2.1.3. L’émotion et le lecteur réel.

Il existe donc tout un mécanisme d'écriture visant à faire apparaître l'émotion chez le lecteur. De manière générale, tout roman, par son sujet, par ses thèmes, réfère fondamentalement à une des situations émotionnelles de base : il décrit séparation, perte, deuil, situation universellement reliée à la tristesse ; il met en scène des rêves d'enfant, des attentes déçues par la vie ou alors fait référence aux grandes peurs de l'individu comme la peur de la mort, les angoisses existentielles. Ce type de description peut favoriser l’empathie, mais sans l’impliquer - l’emploi du terme présupposerait une mécanique de causalité.

En fait, l’émotion du lecteur réel est favorisée par plusieurs mécanismes. Ainsi, la recherche d’empathie repose essentiellement sur la tentative de favoriser un mécanisme de « projection » chez le lecteur et sur le mécanisme de « catharsis ». L’oeuvre peut alors émouvoir le lecteur dans la mesure où elle touche chez lui quelque chose de profond, en renvoyant à une des situations qui pour lui, et de manière tout à fait inconsciente, est à la base de ses émotions personnelles, c’est-à-dire parce qu’elle renvoie au pathos. La « catharsis » peut en fait s’opérer dans la réprésentation émotionnelle parce l’oeuvre d’art (théâtre, cinéma, mais aussi roman et chanson) procède à l’allongement d’un moment qui, dans la vie, est très court et souvent totalement non maîtrisé. L’artiste offre alors la possibilité à son allocutaire d’analyser les causes, les conséquences, les manifestations, et donc ainsi de maîtriser ce qui dans la vie reste du domaine de l’incontrôlé.

Mais même si c’est souvent le cas, l’empathie n’est pas toujours recherchée. Le texte peut tenter de générer chez le lecteur une émotion située à l’opposé de celle éprouvée par le personnage. Le mécanisme choisi sera alors « la mise à distance » qui peut être notamment provoquée en ridiculisant le personnage en proie à une émotion dysphorique et déclencher ainsi sinon le rire du lecteur du moins son sourire.

Parfois aussi, le texte romanesque peut chercher à provoquer chez le lecteur réel une émotion beaucoup plus reliée au rationnel. Un plaisir plus intellectuel est alors suscité : le lecteur savoure l’argumentation faite par un personnage, une analyse de la société, une érudition, la distance ironique du narrateur.

L’oeuvre de Duras, nous l’avons vu, émeut ses lecteurs dans les deux sens du terme : elle met en action et trouble. Les témoignages, tant de ses lecteurs réels que des critiques (autre forme de lecteurs réels), sont nombreux à cet égard. La critique durassienne n’arrête pas de mettre en évidence le paradoxe émotionnel de son oeuvre qui se situe entre exaspération et fascination. Dans Lire Duras, Martin et Chazaud évoquent une fois de plus le fait :

‘Notre première réaction de lecteur pourrait donc être, comme à d’autres occasions et pour d’autres sorties de M. D. : ce qui m’énerve, c’est cette Duras-là. Ce qui m’énerve, c’est cet éloge de l’imprudence, de la jaculation ou de l’illumination dans tous les domaines ; Ce qui m’énerve, c’est ce débordement d’une écriture du dernier âge [...]. Ce qui m’énerve, c’est ce recyclage poétique d’une psychologie de bazar et d’époque [...] (Martin 2000 : 19).
Nul doute qu’avec celle de Duras un mot s’imposerait pour en cerner le pouvoir spécifique : la fascination. Impossible, en effet, de ne pas constater : l’oeuvre de Duras fascine (Chazaud 2000 : 32).’

Dès lors, nous attarder plus longtemps sur cet aspect ne constituerait que répétitions bien inutiles. Comme le signale Charaudeau, l’analyse du discours ne peut objectivement prétendre analyser l’émotion réellement produite chez tel ou tel lecteur, elle ne peut prétendre qu’à l’analyse de l’émotion visée telle que le texte la programme à l’intention d’un lecteur qu’il inscrit dans sa structure et dans sa textualité mêmes. Nous allons donc maintenant analyser comment l’émotion peut être programmée dans le texte en tentant, autant que faire se peut, de clairement distinguer la représentation de l’émotion de sa production.