la nature, une sorte de renversement des valeurs quant à l’écrivain.
L’autre travail pour les écrivains est celui qui quelquefois fait honte, celui qui provoque la plupart du temps le regret d’ordre politique le plus violent de tous. Je sais qu’on en reste inconsolable (Écrire : 49 ; nous soulignons).
S’il n’y avait pas des choses comme ça, l’écriture n’aurait pas lieu. Mais même si l’écriture, elle est là, toujours prête à hurler, à pleurer, on ne l’écrit pas. Ce sont des émotions de cet ordre, très subtiles, très profondes, très charnelles, aussi essentielles, et complètement imprévisibles, qui peuvent couver des vies entières dans le corps. C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous (Écrire : 80).’

Duras situe donc le lieu de l’écriture dans l’émotion même. À noter aussi que dans le recueil intitulé Écrire, tout se passe comme si l’émotion était en expansion. Au fur et à mesure que le recueil se développe dans la tentative sinon de définir l’acte d’écrire du moins de l’approcher au plus près, la part émotionnelle de l’acte devient de plus en plus importante.