2.2.2. Les procédés de pathématisation.

Le meilleur moyen de générer l’émotion chez le lecteur est de référer à des situations émotionnelles qui font partie des situations universelles. L’auteur est alors certain de favoriser soit la projection, soit la « catharsis ». Ces situations sont peu nombreuses, elles réfèrent à l’union d’Éros et Thanatos et à la perte (ou le gain) qui peut se décliner selon plusieurs modalités : perte de la santé, de la vie, perte d’un être cher (mort, séparation), perte de statut social (face, richesse, dignité, privilège).

Les romans durassiens réfèrent tous à une forme de scène primitive où Éros et Thanatos sont présents soit en association, comme dans Moderato, Détruire, Le Ravissement, soit en dissociation, comme dans Dix heures, Émily, L’amante, Les chevaux. Nous parlons de dissociation parce qu’il y a deux événements séparés qui sont réunis par l’écriture. Dans Les chevaux, par exemple, Sara vit son histoire d’amour sur fond de mort, celle du jeune démineur. Dans L’amante, la scène primitive se divise en deux, l’amour pour l’agent de Cahors et le crime de Marie-Thérèse Bousquet. Dans Émily, la mort de l’enfant et la destruction du poème sont les manifestations de Thanatos, opposées à l’amour pour le Captain et pour le jeune gardien. Dans Dix heures, le sauvetage du meurtrier se déroule en parallèle avec l’attente de l’adultère, à noter toutefois que le crime était déjà un crime passionnel, mais à la différence de Moderato, il n’est pas représenté dans le roman, ni revécu par la protagoniste.

En outre, la plupart des romans se fondent sur une ou deux perte(s) initiale(s) : perte d’un amour dans Le ravissement, dans Les yeux ; perte de dignité et de la raison dans Le consul ; perte d’un enfant et de l’amour dans Détruire et Émily ; perte de la raison dans L’amante et dans L’amour ; perte de la vie dans Abahn ; perte de l’avoir et du statut social dans le Barrage, La pluie, L’amant et La Chine. Mais à la différence de grands romans populaires, du type du Comte de Monte-Cristo, où le héros passe de la déchéance totale au gain absolu (argent, amour, reconnaissance sociale), il n’y a, La pluie 310 excepté, jamais de gain chez Duras et le personnage part d’une perte pour aboutir à une autre perte, celle de son être. Les romans durassiens ne participent pas de la grande mécanique romanesque allant des pertes aux gains des gains aux pertes, ou alternant l’un et l’autre, en les poussant tous deux au paroxysme. En fait, cette mécanique qui fait Les misérables, les Jane Eyre, le Rouge et le Noir, mais aussi les romans de Sulitzer ou de Danièle Steel, permet aux lecteurs de vivre au paroxysme toutes les expériences de vie et d’ainsi « catharsiser » ses peurs ou de vivre ses rêves. Les romans durassiens se situent, eux, essentiellement, dans une désespérance profonde qui a fait rapprocher son oeuvre romanesque de l’oeuvre philosophique de Kierkegaard311.

En outre, il existe des contextes relationnels particulièrement générateurs d’émotion : les relations amoureuses par définition, les relations mère/enfants et les relations fraternelles. Ces situations sont vécues par tout lecteur et sont donc particulièrement aptes à favoriser les phénomènes de projection ou de transfert. Duras fait de ces trois types de relation des noyaux émotionnels très intenses mais elle dramatise particulièrement la relation mère/fille avec des phrases de ce type :

‘La fatigue dans le regard de la mère : Encore en vie, toi que je croyais morte ? La peur la plus forte, c’est celle-là, son air lorsqu’elle regardera s’avancer son enfant revenue (Consul : 26),’

où se trouvent réunis l’épuisement des mères fatiguées de vivre, la peur-panique qu’elles peuvent générer chez leur fille et la présence (fréquente chez Duras) d’abandon et de mort de l’enfant. Des expressions comme « ma saleté, ma mère, mon amour » (Amant : 31) rendent au paroxysme les sentiments très souvent ambigus que les filles éprouvent envers leur mère. Pour les rapports mère/fils, c’est le dialogue entre l’instituteur et Ernesto dans La pluie qui témoigne du noyau émotionnel :

L’instituteur : Je suis allé voir votre mère, Monsieur Ernesto... Votre mère a peur, Monsieur Ernesto... vous le saviez ?
Ernesto est inquiet tout à coup.
Ernesto : Elle vous l’a dit ?
L’instituteur : Non... c’est votre père... il m’a téléphoné... De quoi a-t-elle peur d’après vous, Monsieur Ernesto ?
Ernesto : De ma peur, je crois, Monsieur (Pluie : 105 ; nous soulignons).’

Cette mère qui a peur de la peur de son fils réfère à la possibilité qu’ont les mères de rentrer en totale empathie avec leur enfant et de partager leurs craintes et leurs angoisses. Au travers de tous ces exemples, Duras représente de manière assez complète le noyau émotionnel d’une relation qui est suffisamment universelle pour être partagée de tous.

Pour représenter l’émotion, nous avons vu que l’auteur dispose de moyens linguistiques et narratologiques, mais tous n’ont pas la même force pour la susciter chez le lecteur. Ainsi, du côté des moyens linguistiques, la connotation est beaucoup plus forte que la dénotation, comme le non-dit est plus fort que le dit312, ce qui a comme conséquence d’engendrer une hiérarchie parmi les moyens narratologiques : l’émotion désignée a moins de portée que l’émotion décrite qui en a moins que l’émotion scénographiée. Mais ce principe est une donnée de départ, que des adoucisseurs, des transformateurs et des renforceurs d’émotion peuvent, comme pour la politesse, modifier ou inverser .

Notes
310.

Et encore, le gain est laissé à la voix de la rumeur et est donc présenté comme fondamentalement incertain.

311.

Le rapprochement entre Duras et Kierkegaard est assez fréquent, on le retrouve à titre d’exemple chez Bajomée (1989 : 112), chez Saint-Amand (1998 : 222).

312.

Rastier (1995 : 9) signale : « Le mot ennui, par exemple, n’apparaît guère dans Madame Bovary mais pullule chez des auteurs mineurs. Peut-être sont-ils mineurs parce qu’ils disent lourdement ce que les grands ne font que suggérer ».