3. Conclusion : le statut de l'émotion dans l'univers durassien.

L’émotion envahit tout l’univers durassien, tous les dialogues et donc toute l’écriture, à la différence de la passion qui apparaît plus sur le mode thématique que comme mode d’écriture.

L’émotion durassienne est d’abord le seul moyen de connaître le monde. Le « savoir » est toujours dénié dans l’univers durassien ; seule la connaissance, celle qui s’apprend par les sens, par la correspondance émotionnelle existe. L’émotion devient alors le seul moyen de cognition du monde, mais l’émotion est aussi la seule manière d’être au monde et l’être durassien se définit par ses affects (c’est la femme « qui baisse les yeux », c’est la femme de colère, c’est celui qui a peur...). L’émotion est encore le seul moyen de répondre à la crise métaphysique de l’absence de dieu. Nous ne sommes pas loin d’une véritable philosophie de l’émotion, très proche de ce que Sartre définissait comme une phénoménologie de l’émotion. C’est d’ailleurs les propos de ce philosophe, situés à la fin de son étude sur l’émotion qui éclaireront mieux que nous ne pourrions le faire à la fois les raisons profondes (si le phénomène était conscient chez Duras) et les effets de ce recours généralisé à l’émotionnel :

Toutes les émotions ont ceci de commun qu’elles font apparaître un même monde, cruel, terrible, morne, joyeux, etc., mais dans lequel le rapport des choses à la conscience est toujours et exclusivement magique. [...] Pareillement les qualités que l’émotion confère à l’objet et au monde, elle les leur confère ad aeternum. [...] Maintenant l’horrible est dans la chose, au coeur de la chose, c’est sa texture affective, il en est constitutif. Ainsi, à travers l’émotion, une qualité écrasante et définitive de la chose nous apparaît. [...] Du coup l’émotion est arrachée à elle-même, elle se transcende, elle n’est pas un banal épisode de notre vie quotidienne, elle est intuition de l’absolu (Sartre 1995 : 56 ; nous soulignons).’

En fait, Sartre décrit à quel point l’univers appréhendé par l’émotion est un univers « magique ». La magie est profondément inscrite dans l’univers durassien qui confère, on l’a vu, ce pouvoir au langage : le dire devient un faire ou un faire apparaître. Mais il insiste aussi sur le caractère éternel et absolu que l’émotion imprime dans la chose. C’est donc par la représentation de la perception émotive du monde qu’en ont les personnages que Duras arrive sans doute à créer l’impression d’atteindre le caractère définitif des choses, une sorte d’absolu.

Mais l’émotion n’est pas uniquement un rapport global au monde, elle constitue aussi, dans une espèce de transcendance du logos, le seul véritable moyen de communication entre les personnages d’abord, mais aussi entre l’auteur et son lecteur. Le langage émotionnel envahit littéralement tout le texte durassien, aussi bien les dialogues des personnages que le discours narratif. L’émotion est alors profondément définitoire de l’écriture. Elle transforme en profondeur le statut du dialogue romanesque qui devient une sorte de conversation entre des êtres émotionnels et émotifs qui parlent d’eux et de leurs affects. Cette représentation de la conversation renvoie à un mode de communication de l’ordre du féminin. Une forme de révolution s’opère au niveau de l’univers représenté, qui institue la communication féminine en mode dominant d’expression, mais aussi au niveau de la littérature même puisque se trouvent ainsi représentés des dialogues qui se rapprochent de ce qui est habituellement qualifié, dans la vie réelle, de conversation à bâtons rompus, voire de bavardage. Ces dialogues romanesques n’assurent plus les fonctions qui leur sont traditionnellement imputées puisqu’ils ne vont plus dans le sens d’une progression de l’action, ou d’une description traditionnelle du personnage.

Ils diffèrent également des catégories pragmatico-sémantiques établies Durrer (1994 : 158-159) dans sa typologie. Certes, sous l’angle pragmatique, ils correspondent aux cinq critères établis - « Les interlocuteurs sont en relation d’égalité et partagent des valeurs communes », « [Ils] sont dans une position d’ignorance », « Les deux types d’enchaînements d’actes de langage sont utilisés : {demande/réponse} et {assertion/évaluation} », « Les interlocuteurs ne "se spécialisent" pas dans un acte de langage », « Au terme de l’échange, les interlocuteurs parviennent à une position commune » -, mais ils s’en écartent sur le plan sémantique puisqu’il ne s’agit jamais d’échanges dialectiques au sens rhétorique du terme. Cette incompatibilité catégorielle s’atténuerait dans l’émergence d’une rhétorique des émotions, telle qu’elle est envisagée par Plantin.

L’émotion se trouve véritablement programmée par le texte comme « un devoir éprouver » qui se retrouve aussi bien au niveau des personnages qu’au niveau du lecteur. Les romans durassiens espèrent véritablement provoquer l’émotion du lecteur, susciter son indignation et lui donner une véritable conscience politique du monde, de l’injustice, mais qui ne pourrait aboutir en termes d’actions qu’à la destruction du monde ou, à défaut, de soi-même. L’émotion acquiert ainsi une dimension politique et Duras crée, selon l’expression de Martin une véritable écriture politico-émotionnelle. Toutefois, les romans durassiens restent souvent au niveau de la désespérance et donc en deçà de l’action. L’action destructive n’est formulée qu’en termes de projet dans un roman comme Détruire ou comme Abahn. Seule, une pièce de théâtre, Yes, peut-être, présente un monde détruit et un essai de reconstruction.