2.2.1. Émotion visée, émotion représentée.

Entre émotion représentée et émotion visée, les liens qui se tissent sont des plus complexes. Toutefois, on pourrait très sommairement les diviser en trois grandes catégories : concordance, discordance ou neutralisation.

* Concordance.

L'émotion visée chez le lecteur peut fonctionner en concordance avec l'émotion exprimée. La scène du bal dans Le ravissement, en scénographiant l’émotion, place le lecteur dans la même attente douloureuse que Lol. Une sorte d’empathie se produit entre lecteur et personnage. Mais l’idée de concordance doit être nuancée dans la mesure où il ne s’agit nullement, sauf peut-être pour l’érotisme308, de faire éprouver exactement la même émotion, mais plutôt une émotion du même type ou encore l’émotion pure. Autrement dit, pour qu’il y ait concordance, il ne faudrait pas qu’un personnage qui pleure de tristesse engendre le rire, la joie ou l’exaspération du lecteur, mais il ne faut pas non plus que le lecteur se mette nécessairement à pleurer. Il faudrait simplement que la mise en texte permette au lecteur d’éprouver une émotion allant du trouble émotionnel à la douleur en passant par la mélancolie, ou puisse tout au moins lui faire comprendre le pourquoi de l’émotion éprouvée. L’empathie pouvant aller, selon le type de lecteurs réels, de la simple compréhension intellectuelle (empathie rationnelle) au partage émotionnel total (empathie émotionnelle). Ce qui pourra être programmé par le texte, c’est le mécanisme global d’empathie, non la réaction précise qui dépend de la psychologie du lecteur. En plus, certaines émotions, par nature, favorisent plus la compréhension que le partage émotionnel. Une émotion, comme le coup de foudre, se comprend, mais ne se vit pas avec l’autre, ou alors par procuration : le lecteur vit ou revit à travers le personnage romanesque une émotion qu’il ne vit pas ou plus dans la vie réelle. Mais il est heureux que le fait de raconter une rencontre coup de foudre ne fasse pas vivre à l’autre la même passion pour le même être. Les lecteurs de romans ne vivraient plus que des amours virtuelles, et les amies ne le resteraient pas longtemps309.

Le grand risque de la tentative de concordance est de sombrer dans le mélodramatique et d’en arriver ainsi à un trop plein d’émotion représentée qui, voulant à tout prix provoquer l’émotion en la représentant comme éprouvée par le personnage, en arrive à l’inverse : provoquer une forme de distance chez le lecteur. Duras parvient souvent à éviter le risque. En se basant sur les déclarations de la romancière elle-même, Blot-Labarrère (1987 : 112) analyse, pour Le consul, une des techniques utilisées pour éviter à la romancière de sombrer dans le mélo :

‘Il semble qu’une réponse faite à Hubert Nyssen soit éclairante et particulièrement explicative du jeu de cache-cache que l’auteur joue avec lui-même pour livrer son émotion sans effleurer le mélodrame. Souffrant trop de la souffrance de la Mendiante, elle craint que sa propre souffrance ne corrompe celle de la Mendiante : « Alors », dit-elle, « je me suis mise petit à petit dans la peau d’un deuxième auteur, un homme, jeune, frais débarqué en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l’Inde, n’importe qui, mais nouveau venu, etc. ».’

La technique consiste à prendre un deuxième auteur (auteur diégétique) qui servira ainsi de médiateur. Il y aura comme une mise à distance de l’émotion éprouvée par l’auteur lui-même qui permettra de ne pas procéder à une sorte d’enchère émotionnelle en doublant l’émotion du personnage par celle de l’auteur. Dans L’amante, c’est la forme très technique de l’interview qui permet une forme de distance avec le crime pour le moins sordide.

Mais d’autres techniques sont susceptibles d’éviter le risque, comme le fait de ne pas adopter un ton tragique pour traiter un sujet tragique ou comme celui de déplacer le lieu du tragique. La pluie décrit la situation d’une famille d’immigrés, victime d’une terrible exclusion sociale : les enfants trop nombreux sont laissés à l’abandon et les parents vont se saouler périodiquement dans les bistrots. Sur le plan du noyau thématique, tous les éléments sont en place pour faire un mélo moderne ou pour écrire un roman à la Zola. Mais rien de tel chez Duras, le lieu du drame est déplacé par l’écriture de la condition sociale vers l’inceste et Ernesto, fils aîné de cette famille d’exclus, devient une sorte de personnage mythique, objet d’admiration pour la connaissance qu’il a du monde. Le texte évite ainsi de sombrer dans le mélodramatique pouvant même aller, par l’adoption d’un ton enjoué à certains moments, jusqu’à susciter l’amusement du lecteur.

Le déplacement dans le temps ou dans l’espace permet aussi d’éviter de sombrer dans le mélo. Ainsi, faire porter sur le paysage la douleur du personnage permet de renforcer l’émotionnel, d’atteindre le pathétique mais sans véritablement sombrer dans le mélo, à condition toutefois de rester très sobre dans l’écriture de la douleur du personnage afin d’utiliser la nature comme outil de transfert et non, à la manière des Romantiques, en renforcement de l’émotion des personnages.

Autrement dit, toute forme, toute technique susceptibles d’atténuer l’expression de l’émotion du personnage ou du narrateur-personnage voire de l’auteur inscrit peuvent, dans un contexte dramatique, renforcer la chance de la faire éprouver au lecteur en évitant ainsi au texte de sombrer dans le mélodramatique. Apparaît ici toute l’ambiguïté du phénomène de représentation : atténuer l’émotion éprouvée par le personnage, en la déplaçant vers d’autres « lieux » peut renforcer l’émotion du lecteur. Nous classerons ces procédés au sein de ce que nous avons appellé des renforceurs d’émotion parce que s’ils atténuent les émotions éprouvées par les actants du récits, ils ne réduisent ni l’émotion représentée, ni l’émotion visée.

À l’exception du ton, la plupart de ces techniques se trouvent réunies dans le passage de L’amant où l’héroïne quitte à la fois, définitivement, l’Indochine pour rentrer en France et l’amant chinois. Ce type de scène est un des grands lieux de l’émotionnel dans les romans surtout lorsque, comme ici, la double séparation en renforce encore le drame :

‘Alors le bateau encore une fois disait adieu, il lançait de nouveau ses mugissements terribles et si mystérieusement tristes qui faisaient pleurer les gens, non seulement ceux du voyage, ceux qui se séparaient mais ceux qui étaient venus regarder aussi, et ceux qui étaient là sans raison précise, qui n’avaient personne à qui penser. [...] Beaucoup de gens restaient là à le regarder, à faire des signes de plus en plus ralentis, de plus en plus découragés, avec leurs écharpes, leurs mouchoirs. Et puis, à la fin, la terre emportait la forme du bateau dans sa courbure. Par temps clair on le voyait lentement sombrer.
Elle aussi c’était lorsque le bateau avait lancé son premier adieu, quand on avait relevé la passerelle et que les remorqueurs avaient commencé à le tirer, à l’éloigner de la terre, qu’elle avait pleuré. Elle l’avait fait sans montrer ses larmes, parce qu’il était chinois et qu’on ne devait pas pleurer ce genre d’amants. Sans montrer à sa mère et à son petit frère qu’elle avait de la peine, sans montrer rien comme c’était l’habitude entre eux. Sa grande automobile était là, longue et noire, avec, à l’avant, le chauffeur en blanc. Elle était un peu à l’écart du parc à voitures des Messageries Maritimes, isolée. Elle l’avait reconnue à ces signes-là. C’était lui à l’arrière, cette forme à peine visible, qui ne faisait aucun mouvement, terrassée. Elle était accoudée au bastingage comme la première fois sur le bac. Elle savait qu’il la regardait. Elle le regardait elle aussi, elle ne le voyait plus mais elle regardait encore vers la force de l’automobile noire. Et puis à la fin elle ne l’avait plus vue. Le port s’était effacé et puis la terre (Amant : 134-136 ; nous soulignons).’

Duras arrive, tout à la fois, à rendre l’aspect pathétique et à éviter le mélo parce que, primo, elle fait vivre la scène d’adieu à partir de la perception que le personnage a du bateau qui, lui, se charge de l’adieu, parce que, secondo, pour des raisons d’interdit social, l’émotion de l’héroïne doit être retenue, situation qui évite les débordements de représentation de l’émotion éprouvée, et que, tertio, l’amant n’est représenté que par sa voiture que l’héroïne voit peu à peu disparaître. Une dernière cause se situe dans le déplacement du lieu émotionnel : ce n’est plus la séparation qui fait pleurer, mais la « voix » du bateau puisque même les personnages situés au niveau 3 du noyau émotionnel se mettent, eux aussi, à pleurer. Dès lors, déplacement du lieu, émotion retenue et double procédé métonymique - objets (bateau et voiture) pour êtres (héroïnes et amant) - contribuent à rendre digne la douleur.

Notes
308.

La scène érotique vise généralement à provoquer une émotion du même ordre chez le lecteur.

309.

Nous faisons ici référence à ce que Traverso (2000 : 208 ; nous soulignons) dit pour la confidence « on n’attend pas du confident, à qui l’on raconte la tristesse qui a résulté d’un événement tragique qui nous a touché, qu’il éclate en sanglots, encore moins de celui à qui l’on confie qu’on est amoureux qu’il le devienne aussi ».